I
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/v5revuedeparis1835brux
REVUE
DE PARIS.
REVUE
DE PARIS.
ÉDITION AUGMENTÉE
DES PRINCIPAUX ARTICLES DE LA
REVUE
DES DEUX MONDES.
TOME V.
MAI 1855.
6rujreUeô,
H, DUMONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR;
1835.
LES PRÉDICATEURS
DU CA^RÊME.
»I. I, ABBE DU GUERRY. M. L ABBE CŒUR. M. L ABBE
LACORDAIRE.
— Quand je passe devant une petite (église de village et que
rette église est délabrée, moussue, ruineuse; que la porte en
est fermée toute la semaine et fermée une partie du dimanche ;
que l'orgue a été vendu pour subvenir aux frais de réparation ;
que les vitraux donnés par un seigneur de l'an 1200 sont rem-
placés par des carreaux Jaune-blanc de verre de Bohème; que
la moitié du clocher est enlevée , que la cloche est fêlée , et que
toutes les marches sont revêtues de vieux lichens et cassées en
vingt endroits , ce spectacle me semble l'un des plus tristes du
monde, .le vois lA le cadavre d'une religion : le cadavre d'une
religion , c'est le cadavre d'une société. Temples des capitales ,
que m'importent vos souveraines pompes! Vous trouverez tou-
jours des ambitions |)ieuses (jui vous feront surgir de vos cendres ,
plus brillans , plus étincelans , plus grandioses. Dans les villages
dont Paris est environné , on rencontre encore je ne sais com-
bien de petites églises délabrées. C'était le centre et le foyer
social des populations. Depuis un temps immémorial , les hommes
y avaient prié , pleuré , espéré, tremblé. Toute la politique,
toute h vie morale et même physique; naissance, mort, sym-
TOME V. 1
G REVUE DE FAlllS.
pathie, amour, mariage; reposaient sur celte base unique:
— répjlise de la paroisse.
» Et voici la pierre angulaire détruite; le centre commun —
anéanti!
)) .le le répète , le cadavre d'une église fait peine ; c'est le
cadavre d'une société, n
Ainsi me parlait un jeune homme, un enfant delà génération
nouvelle, un de ces étranges produits de la civilisation la plus
complexe qui fut jamais. Bonaparte; et les cent jours ; et la con-
grégation ; elles pamphlets de la restauration ; et le néo-catholi-
cisme ; elles théories de llallanche ; et celles de Hegel ; et le roman-
lisnie,el le saint-simonisnie, et le magnétisme, hiiavaientlaissé
leur empreinte. Ce n'était pas une intelligence confuse; mais il
était de notre temps , il en avait reçu toutes les influences . Le doute
et la critique dans lesquels il avait été élevé commençaient à ne
plus lui suffire. 11 reconnaissait le vide et le faux de la plupart
des nouvelles théories ; toutes ces voix prétenlieuses, qui psal-
modient si tristement leur hymne de régénération sociale, ren-
daient à son oreille un son fêlé , lugubre et misérable. Soit orgueil,
soit force d'esprit, il ne pouvait se rejeter aveuglément au sein
des superstitions anciennes ; ses préjugés conlre le catholicisme
s'étaient augmentés et envenimés par un long séjour dans les
contrées proleslantes. Il avait besoin d'unité ; il voulait croire :
mais il ne prétendait pas abdiquer sa raison ; et comme il était ,
avant tout , homme d'impressions naïves , comme il ne reculait
devant aucune émotion noble, devant aucune pensée forte, il
était malheureux de celle désharmonie.
J'aimais à l'entendre : il me représentait merveilleusement
cette époque , sans lest et sans gouvernail , qui n'est pour ainsi
dire amarrée à aucun point solide, et qui vogue de folies en
folies et de grandes idées en grandes idées, sans trouver de
havre qui lui convienne. On aurait pris mon ami lanlôt i)0ur un
catholique, tantôt pour un disciple de Bayle, quelquefois pour
un byronien désespéré ou pour un piélisle proleslanl. M élail
de son temps, je le répèle, ù une seule exception près : l'affec-
tai ion lui manquait; il ne prétendait pas à de hautes et profondes
convictions ; il laissait à d'autres le masque d'un enlhonsiasme
factice et la parodie de la sublimité. Aussi quand il me parlait,
feroyais-je entendre l'écho ingénu des secrètes pensées qui agitent
REVUE DE PARIS. 7
ce temps-ci. .le rapporterai quelques-unes de ses paroles les plus
caractéristiques.
Nous venions d'assister à je ne sais quelle inauguration néo-
chrétienne :
(1 .lainierais mieux , me dit-il , une indifférence complète
qu'un essai absurde de régénération religieuse. Quand la piété
se confond avec le mélodrame, et cpie l'on monte une église
comme un théâtre , quel espoir reste , je vous piie , à la religion
du cœur?
)> Nous avons vu mille petites religions essayer de naître; la
putréfaction del'arhre donnait nourriture à cette végétation
parasite. Aucune de ces communions ne s'appuyait sur une
hase; elles trahissaient toutes une maladie sociale; et, comme
symptômes, elles avaient leur intérêt de curiosité: les unes
s'épuisaient en cérémonies ; les autres renouvelaient quelques
souvenirs du moyen âge. On voyait renaître la discipline de la
Trappe, régie par les doctrines philo,sophiques. Tous ces apôtres,
parmi lesquels des hommes de talent s'étaient enrôlés ; ces
Mahomets et ces Christs desreligionsnouvellesvousont-ilsassez
fait rire? Comme ils se disaient et même comme ils se croyaient con-
vaincus lÉvangiles improvisés, bibles corrigées et augmentées,
intrépidité d'inspirations et prophéties sans miracles! Enfantdu
dix-neuvième siècle, jeniaudissais mon doute; je comparaisma vie
inquiète à cette béatitude rayonnante , à ce beau sang-froid
d'affirmation qui caractérisent tous les Messies de l'époque!
Mais cette foi que je leur enviais, l'avaient-ils donc? D'où leur
fùt-elle venue? n'étaienl-ils pas à la fois dupes et trompeurs?
J'attendais qu'on m'éclairât, et je n'attendais i)as long-temps.
Tous ces fondateurs de religion passaient et ne revenaient plus;
en quelques mois ils étaient oubliés: c'en était assez pour me
prouver qu'ils n'avaient point d'avenir. Puis eux-mêmes, quand
je les reconnaissais sous leur nouveau maintien , ils me i)arais-
saient plus sceptiques dans la foule des sceptiques , qu'ils ne
m'avaient paru croyans à la tête descroyans. Ils avaient dit, et
vous savez sur quel ton: »t le Christianisme a fait son temps, et
1 voici un culte qui vous convient; les prêtres ne peuvent plus
i> rien , nous leur succéderons ; la société ne va plus au seruutn,
:> nous lui ferons la chasse et elle nous écoutera. i> Ils avaient
dit ces choses et bien d'autres encore; et cet anti(iue christia-
8 REVUE DE PARIS.
iiisme , qu'ils insultaient par leurs généreux égaixls , n'élevait
point la voix pour témoigner de sa vie ! Nous prenions son
silence pour un signe d'agonie, nous qui supposions que le fracas
était la force, que les protestations étaient les croyances , et
que la prise de possession était le nec plus ultra de la con-
i}uète !
1) Cependant le temps a marché ; nous nous sommes trouvés
plus pauvres de nos richesses nouvelles. Toutes ces croyances
n'aboutissaient qu'à détruire le dernier débris du lien social!
î) Pourquoi avait-on prêté l'oreille à ces apôtres? C'est que
l'on s'ennuyait horriblement : c'est que le vide delà |)olitique
sans cœur commençait à se montrer. On commençait à sentir
que le bonheuretmème le bien-être ne sont pasdansde grandes
et interminables disputes; que cet éternel et furieux mugisse-
ment des partis en présence ne rapporte rien à personne. Et
voilà Tespèce humaine qui reprend sa voie ordinaire et natu-
relle; elle se rejette dans son vieux et double domaine; ici le
corps cherche la volupté à tout prix ; là , l'ame demande des
croyances. L'ame a soif de repos etde paix religieuse, pendant
que le corps demande à tous les arts des jouissances effrénées.
Tel est l'étrange spectacle qui nous est donné.
)> Voyez en effet ! . .
» Il y a aujourd'hui un carême et un carnaval... deux clioses
qui n'existaient pas depuis long-temps. Le carnaval a relevé la
tête; bruyant, orgiaque, emportant toutes les classes; il a ouvert
les battans de tous les salons, enflammé des milliers de bougies,
fait resplendir les glaces de tous nos banquiers, animé la
verve de nos jeunes gens ; je vous le dis , en vérité , je vous
le dis, il y a eu Carnaval. C'est un changement de mœurs
notable.
» Qui n'admirerait cette révulsion !
» Pendant que l'orgie redevient populaire , le christianisme
occupe les meilleurs esprits. Sainte-Beuve et Lamartine, une
foule de noms aimés et féconds , marchent dans une voie chré-
tienne. En vain des écoliers en cheveux blancs essaient encore
de se moquer de tout. Noire génération sérieuse et juste, qui se
dit toujours incrédule , porte dans son doute une tristesse qui
est presque de la foi. Elle comprend trop pour oser rire. Elle a
vu le néant de tant de gloires ! elle a été loin en i)hilosophic ,
REVUE DE PARIS. 9
en histoire , en études d'art ; elle a fait précipitamment le pro-
cès de Dieu , du monde , de la monarchie , de la i-épublique !
— <i Une foi! donnez-moi une foi! :> s'ccrie-t-elle. 11 lui échap-
pe des paroles navrantes et confuses qui jettent la société dans
les trouhles de Tattente. Poésie, art, roman, tout atteste ce
besoin aveufïle d'une conviction chercîiée. Le siècle , c'est le
Cyclope qui a perdu la vue et qui talonne, en hurlant, dans la
profonde obcurité de sa caverne.
1» Cette réaction , il y avait lori{}-lemps que l'art l'avait com-
mencée, il a tenté de nous rendre tout le passé ; l'art veut vivre
de ce qui a vécu. 11 nous a donné du moyen âge à grands tlots;
il nous a rendu le Christ, les anges, les saints, les démons, l'enfer
et tout le ciel, en peinture et en musique, La splièrede l'art s'est
repeuplée dépensées chrétiennes ; et l'on aurait pu prendre ce
symptôme pour une dernière victoire du doute! Lorsque les
croyances, en effet, deviennent Mythologie, leur mort semble
assurée. . , . i>
Partant de cette donnée , mon ami, toujours logique dans ses
déductions, toujours incertain quant à ses prémisses , me prou-
vait savamment que la Religion avait chanté son liymne funèbre
en devenant poétique. 11 ne s'apercevait pas qu'il se contredi-
sait lui-même et qu'il attestait la mort de la Foi dont il venait
d'admirer la vie. Il ressemblait à ce monstre de Shakspeare ,
qui avait quatre jambes et deux voix , l'une flatteuse , l'autre
tonnante (1). En accusant son siècle de contradiction, il
oubhait (ce qui arrive toujours) que lui-même offrait le plus naïf
exemple des défauts qu'il avait signalés. 11 fallait l'entendre plu-
sieurs jours après , pendant que nous nous dirigions vers Saint-
Roch où M. l'abbé Cœur devait prêcher. Comme il faisait le
procès à ce siècle dont il n'était que le résumé et l'image !
(1 Le grand événement, le grand étonnement des salons,
disait-il, c'est la vogue de quelques prédica teins. Leur voix a
retenti , plus forte que celle de nos députés ! Les aboiemens de
la politique — vraiment! — sont vaincus : la politique s'en va î
En 1855 , que pouvions-nous voir de nouveau? Nous ne l'eus-
sions jamais deviné !
î; Tempesl. Acl. 2.
1.
10 REVUE DE PARIS.
)> Le voici :
» Fatigués du présent, et rebattus de l'avenir que l'on a
voulu nous faire, on se cramponne à queliiues débris du passé.
On commence à rejeter tous les maîtres qui s'imposaient à la
société de vive force; hommes iiosilifs , qui manient et rema-
nient l'occasion ; gens qui'vculent faire du moment une éternité;
hommes industriels et industrieux qui transforment la vertu en
lingots ; personnages aventureux qui ne vivent que de la vie
(fu'ils n'ont pas encore, et tiient la société en croyant la faire
naître ; fabricans d'expériences ortiiopédiques qui doivent re-
dresser le monde : tous ces messieurs ont joué leur long rôle
avec un ridicule délicieux ! Qu'ils abandonnent la scène ! — L'é-
j)oque a conquis toute l'indépendance de l'ennui et tout l'ennni
de l'indépendance. La voilà, pauvre époque, qui se retourne
tout simplement vers le passé qu'elle avait fui !
Il Pour que rien ne manque à celte révolution chrétienne,
nous avons nos prédicateurs à la mode : M. l'abbé du Guerry,
qui se constitue le Bridaine de l'Assomption et naguère de Saint-
Thomas d'Aquin ; M. l'abbé Cœur , le Massillon de Saint-Roch;
et M. l'abbé Lacordaire, le Bourdaloue de Notre-Dame. Tous,
ils ont leurs prosélytes. Les croyans du faubourg Saint-Ger-
main ne laisseraient pas attaquer rabl)é du Guerry ; l'abbé Cœur
jouit d'un immense succès féminin ; l'abbé Lacoidaire a conquis
une partie notable de la jeunesse en moustaches ; il compte
des lieutenans et des colonels parmi ses adeptes, »
Avant de comparer les prédicateurs, voyons les églises.. C'est
quelque chose de très-propre, de très-soigné, de très-confor-
table , mais de peu grandiose que l'église centrale du faubourg
Saint-Germain. Quoique l'Assomption ait possédé cette aimée
l'abbé du Guerry, c'est Saint-Thomas (jui a commencé sa re-
nommée ; le prédicateur et l'église sont associés dans ma pen-
sée ; je ne les désunirai pas.
Saint-Thomas d'Aquin est une toute petite basilLqjue , qui n'a
''air de rien au jtremier coup d'œil. Elle est neuve et insigni-
liante. Point de souvenirs , rien de noble et d'imposant ; des
formes contournées et prétentieuses. Artiste ou dévot, vous
êtes scandalisé de la mesquinerie de ce pied-;Vterre de Dieu ;
vous accusez l'architecte d'athéisme. Ariétez-voussur les degrés.
Le spectacle est curieux ; un souvenir de la monarchie vit en-
REVUE DE PARIS. Il
cor-c là. De beaux équipaffes se pressent dans l'étroite enceinte
<le la place ; de {{lorieuses et antiques existences s'y réunissent
à plaisii'. Tout cela va tenir dans cette église où vous étouffiez.
Voici des duchesses . des princesses ; des ducs et des princes.
La vieille aristocratie, qu'on enterre en effigie , respire encore
à l'aise, soyez-en certains ; elle a conservé son admirable faci-
lité, sa grâce parfaite de ton, et vous la reconnaissez de loin.
Les pensées mondaines s'infiltrent et s'insinuent dans cette
société spéciale ; et il y aurait bien quelques observations à
faire sur la double rangée de ces nobles jeunes gens qui resleni
en dehors , élégans de tournure et de costume , dandies , obser-
vateurs , et aussi religieux tout au moins que dans l'église même.
L'aristocratie et le clergé se tiennent mutuellement attachés
par des liens inxjiossibles à détruire ; la foi est le dernier bastion
<le la légitimité.
Au surplus , ces jeunes gens . ces duchesses , ces hommes de
l'ancien monde ont raison : et les intelligences superficielles peu-
vent seules croire cfiie le prédicateur moderne soit sans influence!
Dans une société où tout tend à se diviser , réunii- en groupe
quelques auditeurs , faire circuler autour d'eux un souffle qui
Les anime de la même pensée , fondre leuis aines dans une même
<;onviction , c'est un grand service rendu ! Le catholicisme a
long-temps été chargé de la conservation de la société; Dieu
sait qu'il a souvent manqué à l'appel que lui faisait la Destinée.
Combien de fautes commises par lui ! Aujourd'hui , s'il peut
créer des centres , s'il peut faire renaître une unité sociale ; s'il
peut nous apprendreà croire, à aimer, à savoir enfin tout ce qui
nous manque ; il sera deux fois béni. Cette société qui meurt,
qui se dissémine , qui se trouve déchiquetée en mauvais lam-
beaux épars , se laissera-t-elle relier et rassembler par son
ancien protecteur? — Je ne sais.
J'estimais peu le christianisme de parade , (juand la dévotion
menait cà tout, quand les maréchaux allaient à la procession , et
que le confesseur mettait le grand visa aux affaires de la cour.
Mais Charles X est à Prague ; et s'il y. a en France une seule
ombre de Louis XIV et de son temps, c'est à Saint-Thoni<»s
d'Aquin qu'il faut chercher cette ombre. Le culte des souvenirs
est beau: il nous affranchit du présent, il nous apporte cette
poésie triste , ces images lointaines qui donnent à lame une
lu REVUE DE PARIS.
sorle d'énergie , sans laquelle elle languirait et s'éteindrait au
milieu des intérêts vils du moment. L'attachement du faubourg
Saint-Germain pour le vieux catholicisme est à la fois chose con-
venable et nécessaire. Quel pouvoir a fait la noblesse grande
dans l'ancienne France? Quel pouvoir a fondé, pour ainsi dire,
la constitution féodale? Le pouvoir religieux. Ne nous étonnons
pas de retrouver ces deux ordres d'idées sous le même dra-
peau.
L'aristocratie a poussé la générosité jusqu'à faire une haute
réputation à im oiateur plus puissant par la voix que par la
pensée, à l'abbé du Guerry.
L'abbé du Guerry est un homme grand et vigoureux ; sa voix
formidable , ses cheveux relevés bizarrement , son geste fou-
droyant, n'expliqueraient pas ses succès à Saint-Thomas d'Aquin,
si Saint-Thomas n'était résolu à l'admiration de son prédica-
teur. Maintenant que la religion a cessé d'être théâtrale ( au
faubourg Saint-Germain surtout ) , les dispositions du public
suppléent heureusement à ce qui manque au prédicateur. L'abbé
du Guerry crie comme quatre, et s'agite comme quarante. Il
étouffe dans la chaire, il étouffe dans l'église. On dirait qu'il
veut émouvoir les absens plus que les présens. Ses invectives,
ses éclats , ses grands coups, tombant sur de jeunes duches-
ses pâles et sur des fils de famille ( dont les vices et les crimes
sont apparemment d'une nature délicate et spéciale) produisent
l'effet d'un contre-sens. Ne croyez pas que l'abbé du Guerry
soit dépourvu de mérite. Il possède l'Écriture , il la cite en prê-
tre, plutôt qu'en professeur de rhétorique : il fait trop de bruit,
il est vrai , mais il se croit obligé d'en faire beaucoup. On finit
par s'habituer à 1?. raonotomie de ce vacarme , dont on a souri
d'abord.
C'est un prêtre zélé ; son malheur est de prêcher en Hercule ;
sa vigoureuse musculature l'éloigné de la sensibilité et du na-
turel. Il n'est pas né pour le pathétique; mais il le cherche
avec une droiture et avec une vigueur qui en tiennent peut-être
lieu, et qui vous ôtent le courage de le critiquer.
Retournez-vous vers son auditoire. Ce ne sont ])lus des
femmes simples et pauvres, que la misère et l'ignorance pré-
parent doublement à la soumission ; ni des enfans condamnés à
être clu'étiens jusqu'à la première communion ; ni des vieillards
REVUE DE l'ARlS. 13
ennuyés qui clierclient dans la prière les distractions qu'ils ne
savent plus où trouver. Je vous l'ai dit: c'est la fleur de la
société féminine, tout ce que Paris possède de yràce et de di-
{înité. Tout cela croit, prie et s'incline. L'abbé du Guerry
déclamerait plus bruyamment encore , on s'inclinerait devant
lui : on a Ijesoin de foi. Le déclamateur qui gouverne un moment
cette assem!)!ée représente la puissance de cette foi que Ton
cherche. Généreuse, naïve et singulière illusion! Ces femmes
qui, dans un roman moderne, découvrent du premier coup
d'œil le faux, l'affecté, l'emphase , le mauvais ton ; ces femmes
à qui pas un ridicule n'échappe, qui savent marquer d'anathème
une note fausse de Tambnrini ( si Tamburini jiouvait chanter
faux) et un mot de mauvais aloi, une phrase de mauvaise com-
pagnie dans le conte à la mode; ces femmes sentent qu'il y va
de grands intérêts, et que l'abbé du Guerry doit être un grand
homme. Elles le font grand homme : il est grand homme! Ce
qu'elles vénèrent en lui , c'est le passé , c'est le sacerdoce, c'est
le souvenir, c'est la piété, c'est le monde d'autrefois, c'est l'Évan-
gile , c'est le christianisme. Si vous leur disiez que, dans l'objet
de leiu" admiration , il y a quelque chose du soldat aux gardes
et de l'avocat qui plaide, elles ne vous croiraient point, et vous
blesseriez leur foi exquise. Respectez une erreur plus belle et
plus aimable que la vérité. Croyez-moi, ces illusions ne sont
jamais ridicules; elles honorent celles qui s'y livrent , plus que
ceux <iui les inspirent.
Traversons la rue du Bac, et la Seine et les Tuileries. Nous
voici à Saint-Roch , église dont les souvenirs ne remontent pas
très-haut; mais sur ses pierres je lis des enseignemens redouta-
bles; j'y vois gravés les noms de Donaparte, de Chameroy, de
Talma, de Voltaire. 11 me semble que ces colonnades ont lutté
contre tous les orages du dix-huitième et du dix-neuvième siè-
cles. Disons adieu à l'aristocratie pure : voici une aristocratie
mixte, un chaos, un pêle-mêle bourgeois , prétentieux, parfai-
tement actuel! A Saint-Roch, l'abbé Cœur domine. L'abbé
Cœur est aussi frêle que l'abbé du Guerry est vigoureux. Un
geste de l'un tuerait l'autre. Placez-les dans deux chaires voi-
sines : que l'abbé du Guerry déploie sa voix d'oigue : il empê-
chera l'abbé Cœur de faire entendre une syllabe.
L'abbé Cœur est délicat et débile. Il y a des larmes dans ses
14 - REVUE DE PARIS.
yeux. Ce prêtre a souffert , il a prié, il aime : voilà ce qu'on se
dit quand il vient à paraître. 11 i)arle, et d'abord vous n'entende/
rien. Mais vous contemplez cette douce et triste fiyure; etquand
sa voix s'élève et remplit enfin une partie de la nel', vous vous
affligez de l'entendre déclamer aussi. Vous rej^reltez l'espèce
de rêverie que son demi-silence vous avait procurée.
<t Comment! disait mon compagnon, de la déclamation, des
efforts de geste, de la psalmodie! Tout à l'iieure, il y avait un
honimme vieilli d'avance par les pensées du sanctuaire; un vrai
prêtre, dont l'épuiseuient n'était pas du Byronisme; dont la
pâleur et l'air mélancolique n'étaient pas l'uniforme d'une dou-
leur à la mode , mais bien l'indice d'une ame plus vivante que
son corps! Quoi! ce personnage si rare et si neuf a disparu !
Je ne trouve plus _qu'un prédicateur ; quelque chose qm n'est
ni le professeur, ni l'apôtre! Pourquoi me forcer à redevenir
critique, à faire l'inventaire d'un discours, et ni'enlever ce
bonheur si rare, si plein, de me perdre lout-à-fait, de ne savoir
plus si c'est moi qui parle ou moi qui écoute ! La voix tonnante
de l'abbé du Guerry l'atiguait; la voix fadileet déclamatrice de
l'abbé Cœur fatigue autrement. Si rab!)é du Guerry l'essemble
quelquefois à une doublure tragique, s'il est sec et faux, sa
force physique le dispense d'avoir de l'ame : ses ouailles en auront
pour lui. Mais l'abbé Cœur est mourant, ce qui promet trop à
ses auditeurs. Qu'il reste lui-même, qu'il se livi'e. ([u'il nous
dise ses larmes secrètes, qu'il nous raconte ses secrètes pensées ;
qu'il soit apôtre dans ses discours comme il l'a été dans sa vie ;
qu'il répudie la rhétorique. Ce qu'il nous faut aujourd'hui, à
nous, malheureux blasés, c'est une forte, une haute, une pro-
fonde conviction. i>
— n Soyez plus juste : répondais-je : l'abbé Cœur n'est pas
toujours hors de l'époque ; il ne supjjose pas , comme l'abbé du
Guerry, ([ue son auditoii'e est celui de Massillon ou de Bourda-
loue; de temps à autre, cette grave et sainte physionomie ac-
compagne bien des paroles modernes et actuelles. Quelquefois
il se souvient qu'il est à Paris, à cinquante pas du Palais-Royal,
entre la Bourse et la Chambre des Députés. Quelquefois il compte
en lui-même les incrédules que Dieu voit dans l'auditoire, et il
s'occupe un peu de leur instruction. Par malheui', ce soin es!
passager. Pourquoi se rejette-t-il dans de vagues lieux com-
REVUE DE PARIS. 15
muns, d'où l'aiiclitoire redescend avec la chiile re^îiiliwe de sa
voix el de son jjesle ? i>
Saint-Rocli mérite observation. La pompe, et nne pompe
mondaine, y règne bizarrement. On dirait qnescssurintendans
ont comi)ris l'ornement et l'arrangement du lieu saint comme
M. Véron a compris TOpéia. ,I'ai vu , dans cette église toute
parée, loiile belle, toute coquette, le même mouvement, le
même mélange que les stalles et les loges de l'Académie royale
de musique offrent aux regards : bourgeoisie tiére de sa richesse,
enthousiasme factice et grands noms perdus dans la foule; ici
dfs peintres, là des princesses ; plus loin Lamartine et Derryer.
C'est un public moins ferme dans la foi, plus parisien, plus
mêlé, jilus équivoque que celui de Saint-Thomas. La figure
sacerdotale de l'abbé se dessine étrangement au milieu de tous
ces visages du dix-neuvième siècle. Comme dans le quartier
même où Saint-Roch est situé, tous les contrastes viennent se
donner rendez-vous dans cette église; femmes riches et bril-
lantes; quelques nobles, exilés dans le faubourg Saint-Honoré;
beaucoup déjeunes gens et d'oisifs : tous (comme c'est la cou-
tume aujourd'hui) ne cherchant qu'à se mettre en relief le plus
vivement possible, et à faire brillamment ressortir leur indivi-
dualité. A Saint-Roch étincellent les vanités bourgeoises, amou-
reuses des distinctions que donne la paroisse à la mode. Là se
trouvent la finance qui aime les lustres, les dorures, les couleurs
fraîches, et que l'on sait prendre par son faible ; et le commerce,
qui étouffe en boutique pendant six jours de la semaine, et qui
croit respirer le grand air en consacrant au Salut de Saint-
Roch les heures de dimanche qui restent après la vente; entin
des commis, des étudians, des élèves de l'École Polytechnique :
minorité importante , sévère, difficile, qui prend des forces en
marchant. Cette réunion est plus difficile à manier que celle
de Saint-Thomas d'Aquin, et l'abbé Cœur est supérieur à l'abbé
du Gnerry.
Il nous reste un troisième public à connaître, public indépen-
dant et fort, mais incertain et dédaigneux; un public, tout
semblable à cet interlocuteur que j'ai mis en scène; plein
d'idées et ne sachant pas où il va; qui ne pardonne rien, qui
ne demande pas d'indulgence ; qu'on ne gagne point par des
solos de trompette à piston et par des décorations d'église ; c'est
16 REVUE DE PARIS.
oelui qui se rapproche le plus du jeune homme dont j'ai repro-
duit les discours; il est l'expression de la France nouvelle : il
ost triste, inquiet, éclairé et ennuyé.
C'est dimanche. 11 accourt à Noire-Dame, dans cette belle et
triste église. La cathédrale du moyen âge était étrange pendant
le carême de 1835. Ne nous arrêtons point devant son portique.
N'admirons point sa majesté sans effort, sa puissante ordonnance,
ses caprices de heauté, la sainte sévérité de son maintien. Ne
commentons pas les i)ensées qui prirent une telle forme. Ce qui
me frai)pe avant tout, c'est cette foule du dix-neuvième sciècle,
jeunes gens encore pâles de travaux et de plaisirs. Voici deux mille
curieux en hahit noir ; puis quatre mille ; puis tout ce que l'éghse
en peut recevoir! Tous ces gens ont lu Voltaire; j'ai vu la plu-
part d'entre eux dans les salons et dans les danses rapides ! C'est
une assemhlée élevée à l'école de Bonaparte , de Byron et de
l'ennui ! elle est fière et dédaigneuse : elle se possède à mer-
veille, et vous l'examinerez long-temps avant de reconnaître en
elle la furie poétique, la verve de l'enthousiasme, la profon-
deur ou même la capacité de la- foi. Je parie que plusieurs de
ceux qui m'entourent ont apporté leur Rousseau, leur Molière,
leur Lamartine , leur Byron, leur Shakspeare. Les uns tournent
le dos à l'autel et lisent. Vous diriez des chrétiens exilés dans
une mosquée. D'autres causent opéra, chevaux et femmes , sans
vouloir être impudens ou impolis. Quelques-uns , c'est le très-
petit nomhre , lisent l'Eucologe et ne lèvent les yeux que pour
regarderie célébrant d'une messe basse , qui monte à l'autel une
demi-heure avant l'arrivée de l'ahbé Lacordaire.Ils se détachent
singulièrement parmi cette foule qui ne croit pas qu'on puisse
croire.
La nef se remplit, les bas côtés s'encombrent, pour satisfaire
une telle assemblée , on souhaite à l'abbé Lacordaire la voix de
l'abbé du Guerry et la belle figure de l'abbé Cœur. Bossuet est
monté dans cette chaire, et il y a pleuré de vraies larmes sur la
gloire de son ami Coudé. Bossitet alors avait devant lui tout le
sciècle de Louis XIV ; il envoyait durement à confesse ces femmes
si Hères , qu'on aimait en les trompant; ces seigneurs qui fai-
saient de la royauté quand le roi n'en avait pas le loisir; et ces
écrivains qui nous ont conservé le souvenir d'une France pres-
que orientale.
REVUE DE PAIUS. 17
Voici l'aI)lH' Laoordaire. Ce n'est pas un évéque de soixante-dix
ans, consolé d'une gloire opiniâtre par une longue habitude de
vertus naïves, et prêt à porter à son diocèse les restes d'une voix
qui tombe et d'une ardeur qui s' éteint. Lejeunehomme monte
en chaire, en face de M. de Ouélen, qu'il regarde tiinidt^ient : on
se demande ce qu'il va devenir. H entr'ouvre les lèvres en s'incli-
nant vers farchevèque ; mais je n'entends rien.
L'abbé du Guerry parlait haut ; TablMi Cœur parlait à demi-
voix; l'abbé Laccordaire murmure à peine.
Il est fluet, il iK>rte sa tète en novice ; son maintien est gêné,
sa voix n'est pas une voix. Que va-t-il dire à six ou huit mille
lètes, qui ont orne les cours des facultés, les avenues du bois de
Boulogne et le balcon de l'Opéra ? Toutes, elles se tournent vers
cette tête de séminariste ; il se fait un silence. Ses regards s'af-
fermissent, ses gestes deviennent moins timides, ses yeux redes-
cendent vers l'immense auditoire ; le prêtre remplace l'homme.
« Entrela nouvelle France sceptique et les souvenirs de ces grandes
voûtes, que va-t-il devenir? me demanda mon ami . Comment
maniera-t-il cet auditoire, qui vient chercher une des grandes émo-
tions qu'il ne sait plus où trouver et dont on lui fait un besoin?
N'a-t-il pas couru les théâtres, comptant sur les promesses des
affiches et sur les apostilles des feuilletons? et n'est-il pas sorti
froid, honteux, interdit, ne sachant plus s'il y avait de l'art dans
le pays de Molière et de Racine ? Une autre fois , n'a-t-il pas
espéré que la politique le remuerait puissamment ? Les chambres,
les journaux, les salons des trois Frances que nous avons à Pa-
ris , ne l'ont-ils pas laissé plus mort que la veille ? Quelle détresse
d'arae est celle-ci? La philosophie s'est levée d'un sommeil, dont
elle seule ne s'apercevait pas ; elle a crié : — >' Me voici .je pré-
pare mes destinées et les tiennes ; seulement laisse- moi le temps
d'arriver. i> — Eh bien ! de problème en iiroblème, d'ol)scuritéen
obscurité, qu'a-t-elle obtenu? Elle s'estdémenée entre des abiraes ;
allant du bord de celui-ci au bord de celui-là, sans les sonder ni
les franchir , jusqu'à ce qu'un beau jour , lasse d'être debout et
en vue, elle s'est couchée, faisant la morte, et gagnant , par ce
dernier acte de modestie , indulgence plénière pour toutes ses
fautes. i>
Revenons. Figurez-vous cescentainesdejeunes gens, d'hommes
.encorejeunes,devieillardsencorehommes.qui, après avoir assisté
2
18 REVUE DE PARIS.
à nos mille déconvenues , après avoir vu tous nos désapi>oinle-
inens, rentrent dans '.'église. C'est le public de M. l'abbé Lacor-
daire, un redoutable public apparemment. Il ne vient pas parce
qu'il croit, mais parce qu'il voudrait croire. Il a d'avance et en
réserve, par devers lui, tous les argumens de Bayle et toutes les
théories de Kant. Il est si individuel, si exigeant, si peu simple .
si complètement de son temps, si douleur, si peu crédule, qu'en
le voyant vous avez l'idée d'un moyen âge intellectuel , d'une
transition presque effrayante entre un passé dont les funérailles
ne pouvaient se faire à i)eu de frais , et un avenir dont l'inau-
guration est inconnue.
L'abbé Lacordaire passe, les yeux baissés , et la figure pâle ,
sous la colonnade qui mène à la chaire. J'aime sa peur, sa jeu-
nesse , sa modestie. Avec un courage qui est de la prudence, il
s'avise d'être commun d'abord ; sans façon, sanscérélnonie, quoi-
que sans laisser-aller ; il commence bonnement et simplement ;
de ce ton de tranquillité qui |)révient tout démenti , et qui est
souverain dans la chaire, comme il le serait dans un salon , dans
la rue, partout où l'iiomme agit sur l'homme, .l'ai été iieureux
des incorrections de l'abbé Lacordaire , surtout de celles du com-
mencement, parce que ce sont celles qu'on espère témoins ren-
contrer ; précieuses fautes, qui donnent de la naïveté au talent,
qui font passer les plus hautes maximes, en ùtant à l'homme qui
les professe une fâcheuse importance, à celui qui les écoule l'idée
de résister à ce qui n'est plus une attaque. L'abbé Lacordaire a ce
mérite; l'orateur d'une assemblée de six mille hommes me plaît
quand il oublie les intérêts de son amour-propre, quand lisait ne
l)as attendre, pour s'aventurer un peu , que le flot du discours,
réchauffement du sang, et la sympathie générale, lui impriment
un commencement de vertige. De temps à autre, l'assemblée s'a-
gite, un l)ruit flatteur s'élève vers le jeune prêtre. lU'a entendu, il
devient plus humble encore, il laisse ce succès à qui s'en con-
tente, aux avocats, aux professeurs, aux députés. Il pense à quel-
que chose de plus solennel. Il veut qu'on écoute sa foi et son
Dieu, il (juilte les hauteurs philosophiques où vous le suiviez avec
incpiiélude, et tombe dans une familiarité pieuse et tendre. Il y a
de' la candeur et de la majesté dans cet homme.
Ne me demandez pas si M. Lacordaire est fort de raisonnement
et de style, s'il est pour le progrès, s'il a sa théorie toute prèle ;
REVUE DE PARIS. VJ
cil iiii mot si l'abbé Lacordaire est un réformateur. Il croit et
fait croire.
n Le catholicisme me presse de toutes parts , me disait le
jemie homme qui m'accompagnait : autour de moi et dans toute
la nef ou est remué profondément, et de toutes les idées qui cou-
rent à travers les âmes, il se forme comme une seule hymme si-
lencieuse. L'abbé Lacordaire est l'orateur du siècle. Il vient de
poser une grande pierre d'attente. Ses conférences n'ont pas été
un effort , malgré leur hardiesse. 11 n'a point un christianisme
d'amateur, un enthousiasme de régime, et ce luxe de misère phi-
losophique, qui donne à l'art nouveau la i)ompe elles mensonges
du sépulcre. C'est le seul homme, depuis très longtemps, qui ait
propagé l'émotion rehgieuse.Sa voix est frêle; il tremble et fré-
mit d'impatience, lin a rien d'apprêté ni de concerté ; il se baisse
tristement vers son auditoire. Il est orateur. i>
Celle naïveté d'impression et cettesympalhie pourles grandes
pensées qui fait honneur à un temps blasé, beaucoup de personnes,
les partageaient autour de nous. N'est-ce pas un vrai symptôme
■de vie inleilecluelie? Nous n'entrons ici dans aucun débat dog-
matique: nous disons seulement que notre siècle mort a donné
signe de vie; le cœur vient de battre, les lèvres s'entr'ouvreut,
le regard a parlé. Le christianisme se relèvera-t-il ? Renouvellera-
t-il l'époque ? A-t-il assez de chaleui- pour la vivifier ? Ces ques-
tions mérilent d'être solennellement dél)attues ; je ne les résous
point.
L'aiibé Lacordaire est-il destiné à rétablir notre unité perdue,
et l'effet de ses conférences ne s'alîaibiira-t-il point? L'abbé
Lacordaire est avant tout une ame jeune et passionnée. Qu'elle
conserve le feu sacré; que les prêtres aillent l'entendre et le
comprendre. Ils seront étonnés de son succès, car il n'a point ce
qu'ils appellent le talent de la chaire : il divise et il oublie ses
divisions, il ne se drape et ne pose jamais; il ne sait guère com-
ment il gesticule , il ne prêche point pour lui. L'irrégularité de
son discours, et les fautes déjeune homme qui abondent dans
sa diction , leur causeraient un véritable chagrin ; ils le renver-
raient au séminaire, ou même au collège; cependant, voyez
l'intérêt ardent et presipie désavoué qu'inspire ce petit prêtre,
simple, fier de sa simplicité, et qui ne veut jeter que son ame
dans une carrière où d'autres cherchent à mettre tout leur talent.
20 REVUE DE PARIS.
L'abbé du Guerry ferait sourire, l'abbé Cœur impatienterait,
s'ils parlaient après Taljbé Lacordaire. M. du Guerry aurait l'air
d'un acteur, et il serait perdu dès qu'on voudrait le comparer
à ce faible séminariste , qui ne promet rien et qui donne tout,
qui semble d'abord, au milieu de Notre-Dame et devant celte
foule, une petite ombre anéantie dans l'espace, et qui prend du
corps, s'élève, s'étend et agrandit encore, par son ame, le
spectacle immense où il n'était rien. L'abbé Cœur aurait le mal-
heur de donner des espérances : sa tournure sacerdotale , sa
noble tristesse et ce reste de crainte humaine qui relève le
courage du prêtre , tromperaient l'auditoire. J'ai dit quelle mal-
heureuse habitude rhétorique privait l'abbé Cœur de sa puis-
sance, en le ramenant aux habitudes convenues de la déclama-
lion. Pourquoi ne se souvient-il pas plus de son sacerdoce que
de sa prédication? L'abbé Lacordaire surprend par son élo-
quence, et c'est ce qui en double le prix. L'abbé Cœur sur-
prend davantage par son emphase inattendue; il force sa voix,
il contraint ridiculement son geste. Tout en quittant le bonnet
carré pour avoir plus d'aisance, il est à la fois élève et profes-
seur de rhétorique : élève par l'insupportable timidité de son
maintien , professeur par la fausse assurance qu'il reprend tout
à coup.
Telle est l'impression naïve que m'ont laissée, à moi profane,
frappé de toutes les souffrances de mon siècle, mais sympathisant
avec lui , les trois hommes qui ont réveillé dans cette année l'é-
motion chrétienne en France. S'il y a un apôtre du catholicisme
moderne, je l'ai dit , c'est l'abbé Laccordaire ; c'est lui qui jette
avec franchise le gant à tous les argumentateurs du siècle, lui
qui ne craint pas la lutte , qui enlace et étreint ses adversaires,
lui qui se montre noble et vigoureux athlète. Depuis quelques
années le christianisme avait remis le jned dans les théâtres et
dans les romans ; la musique et la poésie lui avaient demandé
l'aumône. L'impression produite par l'abbé Lacordaire , et l'é-
motion secondaire obtenue par les al)l)és Cœur et du Guerry,
attestent la réalité d'une révulsion religieuse.
Le mouvement intellectuel est là ; il n'est point à la cham-
bre, ni dans les journaux, ni dans les procès politiques; le
mouvement de la société est un mouvement de réparation,
de retour de tendance vers l'unité. Elle veuu se reconstituer ,
REVUE DE PARIS. 21
elle veut croire, elle veut aimer ; elle n'oublie rien pour se prou-
ver ù elle - même qu'elle est ou qu'elle sera religieuse. Y parr
viendra-t-elle ? Je l'ignore. Ce qu'il y a, dans ce retour religieux,
(le moral et de consolateur se mêle de quelques teintes burles-
ijucs. Avez-vous entendu retentir l'orgie des Variétés? Avez-
vous vu à Paris , sur les boulevarts , celte poésie bâtarde du
mardi-gras? Avez-vous assisté à ce pêle-mêle de bals de l'Opéra
(jui ont recommencé leurs lirillantes saturnales? Que dites-vous
de celle véhémence , de cette àpreté aux plaisirs , de tous ces
salons ouverts, de tous ces raouts frénétiques, de toute cette
verve de licence ? N'avez-vous pas réfléchi sur ce double élan
vers la volupté physique et vers la croyance, vers la foi et vers
le cynisme?
Temps confus , temps bariolé , temps dégingandé , temps ab-
surde, dont, si j'avais ce loisir, je léguerais à nos enfans l'in-
croyable portrait ! Comme nous marchons tous dans cette foule
extravagante, pressés et portés par elle, nous ne la voyous pas. Je
voudrais que mes contemporains se retirassent un moraenteneux-
mêmes , — et qu'ils apprissent combien ils sont burlesques !
Par' exemple , si j'élais assez oisif ou assez vain pour écrire
un jour mes Mémoires (comme on dit maintenant) et jeter dans
l'oreille inatlentive de l'avenir mes confessions , mes repentirs ,
mes regrets, le journal inutile de mes actions et de mes pensées ,
je peindrais d'un seul Irait l'hiver de 1835.
ic C'était , dirais-je (et ce fragment d'autobiographie serait
un fragment d'histoire) , c'était à une heure et demie; le bal de
l'Opéra était en pleine activité : les dominos tourbillonnaient ;
les femmes triomphaient de leur esprit et de leur artifice. Le pro-
vincial était placé sous la pendule et le dandy se dandinait sur
une jambe; l'homme politique coudoyait le marchand d'huile,
elles grosses célébrités du temps causaient avec la grisetle pro-
tégée par l'incognito du salin noir et la délicatesse menteuse
de la chaussure. Je commençais à me fatiguer de ce bruit vide,
(|uand j'aperçus dans la cohue un jeune conseiller d'état , spiri-
tuel, homme du monde, tenant à l'aristocralie par sa famille, à la
jeunesse studieuse par ses premières anées. au gouvernement par
sa itosilion. Nous causâmes , appuyés sur je ne sais quel piédes-
tal de marbre faux, que la somjduojité de l'Opéra laisse là
comme type de son luxe spécial. Nous causâmes; les d<tniin<»>
22 REVUE DE PARIS.
venaient chuchoter à notre oreille. Et nous causions toujours ,
ou plutôt il causait : et il m'entretenait, non de chevaux et de
femmes, mais du renouvellement du chirstianisme, des théories
allemandes , de la religion des Hiddons et de ses rapports avec
la foi chrétienne, des œuvres du Germain Savigny , des systè-
mes de Herder et de la grande philosophie de Hegel. — u Oui,
me disait-il, la pensée religieuse travaille en ce moment la so-
ciété... (Puis, se retournant vers un mascpie : — Tout à l'henre,
je suis à toi...,) — Il est certain qu'il y a lassitude et que nous
cherchons une croyance. — (.le connais cette femme; c'est une
comtesse!... ) Des groupes se sont formés dans la jeunesse , et
tous ils marchent à la conquête... (Voici un domino qui m'in-
téresse! Ah! veuillez attendre un peu.) — La politique n'est
rien; la croyance est tout, .le connais des jeunes gens conscien-
cieux, intellectuels, courageux, éclairés, qui marchent sous
une bannière à la fois religieuse et savante... Les idées de Schel-
ling sur la philosophie , combinées avec la pensée catholique...
— Mais pardon, pardon, je suis o!)ligé de vous quitter; on m'ap-
Itelle ! à revoir !
Le néo-chrétien avait disparu dans le-tourbillon des masques
noirs. Et ce jeune homme n'était pas plus ridicule que celui dont
je vous parlais tout à l'heure. Cette conversation folle et multi-
ple , rêveuse , mystique , symbolique , décousue au milieu du
bal de l'Opéra n'avait rien d'extraordinaire aujourd'hui. C'était
le résultat naturel de toutes les idées et de tous les désirs qui
fermentent et bouillonnent dans la grande chaudière de cette
époque. La société s'en tiendra-t-elle à cette situation d'ame et
de pensée? Refera-t-elle ses croyances? Conservera-t-elle pour
types mes deux personnages, que je n'ai pas inventés : le jeune
philosophe et le jeune homme politique.' — De plus hardis son-
deront l'avenir. — ,Ie ne sais voir que le présent dont je viens
de montrer une des faces les plus extraordinaires.
Mais de quel côté marche la société ?
Dites-le, dites-le, vous qui ne doulez;(ie,rien, vous qui avezreçu
du ciel toutes les inspirations prophétiques. Tacite, sousTrajau,
ne devinait i)as le christianisme. Shakspeare et Bacon, sous .lac-
ques 1"='', ue devinaient pas l'avéneinent de la liberté |)olitiqne. 0
mes illustres contemporains, plus puissans ([ue Shakspeare,
Tacite et Bacou, éclairez-moi sur noire avenir, si vouspouvci!
REVUE DE PARIS. 25
Pour moi , jo ne sais qu'une chose : l)énir et remercier ceux ,
philosopiies , orateurs , cliréliens, poètes, hommes iwlitiques ,
artistes, qui rendront le sens moral à cette société pleine de
souffrances, qui la ramèneront à la dignité et à l'unité, qui
combattront l'égoïsme matériel et Tindividualité grossière des
intérêts, si âpres dans leur combat, qui nous détacheront
de notre polémique hargneuse, ({ui feront planer sur la sphère
intellectuelle la moralité détruite par soixante ans de naufrage.
L'attention donnée aux prédications dont, j'ai i)arlé est un signe
heureux et bienfaisant. Bientôt sans doute, si l'on marche dans
la même voie, on ne permettra plus ni à la vie réelle d'être
ignoblement i»ositive, basse, intéressée, rampante et menteuse
comme elle est aujourd'hui; ni à la poésie d'être furieuse, folle,
désespérée comme l'ennui , dépravée comme le désespoir. Que
le sacerdoce chrétien profite du bon mouvement de la société et
qu'il s'en empare , non pour l'exploiter au profit des intérêts
spéciaux du clergé, mais pour apaiser les douleurs de tous. Que
tous les hommes dignes d'exercer le sacerdoce de la pensée se
joignent à ce mouvement. Il y a de belles paroles dans un livre
peu connu de Mirabeau.
Les voici :
•1 Ah ! si tous ceux qui prennent la plume se dévouaient légale-
;. menlaumétierd'èlreutiles ! si leur indomjitable amour-propre
!• pouvait composer avec lui-même et sacrifier la gloriole à la
» dignité! Si, aulieu de s'avilir, de s'entre-déchirer, de détruire
). réciproquement leur influence, ils réunissaient leurs efforts
)' et leurs travaux, pour terrasser l'ambitieux qui usurpe, l'im-
'> posteur qui égare, le lâche qui se vend; si, méprisant le vil
)• métier de gladiateurs littéraires, ils se croisaient en véritables
3. frères d'armes contre les préjugés, le mensonge, le charlata-
î. nisme, l'intérêt, la tyrannie delà pensée et de l'action; en
Il moins d'un siècle , la terre serait changée ! »
PhilarèteChasles.
THÉÂTRE-FRANÇAIS.
ANGELO MALIPIERI
PAR M. YICTOR HUGO.
C(* que nous allons dire n'est pas pour reprendre ceux qui lien-
nent la plume du feuilleton ; mais il nous semble qu'en général
ils traitent Fart avec trop peu d'égards etdejustice ; ilss'asseient
deux heures durant en face d'une pièce qui a coûté à son auteur
six mois d'études spéciales , deux mois de style et de ciselure ,
des réflexions et des fatigues morales à l'infini; et c'est tout
l'effort qu'ils consentent A faire pour l'étudier, la comprendre,
ia juger. En deux autres heures , leur sentence est dressée , véri-
table verdict de cour d'assises, sans appel: relâché ou pendu;
après quoi le juge dîne et se promène. Si nous comprenons I)ien
les fonctions de la critique , il nous semble qu'elles sont plus
graves. Il ne faut pas que l'intelligence et l'ardeur des artistes
puissent se plaindre de son insouciance et de sa légèreté. Qu'on
se trompe, c'est un liscpie universel; mais qu'au moins on tra-
vaille la question débattue. On n'est pas tenu d'être profond ;
mais on est tenu d'être juste.
Pour noire pari, nous mel Irons en ceci ici deux seules choses
qui dépendent de nous ,1e temps et la bonne volonté. La manière
REVUE DE PARIS. 25
dont M. Victor Hugo conçoit et exécute le drame exige impé-
i-ieusement qu'on s'enquière d'elle , toutes les fois qu'il en pro-
duit un nouveau , parce que la pensée générale d'un artiste, qui
en aune, est le commentaire le plus net de ses productions. Pour
bien comprendre ce qu'il fait, sachez ce qu'il veut. Cependant
nous séparerons de cet article tout ce qui est théorie , pour y
levenir prochainement. Le public a ses habitudes littéraires
ainsi prises , qu'il exige qu'on l'informe sur-le-champ du fait
lui-même, donnantles mainsà ce qu'on ajourne l'idéequiaconçu
le fait et qui l'a dressé sur ses pieds. Cet article, qui vient le
premier, devrait donc logiquement ne venir <iue le second;
mais , nous le répétons, ce n'est pas notre faute. De notre temps ,
l'usage est roi , aussi bien que du temps d'Horace. Nous allons
donc exposer aujourd'hui une pièce: nous expliquerons le drame
de M. Victor Hugo une autre fois.
L'avenlurequi faitle sujet A'Angelo est censée se passer à peu
j)rès vers l'année 1354. Hernani, le Roi s'amuse , Lucrèce
Borgia, Marie Tudor, sont également placés dans le seizième
siècle , poui' lequel M. Victor Hugo paraît avoir une sorte de
prédilection. C'est, en effet, le plus magnifique siècle des temps
modernes , celui qui a les plus grands artistes , les plus grands
chefs-d'œuvre, les plus grands rois. Le poète y est plus à l'aise
pour asseoir son action ; le grandiose factice qu'il faut à l'art s'y
trouve dans la nature elle-même. Il fournit l'éclat des costumes,
la magnificence des fêtes , la noblesse des manières et la beauté
du langage, lly a même un certain ordre défaits qui sont simples
et naturels à cette époque, et qui seraient impossibles aujour-
d'hui. Les grands actes de violence et d'oi)pression , qui sont une
sourcede terreur et de pitié , ont tout-à-fait disparu des sociétés
actuelles, où le procureur du roi et le gendarme ont tuéla tragé-
die. La vertu persécutée n'est plus qu'un nom , depuis qu'il y a
des commissaires de police. Le pouvoir , qui était amoncelé entre
les mains d'un petit nombre , s'est aujourd'hui distribué entre
les mains de tous. Il n'y a pas aujourd'hui, comme au seizième
siècle, un homme qui puisse tout et un homme qui ne puisse
rien. La société, qui était raboteuse, qui avait à sa surface des
montagnes et des vallées, est devenue tout-à-fait plénière. On y
marche plus à son aise ; mais les horizons y ont moins de variété
et moins de poésie.
20 REVUE DE PARIS.
Tous les moyens de drame qui sont tirés de cette nature
iiK'gale delasociétédu moyen âge sontdonc impossibles aujour-
(l'iuii. Dans le Roi s'amuse , Triboulet , qui loue un assassin de
profession poiu" tuer François 1<"", s'adresse tout simplement à
lun des membres de la société des bravi, qui existait encore à
Paris sousllenri III. Maintenant Triboulet seraitobligé d'assas-
siner lui-même , à la barbe de la brigade de sûreté, ce qui l'em-
j)ôcherait probablement de faire l'admirable monologue du
dernier acte, et ce qui exigerait d'ailleurs que le plan du drame
fût entièrement modifié. Aujourd'hui, s'il existait encore une
femme aussi criminelle que Lucrèce Borgia , il n'y aurait pas de
piincesse Négroni |)our lui prêter son palais, et de couvent de
Snut-Sixte pour lui prêter ses moines : l'article du code pénal
tuu- la complicité s'y oppose. Aujourd'hui enfin , des reines comuie
Marie Tudor , comme Marie Stuart , comme Christine , ne seraient
plus -dans la réalité. L'inflexible niveau de la loi pèse également
surtoutes les têtes; les couronnes n'y font plus rien, et lepoète
qui trouvait, sous Henri IV, que la garde du Louvre empêchait
tout d'entrer , excepté la mort, trouverait, à l'heure présente ,
que cette garde n'arrête plus rien , ni l'injure , ni la calomnie ,
ni la morgue railleuse des grands , ni l'ignoble inquisition de
la populace. Le vœu de Valérius Publicoia est rem])li: aujoui-
d'hui les maisons et les palais sont de verre.
C'est donc par fa connaissance qu'il a acquise de la constitu-
tion de la société , au seizième siècle, que M. Victor Hugo a été
porté sans doute à y placer la plupart de ses drames. Sa pensée
grandiose s'y retourne mieux. Il doit se plaire, hardi comme il
est, à toucher dans la main des ducs couronnés , qu'il fait revivre
dans toute leur splendeur d'autrefois. Angelo Malipieri est encore
un de ces personnages superbes , de la taille de Da Sylva et du
duc Alfonse. Il a ceci de particulier et de neuf parmi les autres,
qu'il est un tyran qui a peur , une sorte de visir qui a sous son
pied la ville de Padoue , et sur sa tète le i)ied du Doge. Délégué
du sénat vénitien , il fait trembler et il tremble, il guette et il
est guetté; il sait qu'on espionne son espionnage, et il est
rempli lui-même de la terreur qu'il répand. La sérénissime
république lui a donné sur un pauvre territoire vassal toute
sa puissance souveraine ; il est sorti du conseil des Dix, saturé
de pouvoir, comme un fer rouge sort du foyer, saturé de feu;
REVUE DE PARIS. 27
s'il veut cmbrasor quelque chose, il n'a qu'à y poser la main;
mais il sent (jne hii-mème il peut être fondu. Enfin . il est entre
Venise et l'adouo comme ces conducteurs métalliques qui don-
nent passage à la foudre pour descendre du nunfje sur la terre,
et que le fluide électrique i)rise et dissout quand il est trop vio-
lent. Cette situation ori[jinales et encore inexpérimentée au
théâtre est le cadre même du drame A'/lngelo ; il se développe
sous l'intluence de cette donnée générale; mais , du reste, elle
n'en est pas la matière même, laquelle est tirée d'événemens
beaucoup moins exceptionnels , et prise dans des passions tout-
à-fait Inimaines et universelles, comme l'amour, la jalousie,
l'autorité maritale.
Nous croyons qu'il importe beaucoup de distinguer ainsi
dans le drame ce qui en est la matière premièie, immédiate ,
d'avec ce qui en est la circonstance spéciale et personnelle. La
matière première ou, comme on disait dans l'école, niaten'a
ex qnâ, ce doivent toujours être, à notre avis, les seritimens
humains et les passions universelles, ce qui est comi)ris partout
et de tous, comme l'amour, la jalousie . la maternité, le respect
filial, la reconnaissance; ensuite vient la situation particulière,
qui douiie à ces senlimens et à ces passions telle ou telle direc-
tion , telle ou telle étendue, qui les développe ici . les restreint
là-bas, les fait parler, agir, selon les temps, les lieux, les per-
sonnes et les circonstances; car le cœur humain est comme le
bronze en fusion, quii)rend les formes infinies des moules infinis
où on le verse. La colonne et le boulet sont toujours du bronze;
mais quoi de plus opposé qu'une colonne et un boulet? Avec
de l'amour et de la jalousie, différemment combinés , différem-
ment développés, différemment exaltés, on peut faire un million
de drames très-divers et très-neufs, l'im ajjtès l'autre; le tout
est de trouver des circonstances particulières, (pii impriment
une tournure nouvelle à ce| fonds trivial de passions; de même
que c'est l'affaire des décorateurs et des architectes de décou-
vrir des façons spéciales de combiner les lignes , pour couler en
formes originales ce bronze monotone , matière sempiternelle,
que l'on tourmente depuis trois ou quatre mille ans, et que l'on
tourmentera probablement jus(pi'à la fin des siècles.
La matière du drame d'^«(;c/o est donc, comme nousdisions.
tout-à-fait commune et universelle. Angelo a une femme et une
28 REVUE DE PARIS.
maîtresse : il aime et il est jaloux; mais il faut voir dans quelles
circonstances cet amour et cette jalousie se développent : c'est
là le domaine du poète. Il n'a pris au cœur humain que deux
passions vulgaires , comme le statuaire ne prend à la carrière
qu'un bloc grossier; ce qui en sort, dieu ou monarque, c'est
son ciseau (lui l'a créé. Angelo est un grand seigneur de Venise,
un gouverneur de Padoue , comme nous l'avons dit. Sa femme
appartient, comme de raison, à une famille illustre; car, au
seizième siècle , la loi politique obligeait les nobles Vénitiens à
se marier entre eux, ou à n'épouser au dehors que des personnes
souveraines. Sa maîtresse est une comédienne. Angelo ^L^lipieri
et Catarina Bragadini, sa femme, sont deux personnages réels,
historiques ; la comédienne Tisbé est un personnage d'inven-
tion. Avant d'aller jdus loin , faisons remarquer que M. Victor
Hugo ne met jamais au théâtre de l'histoire réelle, mais de
l'histoire possible ; il prend deux ou trois noms propres, et il
s'en sert comme d'un point d'appui pour y rattacher toute la
charpente de son drame. Il n'y a de réel dans celui-ci que le
nom d'Angelo et celui de Catarina, comme dans Marie Tudor,
que les noms des nobles personnages qui s'y trouvent ; comme
dans Lucrèce Borgia , que ceux des seigneurs vénitiens , du
duc Alfonse et de Lucrèce ; tout le reste est l'œuvre du poète ,
fiction. Quelle est la valeur de cette manière d'employer l'his-
toire au théâtre? C'est ce que nous examinerons prochainement.
Aujourd'hui nous la constatons et nous passons outre.
Deux autres personnages également fictifs , Rodolfo et Omo-
dei , complètent le drame : Rodolfo, un jeune homme ; Omodei,
un espion de Venise déguisé. Pour indiquer en deux mots la
marche du drame, Angelo aime la Tisbé qui ne l'aime pas, la
Tisbé aime Rodolfo qui ne l'aime pas non plus ; Rodolfo aime
Catarina qui l'aime. Angelo se trouve ainsi pressé entre l'indiffé-
rence de sa maîtresse et la passion coupable de sa femme, entre
ses appréhensions d'amant et son honneur de mari.
De raconter le drame scène à scène , nous avouons que nous
n'en avons pas le courage. Triste métier (jue de refaire avec de
l'argile le Jupiter olympien que Phidias avait fait d'ivoire et
d'or ! Du reste, à quoi bon un pauvre récit, auquel nous per-
drions tous, lui, vous et moi? Paris verra la pièce, la province
la lira.
REVUE DE PARIS. 29
C'est donc entre Angelo, Catarina, Rodolfo, la Tisbé et Omo-
dei que se passe le drame ; ce sont ces cinq pei-sonnages bien
tranchés, bien individuels , placés au milieu du seizième siècle ,
dans une petite cité italienne , sorte de fief de Venise , qui don-
nent une tournure spéciale, propre, la tournure que vous savez,
aux deux ou trois [)assions communes et vulgaires qui les ani-
.nent. Leur manière d'aimer, de haïr, de se venger , résulte du
temps où ils vivent , du rang qu'ils occupent , du pays qu'ils
habitent. Changez ce temps, ce rang, ce pays, vous aurez, non
pas d'autres passions, mais d'autres formes des mêmes pas-
sions, d'autres scènes, un autre drame. C'est comme ce que
nous disions tout à l'heure; le même bronze fait un boulet ou
une colonne, selon le moule.
Le premier travail de M. Victor Hugo, c'a donc été de se bien
rendre maître du terrain où il plantait son drame , d'en bien
connaître et déterminer le temps , le lieu et les personnes ; car
de ce temps, de ce lieu et de ces personnes, allaient dépendre
le caractère des passions, la direction des idées, la nature des
catastrophes. Il y a beaucoup d'artistes qui se mettent peu en
peine de cette difficulté, sans doute parce (ju'ils ne la compren-
nent pas ; ils créent des personnages généraux, que vous pouvez
transporter dans tous les pays, dans toutes les époques, et qui
sont partout et toujours les mêmes , aussi vrais, aussi faux. Ils
jirocèdent absolument comme l'un des plus singuliers statuaires
de notre époque, 31. Foyatier, lequel s'amuse avec un grand
sang-froid, depuis quelques années, à faire avec du marbre des
hommes nus pour le compte du gouvernement, qui les paie el
les expose avec un sang-froid non moins remarquable. On leur
attache, quand ils sont faits, une étiquette quelconque, Spar-
tacus, Cincinnatus, à volonté; rien n'empêche que Spartacus
soit Cincinnatus, ou que Cincinnatus soit Spartacus; même, si
l'on était pressé d'un Annil)al ou d'un Massinissa , il n'y aurait
aucune bonne raison pour ne pas s'en servir; et nous n'attribuons
qu'à la pudeur de M. Foyatier la réserve qui l'a empêché d'ap-
peler ces statues de son propre nom, lequel y pouvait figurer
aussi bien qu'un autre.
Il y a, comme nous disions, beaucoup de poètes qui font à la
scène des hommes nus, comme M. Foyaliei', et quileur mettent
des étiquettes. ,Ie me souviens d'avoir vu re[)réscnter à Tou-
3
30 REVUE DE PARIS.
lotise, il y a deux ou trois années , une espèce de drame sur la
révolution de Juillet, lequel avait été fait primitivement sur
Denis à Corinthe. Le tyran de Sicile était devenu M. delà Fayette,
€t ses écoliers des élèves de l'École polytechnique. De cette
manière déplorable de tracer des caractères en l'air, de créer
des peisonnages abstraits, aujourd'hui malheureusement si
commune, naissent cette déclamation qui remplit les théâtres,
et ces insupportables lieux communs qui laissent flotter deçà ,
delà, les passions, les caractères et le langage. Il est clair qu'un
personnage qui n'est pas nettement arrêté pour le temps , le
lieu et les circonstances, ne peut faire et dire que des choses
communes, générales , sans aucune propriété. Ce n'est pas que
le travail ne devienne ainsi très-facile ; une lamentation sur la
mort d'un fils peut servir , en changeant le nom , pour la mort
d'un père; mais que devient l'art au milieu de cette facilité?
Qu'y est devenue surtout la critique? Habituée à ces ritournelles
générales, à ce fonds trivial et absurde de caractères et de pas-
sions sans réalité , sans individualité , dès qu'elle se trouve en
face d'un artiste qui poursuit chaqueidée dans sa pente spéciale,
chaque passion dans sa direction individuelle , chaque caractère
dans sa nature exclusive , elle ne comprend plus , elle est dé-
pistée , elle s'écrie que le poète crée des exceptions : comme si
vous, moi, chacun de nous n'était pas une exception ; comme si
chaque homme n'avait pas une manière propre et à part de voir,
de sentir, de comprendre et d'exposer les choses ; comme si les
généralités n'étaient pas des entités métaphysiques créées par
l'esprit pour la commodité «lu raisonnement, mais du reste
parfaitement étrangères à la réalité historique , morale et litté-
raire.
Un procédé que M. Victor Hugo ne quitte jamais , c'est d'indi-
quer nettement la valeur individuelle de ses personnages , et de
les i)oursuivre chacun dans la direction propre à son caractère,
à ses idées, à son éducation , à ses i)réjugés. Ne vous demandez
jamais si vous feriez ce (ju'ils font , qui est une mauvaise ma-
nière de raisonner ; demandez-vous si, étant ce qu'ils sont, ils
doivent agir comme ils agissent. Il est possible que vous ne fis-
siez pas mourir votre femme sur un soupçon , comme Angelo;
mais tâchez de vous rappoitor au temps où vivait cet homme ,
supposez que vous êtes ce <iu'il fui , qu'il y a dans votre famille
REVUE DE PARIS. 51
les traditions qu'il y avait dans la sienne , et alors , si le poète
Vu créé selon la vérité historique , il est évident <iue , vous sup-
posant lui, vous n'agiriez pas autrement que lui.
C'est ainsi qu'il faut raisonner i)ar rapport aux cinq rôles du
drame : transportez- vous par l'étude et par la pensée à Tannée
]jô4, dans la ville de Padoue ; reconstruisez en esprit l'exis-
tence dune comédienne comme Tisbé, d'un gouvernein- comme
Angelo. d'un espion comme Omodei, d'une pauvre grande
dame sacrifiée, comme Calarina Rragadini, d'un grand seigneur
déguisé comme Rodolfo , et voyez si , les choses ainsi supposées,
le drame est possible et réalisable dans les conditions où il se
développe. Voyez si tout est bien exact, si chaque personnage
est vrai de la vérité de son époque. Ne cherchez pas si cela est
réel , n'allez pas aux biographies ; vous n'y trouveriez rien : ce
drame est une fiction, comme tous les drames de M. Victor
Hugo. Pour qu'il soit tel que son auteur a voulu le faire , et nous
ne parlons pas ici de l'exécution, mais delà conception, la seule
chose dont l'artiste soit véritablement maître , il faut que ce
drame soit possible avec les personnages qui le réalisent , et
imi)0ssible avec d'autres ; il faut que tout dans ses détails décou-
le immédiatement de ses princijtes ; qu'Angelo, Catarina, Tisbé,
Rodolfo, Omodei, tels que le poète les suppose , respirent dans
les actions qu'ils font et dans les paroles qu'ils disent ; qu'on
pût y mettre leurs noms, s'ils n'y étaient pas : et qu'un histo-
rien, exercé à l'intelligence delà société et des mœurs du moyen
âge, pût affirmer, à l'aide d'indications indirectes , mais infail-
libles, qu'une telle aventure n'a pu se passer qu'à Padoue, vers
le milieu du seizième siècle.
Si le public était plus instruit ou plus juste, s'il voulait ou s'il
pouvait tenter une partie de ce travail historique , qui est si
difficile , si intéressant et si beau, et qui a pour but de raconter
des annales des peuples ce que les annalistes n'en raconterait
jamais , à savoir les détails intimes , les choses domestiques et
morales , il verrait combien c'est une évocation vraie , rigou-
reuse .^ réelle , que celle que M. Victor Hugo poursuit de la vieille
gociété du moyen âge ; combien il en a l'intelligence profonde,
et combien surtout la poésie du seizième siècle revit dans le
style nerveux et coloré de l'auteur A\4nffelo. Mais le public est
malheureusement au dessous d'une étude semblable , et il aime
ôâ REVUE DE PARIS.
mieux croire que l'auteur se trompe , que de s'avouer à lui-même
qu'il ne comprend pas. Ajoutons qu'il est un peu poussé à cette
légèreté par la critique , dans laquelle il n'y a pas un seul écri-
vain , un seul , qui s'osât comparer à M. Hugo , soit pour la
conscience dans le travail , soit pour la grandeur dans la pensée,
soit pour la beauté dans le style ; tandis que, cachés pour-
tant dans le urs forteresses anonymes ou avouées, ils le canon-
nent depuis quinze ans comme un ciiâteau du quinzième siècle,
avec leur artillerie de bois. 11 se passe pourtant aujourd'hui un
fait public qui devrait donner à penser et éclairer les aveugles.
M. Guizot, qui certes peut être cité aussi bien qu'un autre en
France, et même en Europe, comme un iiomme qui a le droit
d'avoir une opinion en matière d'iiistoire , s'est empressé d'ap-
peler M. Victor Hugo dans le comité qu'il a organisé [très du
ministère de l'instruction publique, pour la recherche des mo-
numens inédits relatifs à l'histoire des lettres et des beaux-arts
au moyen âge. Nous ne savons pas quelle figure feraient dans
ce comité les critiques qui ont enseigné l'histoire d'Angleterre
à l'auteur de Marie Tudor ; mais nous savons que M.Hugol'y
fait excellente, et qu'il n'est pas de membre qui y soit mieux
écouté. Le suffrage des critiques de notre temps a certainement
son prix : mais celui de Guizot , qu'il a, doit consoler M. Hugo
de celui de M. Pichot, qu'il n'a pas.
Certes , s'il savait quels ménagemens le poète est forcé d'avoir
pour son inexpérience des ciioses historiques et littéraires , loin
d'être si tranchant , le public serait fort huml)le. 11 y avait dans
le drame tVJngelo une très-belle scène, dans laquelle M. Victor
Hugo recomposait de toutes pièces, avec l'exactitude que les
hommes d'étude lui savent et la vigueur de pincenu qui ne le
quitte jamais, un concili:ibule nocturne , dans lecpiel la police
secrète de Venise s'organise, se distribue, s'exécute. C'était
superbe et terrible. Des amis ont conseillé au poète de suppri-
mer cette l)elle page, et de la remplacer par quelques mots de
lécil , de peur (pie les liistoriens du parterre trouvassent un
coupe-gorge de la forêt Noire dans une assemblée de sl)ires
vénitiens. Ils en sont bien capables ,tels que nous les savons. Il
en a été ainsi de quelques fautes, qu'il a fallu faire. Lorsque
Angelo prépare avec une solennité effroyable le supi)lice de sa
femme , et qu'il dicte les détails du service des morts au doyen
REVUE DE PARIS. 33
de Saint-Antoine de Padoue , il dit, en l)lasonnant l'écusson des
BrasMÏim: coupé (rargent et crazur à la croir rouge, n'osant
pas dire à la croix de gueules. Que vouiez -vous? Sous
Louis XV, l'Académie française exigeait que tonte pièce envoyée
au concours, quelle qu'elle lût, se terminât par une prière à la
sainte Vierge. Gill)ert mettait la prière; M . tlngo met la i'aute. Mais
,s'iiy avait alors, comme aujourd'luii, ridicule et honte pour quel-
(îu'un , ce n'était pas pour te poète.
line fois tous les personnages du drame en présence , et vous
k;s connaissez , il est bien aisé de comprendre comment Taven-
iure va s'ourdir. La Tisbé découvre que Rodolfo ne l'aime pas ,
et Angelo que Catarina le trompe. La maîtresse a son amour à
venger , et. le mari son honneur. Qui est-ce qui allume ainsi ces
deux colères? Omodei. Cet homme est l'une des formes de l'idée
^lemystère qui planepresque toujours sur les dramesde M. Victor
Hugo, et qui leur donne une teinte si grave et si terrible. Gubetta
dans Lucrèce, le Juif dans Marie Tudor, Omodeï dans Jngelo,
sont trois personnages subaltenies, des valets , des riens, qui
dominent jiourtant de cent coudées les hauts seigneurs devant
lesquels ils s'inclinent, comme dans Goethe le serviteur Méphis-
iophélès domine ledocteur Faust, comme dans la vieille comédie,
Frontin et Sganarelle dominent leui's maîtres: c'est tour à tour
Ja malice , l'esprit , la ruse, rinlelligence ; c'est encore et par-
dessus tout la fatalité, la providence ; c'est l'homme de Dieu,
Omodei. Dans M. Victor Hugo, ce personnage, identique au fond,
est conçu selon une admirable variété de formes. Gubetta, le Juif
et Omodei, même chose et trois choses. Gubetta, valet espagnol ,
le Juif, usurier hollandais , Omodei, sbire vénitien. Non seule-
ment ils sont divers de nation , de caractère , de passions , de
langage , mais ils entrent chacun par des motifs diËférens dans
les trois aventures dont ils sont l'anie ; Gubi;lta , en lidèie colla-
borateur de Lucrèce; le Juif, en usurier dominé par l'or;
Omodei, en amoureux méprisé qui se venge. Accuser aj>rèscela
M. Hugo de se copier lui-même , c'est distraction , mauvais
vouloir, ou bêtise. Mo;juez-vous de ceuxqui le disent, elplaignej^
«eux qui le pensent.
C'est dans le palais d'Angelo que se i)assent les silnations les
plus terribles du drame. Tisbé y surprend en tlagrnnl délit la
jnaitresse de son amant, et Angelo l'ajnant de sa femme. J! esf
34 REVUE DE PARIS.
bien clair que Ions les moyens matériels de cette partie dudrame-
sont tirés des lieux et des personnes, Omodei pénètre dans la
chambre de Catarina; et , comme il est espion vénitien , il y. pénètre
en espion, c'est-fi-dire parties portes cachées. Rodolfo y vient,,
conduit par le sbire; et, comme il y vient en amant , il entre
comme les amans, la nuit, avec silence, enveloppé , en se.
cachant derrière les tapisseries. La Tisbé y court, munie d'une^
clef ([u'elle s'est fait adroitement donner par Anj^elo; et, comme
elle y court en femme .jalouse, elle survient, comme les fejnmes
jalouses, au moment ou les amans doivent être réunis, un
Mambeau à la main , par la bonne porte, ne se cachant pas, no
.se gênant pas ; car elle n'a rien à craindre de personne ;ramanfc
.se sauvera , la femme l'implorera , le mari la remerciera.
Concevez , après cela , les gens (fui repi'ochent à 31. Victor
Huga d'employer les couloirs , les portes cachées , les serrures,
les clefs et autres moyens aussi extraordinaires. M. Victor Hugo
est comme tout le monde ; il se sert de ce qu'il a. Il a un palais
du treizième siècle , et il emploie les sei-rures , les clefs et les
couloirs de ce palais, tels qu'ils se trouvent : il ne Ta pas bâti,
il riiabile ; il n'en est pas l'architecte , mais Itôlc. Il est clair
que s'il avait eu une maison de la rue Vivienne, personne ne
serait entré ou sorti sans parler au concierge et demander le
cordon. Ensuite, il est encore évident qu'il ne fait pas entrer
l'amant avec fracas et par le principal escalier , ni l'espion par
la grande porte , ces messieurs n'exigeant pas ordinairement
un aussi grand ajjpareil. Chacun vient à son moment, par sou
endroit , comme il convient, selon ses vues. Le poète ne bâtil
pas des escaliers inutiles à son palais , et ne forge pas des ser-
rures sans fruit à ses portes, pas i)lus qu^il n'ajoute un bras ou
une jambe ci ses personnages II prend le tout selon le temps et
je lieu ; le pakiis eu 1554 , les iiommes dans l'état de Venise.
Voilà ce que la critique oublie. Donnez-nous un palais quel-
conque, dit-elle; nous n'y tenons pas : la première chambre
venue, pourvu quenous ayons des caractères. Mais enfin il faut
bien que ce caractère soit celui d'un j)ersonnage déterminé , à
ime époipie déterminée, dans un lieu déterminé. Tout homme
a un nom, est d'un siècle, habite lui endroit. Ici, l'homme
.s'appelle Angelo Malipieri, il vit en 1554 et il habile Padoue
M, Victor Hugo est donc obligé de vous montrer un podestai
REVUE DE PARIS. 35
vénitien dans un palais ducal, au sein des états de Venise. Il ne
peut pas le montrer dans un palais (inelconfjue , ou dans une
cliambre quelconque; mais dans le palais l)âti par Ezzelin 111 ,
l'adoue,au treizième siècle, et dans la chamljre qu'y habite ,
en 1554, Calarina Bragadini, safemme. Si c'avait été un palais
bâti par M. Fontaine , il vous l'aurait montré pareillement , et
alors vous auriez eu, en effel, des cliamiircs quelcontiues;
mais ce sont les critiques de 1835 qui devaient liabiter des cliam-
l)res de M. Fontaine ; similia siniilibus.
Celte présence dans le même palais , et à la même heure, de
Rodolfo et de Tisbé, d'Angelo et de Catarina, qui est le point
culminant du drame, le moment déclat et de fracas, a passé
h la i)remière représentation comme inie situation ordinaire.
W" Mars , qui avait été si spirituelle , si vive , si gracieuse, au
premier acte, a manqué d'énergie dans son entrée du second.
A sa place , M"" Georges eût fait trembler la salle. Elle serait
venue furieuse, lerril)le, bruyante, accablant de sa colère et de
ses injures Calarina interdite , et mille fois plus elTrayanle par
les cris de sa voix que parla haine de son cœur ; car ce que Cala-
rina doit le plus redouter à pareille heure, c'est que son maii, sou
implacable mari, entende, s'éveille, accoure, la surprenne,
surjjrenne son amant, et les fasse mourir tous deux. Cei)endant
itfHoMarsareprissahauteurhaljiluelledès la sei^onde moitié de ce
acte, au moment où elle retrouve ce crucifix dont l'histoire est si
touchante , et quia été une occasion , pour lauleur des Feuilles
(VJutomne , d'épancher ce qu'il a dans l'ame de grave et de
religieux.
Au troisième acte, la résignation douloureuse de Tisbé et la
noble colère de Catarina ont constamment ému la salle. C'est
«pielque chose de si beau quece troisième acte, même ai)rès le se-
cond? La sujipression de la scène du conciliabule des sbires,
dont nous avons jtarlé , a jeté sur toute celte jtarlie du drame
un mystère terrible. Tout d'un coup, sans préparation, on voit
Angelo commander au doyen de Saint-Antoine un service funè-
()re pour quelqu'un qu'il ne nomme jtas ; il dicte le cérémonial
de ces obsè(sucs avec un flegme et une exactitude «jui font
trendilei', allant au-devant de toutes les (jueslions elles coupant
à leur racine. Ce petit détail, qui aura peut-être peu frap|)é la
jdupart des spectateurs, est une preuve de l'exactitude avec
Ô6 REVUE DE PARIS.
laquelle M. Victor Hugo reconstruit les époques et les hommes
du moyen âge. Cette scène ne pouvait avoir lieu que dans les
états de Venise ; car ce n'est que là , dans toute la chrétienté ,
que la puissance civile donnait des ordres à la puissance ecclé-
siastique , même pour la police des églises et les détails des
cérémonies. Lorsqu'on entend Angelo ordonner de ne mettre
pour tout ornement aux tentures funèi)res que les armes de
Malipieri etde Bragadini, on devine aussitôt que ce mort qu'on
enterre ainsi est encore vivant , que c'est Catarina. A partir de
là, la scène devient magnifique par l'auteur et par l'acLeur;
]\Imc Dorval y vaut le poète.
Voilà quel avantage il y a pour un auteur à placer son drame
au seizième siècle : il trouve sous sa main mille^instrumens su-
perbes dont il peut user à son gré. D'abord cette habitude des
poisons , si vieille et si commune en Italie, depuis la famille des
Claudiens jusqu'à la famille des Borgia ; puis, dans la situation
présente, un Angelo Malipieri , personnage princier, qui a eu
quatre doges dans sa famille, qui fait venir chez lui le doyen de
la cathédrale , fait tendre les églises de noir et réciter les offices
des morts, sans être obligé de dire pour<{uoi ni pour qui. En un
quart d'heure , voilà loule une ville qui tremble. Angelo n'a qu'à
dire un mot, et un échafaud se dressera ; à faire un signe, et
une tèle tombera ; tout cela simplement, naturellement, sans
objection. N'y a-t-il pas dans ce temps et avec ces hommes
mille moyens de drame qui n'existent plus aujourd'hui? D'allei"
reprocher à M. Victor Hugo l'emploi des souterrains ce n'est
que ridicule. Lorsque Angelo croit que Catarina est morte, il
est clair qu'il doit la faire enterrer. Or , comme toute grande
famille, et celle des Malipieri aussi bien que les plus grandes,
ses pareilles, avait dans son propre ])alais le caveau où s'ense-
velissaient tous ses membres , on descend Catarina dans la fosse
qui lui revenait parmi les siens. Seulement Tisbé, qui sait que
ia morte n'est qu'endormie, gagne les deuxhommes qui doivent
l'ensevelii' , fait sceller la tombe vide et transporter Catarina
dans son palais , pour la rendre à Rodolfo. Il n'y a donc là ni
caveaux , ni souterrains , ni fantasmagorie : il y a ce qu'il faut ;
une critique inutile , tout au plus. Que dire encore à ceux qui
trouvent que la léthargie de Catarina est tirée décolle de Cathe-
rine Howard? rien ; .sinon , à ce compte, ((ue celle de Caliierine
REVUE DE PARIS. 37
Howard est Urée de celle de Sldiiey ; celle de Sldney , d'un ro-
man du chevalier de Moiihy , les Aventures du philosophe
Rametzi; celle-ci de mille autres apparemment. On arriverait
Méntôt par ce chemin ù Irouver que tous les poètes qui se ser-
vent du poison copient Rodot/une , et que tous ceux qui se ser-
vent du poignard copient Zaïre. Comme si, pour juger deux
moyens de drame analogues , il fallait regarder ù leurs circon-
stances matérielles , plutôt qu'à l'usage qu'on en fait, et aux
situations qu'ils amènent !
Peu de pièces ont produit sur le pu!)liciun8 sensation plus pro-
fonde et plus soutenue. Or émouvoir un ])uhlic de première repré-
sentation , c'est presque aussi surprenant que ce que la fahle
raconte d'Amphion et d'Orphée. On ne sait pas en général ce que
c'est que ce public, à pareil jour. Les journalistes avaient cin-
<[uante stalles d'orchestre sur (;uatrc-vingts, et quarante-deux
loges sur soixante-dix. Nous racons vérifié. Saupoudrez en-
suite l'assemblée d'à peu près cinq cent cinquante dramaturges
ou vaudevillistes, dramatisant ou vaudcvillisant sur le pavé de
Paris , lesquels ont leurs entrées de droit ; rappelez-vous la
sympathie profonde que ces messieurs, journalistes , vaudevil-
listes et dramaturges , manifestent depuis quinze ans pour
M. Victor Hugo, et vous aurez une idée des dispositions bienveil-
lantes de l'assemblée.
Cependant l'assemblée est restée calme , à cela près de quel-
ques toux littéraires , d'abord opiniâtres, mais qui ont pris à
la fin le drame comme un sirop. Nous ne disons i)as ceci pour
chanter victoire au nom de M. Victor Hugo , parce que là où
les haines remplacent les doctrines, les choses nese passentplus
logiquement ; mais voyez pourtant comme le public change , et
comme l'opinion se modifie. De llcnmni à Angelu , quel i)as
immense ! Il y a , il est vrai, une partie du public qui change
moins vite, et qui en est encore à ses vieux erremens ; ce sont
ces quelques jeunes gens, à habitudes étranges, bruyantes,
fanfaronnes , copistes des roués de la régence , mais coi)istes
inexats et ridicules, qui ont bien les vices des seigneurs mus-
qués de Louis XV mais qui n'en ont ni l'esprit , ni les manières ,
ni les beaux noms. Ce seraient des juges parfaits posn-un i»oèle,
si un drame se menait comme un cheval; mais, par malheur
pour eux . et un peu aussi pour nous . on achèie à la porte d'iw
-58 REVDE DE PARIS.
théâtre juste la place qu'il faut pour s'asseoir . sans l'intellî-
gence qu'il faut pour comprendre , et l'expérience qu'il faut
pour juger. Cette jeunesse s'était trompée mardi dernier; elle
avait pris le théâtre , où elle brille peu, pour le Bois, où elle
brille beaucoup.
Un attrait particulier de ce drame , c'était de réunir deux ac-
trices ayant chacune de vives sympathies dans le public ; que
l'opinion fait rivales et que la chronique faitlennemîes , comme
si les grandes jalousies pouvaient germer à côté des grands
frflens. Le fait est que si, par malheur, cela était vrai , ce que
nous ne croyons pas , elles auraient eu l'une et l'autre un sujet
de douleur bien amère, carellesontété admirables toutes deux,
^'ous avons attendu deux représentations i)0ur en parler ; mais
à la seconde, comme à la première, elles ont été vraiment ad-
mirables. C'est même une étude bien belle à faire sur ces deux
actrice éminentes, que de les voir revenir sur leur premier jet,
corriger, retoucher, raturer, forcer ici, adoucir là-bas! On
sent qu'après deux ou trois essais encore , le ton princi-
pal de leur jeu sera arrêté, ses formes fixées, son bronze
figé,
M"" Mars a eu les honneurs du premier acte. C'est , dans le
poète, du détail aisé, piquant, divers ; dans l'actrice, de l'es-
prit , de la finesse , une infinie gracieuseté en toutes choses , dans
b voix, dans l'œil, dans le geste. Au second acte, il nous
semble qu'elle a faibli. Elle n'est pas assez furieuse , assez ter-
ri!)le. Ce n'est pas la femme qui annonçait au premier acte
qu'elle tuerait sa rivale, si elle en avait une. Cependant, dès
ciu'elle retrouve le crucifix de sa mère , elle nous a paru repren-
i\ve sa hauteur habituelle ; on n'est pas plus noble , plus géné-
reuse, plus attendrissante. Au troisième, elle est encore bien
belle et bien touchante, quand elle lit la lettre de Rodolfo. Au
quatrième, il lui manque d'être secondée. Dans une scène à
deux , on n'est pas superbe à soi tout seul. Dès qu'elle est frap-
pée, elle redevient M''» Mars , aux derniers mots qu'elle pro-
nonce , c'est d'une douleur à fendre l'ame,
Mme Dorval n'entre qu'au second acte. Sa scène d'amour avec
Rodolfo est exquise , pleine de choses naïves , folles , charman-.
les. Au moment où Tisbé vient la surprendre, le drame. <|ui
devrait éclater, s'abaisse, s'efface, disparaît presque. Ce devrait
UEVUE DE PARIS. SU
tHre le plus beau , c'est le plus faible. Cette scène est encore à
romi)rendre , à créer, à jouer. A qui la faute des deux actrices?
car il y a évideniinent faute , parce que c'est là le point cajjital
du drame ; nous n'en savons rien. Au troisième acte, M"'^ Dor-
val est sublime. 11 y a , dans sa colère et dans son mépris pour
Angelo et pour Catarina, toute la vivacité d'une femme et toute
la dignité d'une dogaresse. Les habitués de la Comédie-Française
lui reprochaient, l'an dernier, de n'être pas noble ; ils n'ont
jamais vu certainement une noblesse de meilleur aloi que
celle-là.
Beauvalet semble un des meilleurs acteurs du Théâtre-Fran-
çais , et jieut-étre celui de tous qui est le plus capable de devenir
excellent. Ceci soit dit malgré l'oubli oîi on le laisse , et précisé-
ment à cause de cet oubli. Que voulez-vous que devienne un
acteur qui ne joue que des doublures, quand les autres n'en
veulent pas? et puis , on est bon pour une chose, et médiocre
pour une autre chose. Le tort de la Comédie-Française , c'est
d'étendre ses acteurs sur un lit de Procuste , et de vouloir qu'ils
aient tous même longueur, et qu'ils jouent de la même manière
les mêmes pièces. On y fait ainsi des médiocrités insupportables,
voilà tout ; Périer et M"« Plessis. Beauvalet a été superbe : nul
n'aurait joué , comme il l'a fait. Avec ce rôle , il se fera certai-
nement une réputation. M. Victor Hugo lui aura porté bonheur;
car il joua , dans le Roi s'amuse , le rôle de Saltabadil d'une
façon très fine et très spirituelle.
Provost, qui vient de débuter d'une manière remanjuabli;
dans VOrgon de MoUère, a , dans le drame A' Angelo , un rôle
court et coudoyé de rôles éblouissans. Il y disparaît un peu.
Cependant il dit très bien son morceau du premier acte, Geffroy
est le seul qui n'ait pas saisi l'esprit de son rôle, et qui ne l'ait
pas convenablement joué. Malheureusement il parait que Pin-
succès le déconcerte , car plus il va , plus il a lait de fautes.
Nous lui disons ceci sévèrement , parce que le succès qu'il vient
d'obtenir dans l'Jmbitieux et dans Chatterton prouve qu'il a
du mérite.
Un mot sur les décors: ils sont très-exacts comme architec-
ture, très-beaux comme peinture, trop beaux peut-être; pas
assez réels, pas assez appartement, pas assez chambre à cou-
cher. Ils font du reste le plus grand honneur aux jeunes artiste.?
40 UETUE DE l'AUIS.
(!iii les ont exéciités. Seulement ils auraient dû prendre garde
auxécussonsquidéoorent les meubles et les murs: ces écussons
sont presque tous faux. Ces messieurs les ont peints, mais ils ne"
les ont point I)lasonn(''s.
Grainier deCassagnac.
CHATTERTON
MOINE ROWLEY.
CHATTERTON.
«i Voyez celle ombre ! elle semble saisir un manuscrit rongé
« par le temps. Autour d'elle se dressent des écussons armoriés
■< et de poudreux parchemins. — Oui, c'est lui! c'est l'étonnant
> jeune homme des plaines de Bristol, qui, sous la robe de Rowley,
■I nous fit entendre des chants si solennels. A peine adolescent,
)i il fut déjà plus qu'un homme. Mais son destin fut accompli
11 avant même qu'il fût commencé. Son esprit sublime prit un
ji vol au-dessus de l'humanité. Ce fut avec le regard d'un ange
> qu'il contempla la nature, et que , du sommet de sa fierté, il
;> apprit à juger les choses de ce misérable séjour. Méprisant
11 les hommages tardifs d'un siècle ingrat, il livra son cœur dé-
)> sole aux conseils des furies, et le sombre désespoir offrit à ses
n lèvres la coupe mortelle. » — Cette stance mélancolique, et
d'une couleur si profonde, fut écrite sur la tombe de Chatterton,
peu de temps après sa mort, par le poète Preston, écrivain plein
d'énergie, quoique appartenant à l'époque littéraire de Johnson
et de Hayley. Aussitôt après la fin tragique de l'infortuné, tous
les hommes de lettres, tous les poètes, et tous les biographes du
lemps, vinrent à l'envi jeter une tardive couronne sur la tombe
TOME V. A
42 RITUE DE PARIS.
inconnue de celui en qui on était enfin obligé de reconnaître
le martyr de la lyre, pour rappeler l'expression générale dont
on se servit. Je dis la tombe inconnue ; carie pauvre Chatterton ,
heureux encore d'échapper à la barbare sentence dont la loi
anglaise punit le suicide, fut enterré, après vingt-quatre heures
d'agonie cruelle, le 25 août 1770, dans le cimetière du dépôt des
pauvres de Shoe-Lane, à Londres. La destinée , le caractère, les
ouvrages de ce génie si jeune et si tôt moissonné, offrent un
ensemble si extraordinaire ; sa vie et ses opinions ont donné
lieu à des jugemens si contradictoires, et souvent si outrageans ,
témoin Todieuxlibelle de Suarddansla Biographie à^Wic\vdu*\.
que ce serait sans contredit une étude bien curieuse d'analyser
les mystères d'une des plus étonnantes organisations qui fut
jamais. Voici quelques notes recueillies dans ce but , et que la
lecture attentive de ses poésies nous a fournies. Ce sont prln
cipalement des détails de caractère et des citations exacte;
qui pourront peut-être donner l'idée d'un travail sérieux.
D'abord, Chatterton a été calomnié dans sa patrie, principa-
lement par l'éditeur de ses Miscellanées (Londres, in-S", 1778) ,
et par Horace Walpole, dans ses Lettres à cet éditeur. Wal-
pole, prétendu Mécène des gens de lettres du temps, avait
contre Chatterton le grief d'avoir fort mal et fort froidement
accueilli la demande de protection que lui fit le jeune homme
luttant contre la misère. On sait que Tacite a dit que c'est i;ii
penchant naturel du cœur humain de détester ceux qu'il mal-
traite. Ensuite, l'éditeur posthume a osé dire que chez Chatter-
ton , il le libertinage était aussi apparent que le génie, n Voyous
d'où cette accusation peut provenir. En Angleterre, pays d'into-
lérance spéculative, s'il en fut jamais, on ne pardonne pas l'ir-
réligion. Le voluptueux prélat anglican, qui passe sa vie dans
les fumées du Claret et au milieu de sa meule de lévriers, y ei,l
mieux toléré que l'écrivain honnête qui imprime deux ou trois
phrases bien ou mal raisonnées contre la Bible. Ainsi est faite
la vieille Angleterre. Sous ce rapport, le pauvre Chatterton avait
prêté le flanc à d'injustes soupçons ; de ce qu'il s'est annoncé
comme esprit fort, on a judicieusement conclu qu'il devait êtu;
un franc libertin, et voici d'après quels motifs. Dans sa premièr(!
jeunesse. Chatterton reçut de sa sœur, en étrenne, un petit por-
Jpfeuille de maroquin; au lieu de le mettre en pièces, suivant
REVUE DE PARIS. 45
i'irrésislible tendance des enPans, il y écrivit des vers, et le ren-
dit à cdle qui lui en avait fait cadean. Ce ne fut que plus tard
«lue l'on découvrit que Ciiatterton avait écrit sur l'un des feuil-
lets le morceau étonnant que nous allons traduire , œuvre d'un
enfant de onze ans et demi :
WiLL (ou \Vill\m) l'apostat ( vbps à huit syllabes, rime*
suivies ).
« A l'époquedu vieux temp,, quand le pouvoir de Wesley (1)
i> allait en augmentant d'heure en heure, Will l'apostat, dont
'> le commerce baissait . résolut aussi de faire son marché (2).
i> Aussitôt il va tout droit trouver Wesley, en prenant une mine
i> grave et solennelle. Ce fut en ces termes qu'il apostropiia le
'> saint homme : i; Mon bon monsieur, votre doctrine me pa-
II rait la meilleure; votre serviteur veut devenir un ff'esley ;
Il enseignez-moi bien vite vos principes, n — Alors le prédica-
I) leur lui apprit largement comment il devait se conduire dans
Il ce monde. Notre homme l'entend, consent, remue la tète,
Il déclare que chacun de ses mots sont paroles de Dieu, et, rou-
1) lant ses yeux hypocrites , s'écrie; <i Ah î que votre secte est
Il bienheureuse! Je le jure, niBingham, ni Young, ni Slilling-
11 fleet (5), ne pourront me faire reculer. )> Alors il entama l'his-
II toire de sa position , et lui dit combien le sort l'avait dure-
t raenttraité.Ilfinitparlesupplierde faire unepelite.quèteàson
Il profit dans la prochaine assemblée ; à quoi le prédicateur ré-
)t pondit: <t Prends courage, la quétesera tout entière pour toi! )>
Il Dès-lors le converti se plongea dans les affaires de la secte,
n prit un visage bénin et une démarche de fausse humilité, et,
)i comme tout l'extérieur de sa vie fut soigné et grave , on vit
(1) Célèbre fondateur de la secte f.inaliipie des méthodistes.
(2) Voici la coupe de la pièce de CliaUeiton, (pii tient, par la con-
dsion et la facilité, du genre de Swift. iNoiis citerons les quatre pre-
miers vers.
In days of old, when Wesley's power
Gather'd new strengtli by every hoar,
Apostate Will jusl sunk in Irade
Resoly'd his bargain shouki j)c niade.
(3) Savans théologiens de l'église anglicane.
44 REVUE DE PARIS.
» paraître en toute sa personne le vrai méthodiste. Toutefois .
» quel que fût son extérieur , son cœur n'était pas moins resté
i> apostat. Bien qu'il affichât hautement la plus sainte Hamme ,
» et qu'il fît partout retentir le nom de Wesley , il ne resta
)• prédicateur et tout le reste, qu'autant qu'il y gagnait de l'ar-
)> gent. Il appuyait surtout avec feu sur la maxime: Que tout
11 travailleur mérite salaire !
)> Mais il arriva un beau jour , et précisément au milieu de sa
» sainte carrière , qu'une belle et bonne place s'offrit à sa vue.
u Alors, aussitôt, adieu les méthodistes ! Plus ne voulut être du
)» corps. Les protestans lui parurent infiniment préférables.
)> Tout de suite il courut sans s'arrêter vers le curé , et ainsi
I» parla au révérend personnage : u J'étais méthodiste, il est
)) vrai; mais l'esprit de pénitence me ramène à vous. Oh! s'il
» était de votre bon [)laisir que je pusse remplir la bonne place
I» vacante , combien je m'en acquitterais avec justice, combien
1) je ferais dans ce poste ce qui est bien et convenable ! n Le
)> curé, sans se faire prier, lui accorde sa demande ; l'autre s'en
Il va bien vile prendre la place. En conséquence il s'y installa,
n et il la remplit encore , en y déployant un zèle un peu hypo-
n crite. Il
Cette pièce , transcrite par Chatterton sur un petit feuillet du
portefeuille, porte la date du 14 avril 1764, Ce fut la première
production du jeune poète. L'auteur de ce satirique badinage
contre les dévots de secte était alors élève gratuit de l'école de
charité de Colston , à Bristol. Malgré cette pointe d'épigramme
contre l'Église, il n'enïut pas moins soleimelleinent confirmé ,
six mois plus tard, par l'évêque, et reçut ce sacrement anglican
avec toutes les apparences d'un cœur religieux. Mais que peut
être, en général, l'orthodoxie d'un enfant de douze ans? Au
surplus, ce mélange de sentimens différens dans l'esprit de
Chatterton s'explique très-bien par la pente mobile de ses idées,
dont sa sœur. M""" Newton , a donné l'esquisse suivante : n II
était généralement, nous dit-elle, d'un tempérament très- inégal,
.le l'ai vu quelquefois si sombre, que pendant des jours entiers
il ne voulait pas articuler une parole et ne parlait que par force;
d'autres fois , au contraire , il était de la plus folle gaieté, n Tel
fut donc l'esprit de Chatterton , qu'après s'être moqué des tar-
tufes du méthodisme, il communia avec ferveur. Il mit en vers,
REVUE DE PARIS. 45
à ce sujet, des cliai)ilros de Job et d'Isaïe ; et aussitôt par un nou-
veau bond de son imagination capricieuse, il lança une épître
satirique très-amère contre le pédagogue en chef de la petite
école. A la même époque, ce singulier enfant se mit à apprendre
tout seul la musique et le dessin ; il réussit même à dessiner avec
facilité et correction, témoin son dessin pour la statue projetée
du maire Beckford ,« que l'éditeur des Miscellanées a mis en
tète de l'édition de 1778. Le 1" juillet 1707, Chatterton sortit
de l'école de charité et fut engagé , en qualité d'apprenti , chez
un avoué de E^'istol , John Lambert . Cette déportation intel-
lectuelle devait durer sept ans. Les biographes et éditeurs
posthumes de Chatterton disent qu'il fut placé comme appren-
tice. Il faut enlendrepavcemot petit clerc ou saute-ruisseau,
en terme de basoche. Voici les conditions du posteet de la nou-
velle vie de Chatterton. Sa mère payait à maître LarabertlOgui-
nées par an pour son fils : à ce prix, le procureur s'engageait
à le nourrir, à l'habiller et à le loger; sa mère devait le blanchir
et l'entretenir. Il partageait la chambre à coucher du petit do-
mestique de la maison , et il fallait que tous les matins , à huit
heures, il fût rendu à l'étude de l'avoué, où il restait jusqu'à
huit heures du soir. Il avait alors deux heures pour se prome-
ner; car on exigeait qu'il fiU rentré à dix heures, l'avoué
demeurant dans une maison assez loin de l'élude. Lorsque, plus
tard, on découvrit quel génie précoce avait porté la veste du
petit clerc de Brislol, maître Lam!)ert rendit ample témoignage
à l'exactitude et à la régularité de conduite de son saute- ruis-
seau, qui n'avait alors que quinze ans. 11 n'arriva qu'une seule
fois à Chatterton de rentrer à heure indue , et encore s'était-il
laissé attarder par une visite chez sa mère. Une seule fois aussi,
maître Lambert se crut obligé d'avoir recours à une correction
paternelle, à la manière anglaise; et pourquoi? Parce que le
jeune Chatterton avait profiler de son séjour chez l'avoué pour
adresser une violente lettre anonyme à son ancien maitre d'école
Warner, sous la férule duquel il avait long-temps souffert.
Jean Lambert lui reprocha cependant une humeur sombre et
fière , enfin quelque chose d'insociable dans ses goûts. Mais il
faut remarquer que Chatlerton passait la plus forte partie de
son temjjs ou enfermé dans l'étude ou enfermé dans la cuisine.
A quoi il faut ajouter que la bibliothèque de maître Lambeil
4.
46 REVUE DE PARIS.
élall formée uniquement de livres de droit, hormis cependant
un exemplaire de la Britaniiia de Gambden (où il est infiniment
l)robal)le que Chatterton puisa la première idée du style antique
de ses poèmes de Rowley), et que de i>lus , le petit clerc avait à
parfaire un bien fastidieux travail de fondation , lorsque Tavoué
était absent ou que les plaideurs étaient rares. Ce travail, qui
dut être une véritable galère pour le pauvre Chatterton, consis-
tait à copier des Précédons, dont il réussit cependant à remplir
un volume in-folio de trois cent quarante-quatre pages, écrites
d'un caractère très-serré. Ce fut cliez son avoué et en 17G8,
qu'il paraît avoir conçu le projet audacieux, autant qu'original,
de donner au public, comme ouvrages d'un vieux moine, les
poésies célèbres que ce jeune enfant sut revêtir d'une telle
teinte d'antiquité de style et de tableaux, que des critiques aussi
exercés et aussi érudits que Milles et Green y furent trompés.
Mais celte question , du plus curieux intérêt littéraire, mérite
d'être traitée séparément , et nous la réservons en entier , ainsi
que l'analyse et les citations de Rowley, pour un article spécial.
On voit donc que Chatterton usa les premières impressions de
sa verte et ijrillanle imagination à copier les Précédens de la
jurisprudence anglaise. Cependant il sut joindre d'autres tra-
vaux à un aussi ingrat labeur. Chatterton avait trois amis dont
les conseils ne furent pas sans influence sur sa destinée litté-
raire. 11 se lia intimement avec un M. Thistleth\\aite, dont il
avait fait la connaissance à l'école, comme ami du sous-maître,
et qui tolérait les épigranimes de Chatterton contre le despo-
tisme du maiti-e en chef, à qui l'enfant poète ne pardonna
jamais. Les deux autres étaient M. George Catcott, ferblantier
à Bristol, et le chirurgien William Darrett, tous deux smcères
partisans des poèmes du vieux moine Rowley. Le premier vint
souvent lui faire visite chez l'avoué, etil nous a transmis ce cu-
rieux tableau des travaux favoris du petit clerc, «i Quelquefois,
dit-il, je le trouvais tout enfoncé dans l'élude du blason et des
anti([uités anglaises , toutes choses dont il me parut s'occupei-
avec un goût Irès-marqué. D'autres fois je le trouvais comme
perdu et noyé dans les méditations subtiles de la plus profonde
métaphysique, ou bien ai)sorbé en l'élude des hauts problèmes
des mathématiques. Bientôt il jetait tout cela au vent pour s'oc-
ouper di; musicjue et d'astronomie , sciences dont il ne connais.-
REVUE DE PARIS. 47
sail absoliiincnl que la pure lliéorie. La médecine elle-même
ii'étail point sans puissance sur son ardente imagination; et je
l'aisouvent entendu |)arler de Galienetd'IIippocrateavec l'abon-
•Jaiice et le dogmatisme d'un empirique de profession, n M. Tliisl-
letliwaile aurait bien dû nous dire comment maître Lambert
slolérait tout ce scandale dans son étude. Un singulier trait duca-
4-actère de Chatterton, c'est que son esprit était esclavedes astres
Il s'imaginait que l'époque de la pleine lune lui était favorable,
et alors le lever du soleil le surprenait la plume à la main. Heureu-
sement pour Chatterton, le dimanche est jour sacré en Angleterre.
Toute cette journée-là , il s'échappait du registre des Précédens
et courait s'égarer dans les belles campagnes qui environnent
Bristol ; il y portait ses crayons et revenait rarement sans rap-
porter queU[ue dessin de paysage ou de vieille église gothique.
Il paraît qu'à cette époque de sa vie , Chatterton avait à peu
près oublié les impressions religieuses de sa confirmation
par l'évêque de Bristol. Ce fut à ce temps, c'est-à-dire au com-
mericement de 176'J, que l'on place la date d'une des plus fortes
et des plus singulières de ses compositions, de celle surtout
qui a Hétri son caractère moral devant l'intolérante société an-
glaise. Il est vrai que le jeune auteur y attaque corps à corps
tn révélation, et y professe un certain épicuréisme philosophique
un peu effronté, et tout-à-fait inouï, envisagé du point de vue
des idées britanniques. Voici la partie philosophique de ce mor-
ceau , qui est intitulé, Ifappmess, le bonheur.
LE BONHEUR. — 1709.
11 Puisqu'il n'a pas été ordonné que l'homme pût être heureux,
)) tâchons au moirtS de nous rendre aussi heureux que possible.
)• Possédons-nous de la fortune ou de la gloire, des amis ou des
11 filles (frien dor tvhor); croyons seidement que c'est là le
11 bonheur, et n'en demandons pas davantage.
)i Salut! ô Uévélalion! nymphe qui le caches dans les spliè-
'.< res (1) ! Pour le petit nombre tu es une divinité , pour le plus
(1) 11 est inutile d'avertir combien les vers de Challerton , comme
ceux de tout poète vigoureux et concis , sont dilficilos. et même im-
possil)lus à traduire. Uu Anglais, homme d'esprit, disait lrès-I)ifii
4S REVDE DE PARIS.
grand nombre tu n'es qu'un nom; tu n'es pour la raison
qu'une lanterne sourde , mais pour la superstition tu es un
soleil. Sans cesse on veut confondre ta cause mystérieuse
avec tes effets. A ton aspect, nous ne pouvons jouir que d'un
bonheur entièrement idéal, d'un bonheur en apparence aussi
brillant qu'un rêve d'ambition ou qu'une physionomie de
beauté, mais en réalité ce n'est qu'une ombre harmonieuse,
ce n'est que la vérité imaginaire qu'entrelace un réseau mys-
térieux. — Et ce repos d'un instant qui vient interrompre les
noirs soucis dont sont accablés sans cesse les prétendus rois
de la création , à qui le doivent-ils ? A de légers caprices et à
de purs préjugés. Le seul dieu que nous connaissions bien,
c'est l'opinion. Où place-t-on la base des religions? sur rien
autre chose que l'inclination frivoleale chacun. Lorsque les
mortels, tourmentés par leurs prêtres, s'avancent sur la voie
étroite, obéissant à de superstitieux préjugés , on leur dit :
ce chemin mène au ciel; n mais, chose bizarre , une autre
conscience s'écrie que ce même chemin mène à l'enfer. La
conscience, qui sait prendre tour à tour les aspects du camé-
léon changeant, réfléchit toutes les doctrines et ne reste lidèle
à aucune. Lorsque le fils sanguinaire de Jessé (David) s'aper-
çut qu'un mystique sacerdoce imposait la terreur aux Juifs,
il revêtit un éphod conforme à son cœur, et il chercha le
Seigneur , et il le trouva toujours à ses côtés ; au milieu des
assassinats , des adultères , des cruautés et des débauches , le
Seigneur était avec lui, et tout ce qu'il fit était juste.
» Et toi, prêtrise, bandeau universeldu monde, idole au pieds
de laquelle rampent les nations, source de nos maux , origine
du péché ; toi qui dus à la crainte ta première apparition , con-
tinue de nous prodiguer tes bienfaits imaginaires et de voiler
ton Elisée sous les nuages du doute ! Puisque tu prétends que
le bonheur présent s'use par la possession, dis-nous que
de pareils essais que c'étaient non des traductions, translations ,
mais de véritables déportations, transpovtations. Voici trois vers
de Chatterton au commencement de cette épître :
Hail révélation, sphère envelop'd dame.
To some divinity , to most a name,
Reason's dark lanthorn, supei'stition's sun.
lŒVUE DE PARIS. 40
i> notre félicité est remise au monde à venir ! Et si par hasard
!> tes fîls dédaignent ton vaporeux fantôme ; si leur raison , com-
)) mençant à poindre, semble vouloir les mener droit , ah! présente
i> alors à leurs regards quelques magnifiques bagatelles. Peut-
i> être prendront-ils ces hochets brillans pour de l'or , et se jetant
i> à la recherche de médailles ou de joujoux , peut-être réussiront
;i ils à se distraire par ces plaisirs d'un moment.
» Mais, pour revenir à mon sujet, je le demande, placés
» comme nous sommes . au milieu du vaste océan de la pensée.
)> comment gouvernerons-nous comme il faut nos opinions et
)i notre vie?— Ah ! le contentement c'est le bonheur, comme
i> disent les sages. Mais qu'est-ce que le contentement? Le rêve
i> d'un jour.— Ainsi ,ami, que ton golit soit ton guide, et surtout
)> garde bien ta superstition.!)
Voilà sans doute de singulières pensées, bien originales, bien
sombres , bien audacieuses en un mot. Il ne s'agit plus ici de
s'extasier sur la précocité d'un enfant; il faut avouer que rare-
ment l'âge et la plus longue expérience comme la plus désolante
vie n'ont inspiré à un poète des vers plus empreints d'esprit
méditatif et des idées jaillissant d'une source plus profonde. En
lisant l'original , et surtout en mesurant l'extrême concision de
la pensée anglaise même , on a bien de la peine à se persua-
der que le petit saute-ruisseau de maître Lambert, avoué à
Bristol, ait écrit tout cela. Au surplus , tout est extraordinaire
dans cette pièce, dont nous n'avons extrait que le commen-
cement et la fin. Le milieu de l'épître est entièrement satiri-
que et fort plaisant. Chatterton semble avoir eu , en l'écri-
vant , le dessein de se moquer de ses amis même les plus intimes ,
et , chose slnguUère, ce fut en première ligne , le ferblantier ou
potier d'étain de Bristol , Catcott , ce même industriel auquel le
poète confia les essais de ses imitations du vieux style, qui
essuya ses premières épigramraes. 11 est vrai que l'ambitieux et
lomanesque ferblantier offrait un modèle des plus grotesques
aux crayons de Chatterton. Suivant Herbert Croft, le premier
des biographes du poète, qui ait publié ses lettres intimes à sa
mère et à sa sœur, Catcott s'était distingué aux yeux de tout
Bristol par deux exploits qui ont justement i ; mortalisé sa
mémoire ; le premier fut une ascension sur la corde jusqu'au
clocher de l'église Saint-Nicolas , pour y placer de ses propres
50 REVUE DE PARIS.
mains Is dernière pierre de la flèche, portant une inscription
laudative de ce trait d'extravagance; le second fut le i)assageà
cheval de la rivière qui arrose Bristol , sur quelques planches
minces, jetées d'un bord à l'autre. On conçoit facilement que
de telles aventures durent allumer la verve satirique de Chatter-
ton , dont nous ne citerons que ce passage, concernant le digne
ferblantier.
1) Catcolt a terriblement envie de faire causer le public et
1» d'occuper la renommée. Il ne songe qu'à rendre son nom
)> immortel. Pour y parvenir , le voilà qui dresse un autel de
:• fer-blanc i)our porter ses titres et attester son commerce :
i> voyez la burlesque pompe de ce monument, qui couroi\ne
1» une flèche hardie ! C'est pour apprendre à l'avenir qu'un fer-
» blanlier est mort. »
Dans la même pièce, Chatterton , si étroitement lié avec le
chirugien Barrett, a dirigé les traits les plus vifs contre la mor-
gue delà Faculté, à pro;)os d'une sortie pleine de vigueur et
d'originalité contre l'éducation. Voici ce curieux passage:
)> C'est toi. Éducation, qui as toujours tort; c'est à toi qu'il
1) faut renvoyer les malédictions du genre humain .toi l'auteur
it de tout notre avenir , toi la source première de notre
Il croyance, de nos désirs, de notre destin. Aussi, voyez ce mé-
)i decin: sur chacun des atomes de son individu la nature fidèle
11 a gravé le mot de pédant. Mais c'est l'éducation , l'éducation
)t toujours aveugle , qui lui a remis la patente de boucher du
)i genre humain, n
Ce style singulier se reproduit dans les autres parties de cette
pièce , où Chatterton immole tour à tour les écrivains fanatiques
d'éloges entre eux , les stupides courtisans deslettres, et surtout
les robustes pédans des universités de sa patrie. Comme pour
faire éclater le contraste profond dessentimens opposés qui se
disputaient l'empire de cette ame, si jeune et déjà si imi)ression-
nable, nous citerons encore une autre composition qu'on a
rapportée à la même époque , et que Chatterton a nommée /a
Résignation. Dans son épître sur le Bonheur, on voit éclater
un vide absolu de croyance , un scepticisme voluptueux mêlé de
satire amère. Ici au contraire on croit entendre une ame remplie
d'espérance et de foi verser sa peine dans le sein de Dieu. Rien
de plus touchant et de plus chiélicn que les stances suivantes ,
REVUE DE PAUIS. 51
dont noire traductions va criiellemenl clt'triiire le parfum et la
grâce mélancoli([ue. Nous les citerons cependant A tout événe-
ment, pour faire ressortir coml)ien l'aine de Chatterton renfer-
mait de contrastes de sentimens , et combien elle savaits'altaclier
par momens à ces douces consolations religieuses qu'elle rem-
plaça plus tard par le désespoir et par le suicide.
La Résignation (vers à 8 syllabes, rimes croisées).
Il 0 Dieu dont le tonnerre él)ran1e le firmament, dont le regard
» embrasse l'atome de notre globe, c'est à toi que j'ai recours,
i> toi mon unique rocher. Dans ta justice, j'adore encore ta mi-
» séricorde.
!> Combien les circuits mystérieux de ta volonté , combien
» l«s ombres de ta céleste lumière surmontent toute la puissance
1» de notre entendement fragile! Mais tout ce que veut rÉternel
>i est bien'.
n Oh ! apprends-moi , lorsque arrivera l'heure de l'épreuve ,
1 lorsqu'au milieu des angoisses mes larmes couleront comme
> la rosée des nuits, apprends-moi ù calmer mes douleurs, A
> confesser Ion pouvoir, à aimer ta bonté, à craindre ta
■> justice.
:> Ou si, dans ce cœur, tout autre que toi venait usurper
> une place qui t'est due et y régner en maître, que ta divine
■I présence écarte ce malheur, ou que ta miséricorde l'efFace !
;i Alors, pourquoi te plaindre, ô mon ame? Pourquoi ten-
1 tes-tu de te perdre dans un gouffre ténébreux? Jette loin de
i« toi cette chaîne mélancolique! Dieu en créant tout a voulu
> tout béarr.
!i Mais cependant je sens que mon cœur est celui d'un homme.
!i Mes soupirs qui s'échappent, mes larmes qui coulent, enfin
1 toute cette langueur qui s'empare de ma vie , n'attestent que
)> trop la profonde maladie de mon ame.
1) Mais alors même , j« saurai me résigner, je me prosterne-
1 rai sous le coup qui m'accable, j'étoufferai mes soupirs, je
< calmerai mon cœur, j'arrêterai les torrens du chagrin quidé-
■< bordent.
)> Oui, ce noir manteau d'une nuit pi ofonde, qui s'étend len-
> lement sur mon nme désolée . s'évanouira devant le lever du
52 REVUE DE PARIS.
î> jour. C'est la révélation de mon Dieu, qui est le soleil et
» l'Orient de ma vie. :>
Il n'est point facile de lire cette pièce, monument simple et vrai
des angoisses et des sentimens du jeune Chatterton, à l'âge de
seize ans , sans se sentir ému. On y voit distinctement ce jeune
homme obsédé de pressentimens funestes et tourmenté de son
sort, donner tête baissée dans tout l'enthousiasme des conso-
lations chrétiennes, dans le sein desquelles son esprit vagabond
et capricieux ne pouvait rester long-temps. Il était encore à
cette époque chez maître Lambert , avoué , et c'était à côté du
gros registre in-folio des Prècédens , que Chatterton écrivait
de si plaintives poésies. Son ambition grandissait avec son âge,
et ce fut sans doute là le motif de sa lettre à Horace Walpole,
qui lui fit une réponse très-peu encourageante, à la suite de
laquelle Chatterton se résigna à rester encore un an au milieu
des paperasses de l'étude de son patron. Ce fut là, c'est-à-dire
de 1769 au commencement de 1770, qu'il écrivit presque toutes
ses poésies, tant celles en style actuel et les satires, que celles
dites de Rowley et autres du quinzième siècle. Il paraît même
qu'arrivé à Londres , il n'y écrivit qu'une seule pièce en vieux
langage, la Ballade de la Charité , l'une des plus admirables
et des plus naïves de ses compositions, et que son étendue assez
médiocre nous permettra de traduire plus bas en entier (1 ). Après
la composition de cette pièce religieuse sur la résignation , que
nous venons de citer, on ne comprend pas que Chatterton ait
déclaré , avant de partir pour Londres, qu'il comptait jouer le
rôle de méthodiste , et que si ce moyen lui échappait, un pis-
tolet serait sa dernière ressource. My tristand final ressource
is apistol, dit-il à son ami Thistletlnvaite, qui rapporte lui-
(1) C'est un fait Irès-.cuiieux de l'histoire de Chatterton que la
date de ses compositions elle peu d'espace qu'elles remplissent dans
sa vie. Une fois à Londres, il n'écrivit guère que des essais et arti-
cles en prose pour les Revues; il arriva dans la capitale en avril
1770. Aussi toutes ses occupations, ses satires politiques ou mo-
rales, ses pièces mêlées, ses drames, et ses poèmes dits de Rowley ,
sont de l'époque d'octobre 1768 à avril 1770, c'esl-à-dire embras-
sent dix-sept mois depuis sa seizième jusqu'à sa dix-septième année
environ. Il est vrai que le petit clerc du procureur Lambert ne dor-
mait que rarement, comme nous le verrons ailleurs.
REVUE DE PARIS. 5'
m^me ce propos plus qu'étrange. Je dois dire que la phrase du
poCto, oiU'O jKir le fénioiii , et qui se tennine ])ar ceL engage-
nicnl d'en finir avec la vie . nie paraît suspecte. Thisllelhwaite
aurait reçu de Chatterton l'aveu qu'il comptait prendre le mas-
que méthodiste pour parvenir, et imposer à la multitude. Reste
:i savoir s'il est de la nature humaine de se flétrir soi-même par
avance sans nécessité et i)ar simple I)ravade. C'est de la vérité
hien peu vraiseml)lahle.
Quoi qu'il en soit. Chatterton alla teriter fortune en la grande
ville le 10 avrU 1770. Il écrivit à sa mère, en date du 20 avril ,
le détail des petites aventures de son premier voyage , et parut
s'extasier sur la bonne et cordiale réception des marchands de
livres près Saint-Paul. Cependant le jeune homme , un peu
isolé fi Londres , sentit le besoin de quelques lettres de recom-
mandation , et pria sa mère d'en demander pour lui à maître
Lambert. Cette invitation fut accompagnée d'une phrase où se
peint la fierté desoname: " Faites-lui voir cette lettre, écrivait-
il A sa mère , et dites-lui que si je mérite une recommandation,
il m'obligerait de m'en donner une; que si je n'en mérite poiut,
il serait indigne de lui de me l'accorder, n Ainsi , Chatterton
secoua la poussière de l'étude de son auoué et se lança ù pleinos
voiles dans la scabreuse carrière littéraire ; cette époque de sa
vie est très-curieuse à étudier , parce qu'il l'éclairé, pour ainsi
dire, lui-même au moyen des lettres qu'il écrit à chaque instant
à sa mère et à sa sœur, et que son biographe, Herbert Crofl, a
publiées. C'est le miroir le plus fidèle de cet esprit surpienant.
Chatterton débuta , à Londres, sous les modestes auspices
d'une M""' Ballance, femme simple, mais des plus respectables,
et de plus, cousine de son père. M'"« Ballance hébergea son jeune
parent chez elle, ou plutôt chez son propriétaire, un M . Walmsley,
mouleur en plâtre. Ce fut là que le poète se mit à fabricjuer des
essais, des articles mœurs, des pamphlets politiques de toutes
les couleurs, enfin des nouvelles à;\ns \e. genre d'Addison , le
tout pour vivre. Les premiers schellings qu'il gagna à la scène,
les premiers cercles de beaux esprits où il put pénétrer, le
ravirent au septième ciel. <( Quelle glorieuse perspective m'est
ouverte ! » disait-il à sa mère , le 6 mai. Huit jours plus lard ,
ravi de ses succès dans le Freeholder's ATof/azine, il s'écrie:
» Ah ! S! Rowley fût né à Londres au lieu d'être natif de Bristol,
5
54 REVUE DE PARIS.
j'aurais pu vivre seulement eu copiant ses ouvrages. » Il ajoute
en parlant à sa sœur: (t Je vous conseille de vous perfectionner à
copier de la musique , à dessiner , et à tout ce qui demande
quelque génie ; car quoi(|ue, selon le style boutiquier de Bristol,
ce soient là choses oiseuses et même nuisibles, ici, cela rapporte
beaucoup, n Le -50 du même mois, il apprend à sa sœur qu'il
avait réussi à se fauliler chez les grands , et notamment chez
le frère d'un lord, qui devait être son collaboraleui' dans un
immense ouvrage à publier par livraisons sur l'histoire de
Londres: n Persuadez -vous bien, disait-il tendrement à sa
sœur, que chaque mois se terminera à votre avantage. Je vous
enverrai deux robes de soie cet été. Ma mère , non plus , ne
sera pas oubliée. )> Il paraît que le pauvre Chatterton , une fois
qu'il se fut frayé l'accès de la maison du lord-maire Beckfoitl
et de plusieurs cafés , rendez-vous des hommes de l'opposition,
s'imagina qu'il allait faire la connaissance ijiitime du fougueux
parlementaire Wilkes et en même temps qu'il serait admis dans
les salons ministériels des lords North et Mansfield (1). Ce fut
sans doute dans celte tournure d'esprit qu'il fit à sa protectrice,
Mme Ballance , cette fameuse et singulière réponse , qui dut si
complètement foudroyer la bonne femme, lorsqu'elle le prêcha
de rentrer chez un autre procureur: J 'espère plutôt, hn dit-il,
moyennant la grâce de Dieu, être bientôt conduit prison-
nier à la Tour de Londres, ce qui fera ma fortune. Par une
bien étrange et bien sinistre destinée, on voit que les espérances
chimériques de Chatterton, que ses rêves de grandeur, de gloire
et de fortune, allaient croissant , à mesure que s'approchait la
catastrophe fatale que lui dicta le désespoir. Le 20 juillet 1770,
(l)Le reproche d'inconstancccldc manque de foi politique, ain.-i
que la singulière manie d'écrire des pamphlets dans les sens opposes
et au même instant, qui pèsent sur la mémoire de Chatterton, n'ont
d'autre fondement qu'une liste publiée par Horace Walpole, aristo
crate parlementaire de la classe des plus fins roués. Je me permets
de douter de la vérité parfaite de ses assertions. Si les pièces que
Walpole eut en main, avec nolesettitres de l'écriture tleChallerton,
sont authentiques, nous y apprenons que le poète avait environ une
demi-guinée d'honoraires par colonne de ses e^^rr/^politiques dans
les journaux. Mais il faudrait savoir si ces colonnes avaient la lon-
gueur de celles du Times ou du MomingChronicle.U y aco\oimcs
et colonnes.
REVUE DE PARIS. 55
précisément trente-quatre jours avant de s'empoisonner, il écrit
à sa sœur: «; Partout on recherche ma société, et si je voulais
ni'humilier à me placer derrière un comptoir, je trouverais
vingt places pour une; mais j'aime à me trouver avec les grands.
Je suis plutôt fait pour les atïaires d'état que poui- les affaires
de commerce, n II parait que pendant long-temps le poète avait
cru pouvoir échapper à la misère , en se familiarisant avec la
science de la littérature considérée comme branche d'industrie.
Il écrivit ces mots de Londres à sa mère, <i La pauvreté est très-
généralement attribuée aux auteurs , mais ce fait n'est pas
toujours vrai. Nul d'entre eux ne peut être pauvre s'il connaît
la pratique des libraires; sans ce savoir nécessaire, le plus grand
génie peut mourir de faim , mais dans le cas contraire , le plus
grand sot pourra vivre dans l'opulence. Or , ce savoir , je me
flatte de le posséder passablement bien, d Hélas! cette science
tant vantée profitait peu à Chatterton. Il avait plutôt l'art de
faire insérer ses articles que celui de se les faire bien payer. En
vain ses rapports littéraires avec les revues mensuelles et heb-
domadaires s'étaient- ils accrus au point qu'il devint bientôt
collaborateur de cinq ou six des plus répandues; en vain écrivait-
il à sa mère que la Revue de la ville et de la camjxKjne ( The
town and country Review) de juillet 1770 était à peu près
tout entière de sa main ; en vain avait-il presque signé l'enga-
gement de se charger de Tenlreprise générale des chansons et
cantates des concerts du Ranelagh : il parait que tous ces tra-
vaux , soit qu'ils fussent trop rares malgré leur multij>licité, soit
qu'ils fussent misérablement rétribués par les industriels du
métier,ne purent réussir à donner au jeune écrivain, non point
des richesses, mais même du pain. A quoi il faut ajouter que le
pauvre garçon se voyant admis aux cercles lettrés de Londres ,
voulut hurler avec les loups et se donner une toilette élégante
comme cellede ses confrères; d'autres dépenses, celles du spec-
tacle et des lieux publics . et celles , bien plus sacrées , de ses
cadeaux à sa mère et à sa sœur, venaient encore absorber un
pécule déjtà insuffisant. Au commencement de juin 1770, il
quitta la maison du mouleur Walmsley, dont il aimait la famille
et qu'il ne voulut sans doute pas rendre témoin de son indigence
après lui avoir souvent confié se§ rêves de grandeur et d'ambi-
tion. Il prit un logement plus modeste encore chez une dame
56 REVUE DE PARIS.
Angell, marchande de toile d'emballase, dans Brook-strect,
quaiiier de Ilolborn. C'est à tort ((iie plusieurs biographes de
Chatterton ont sujjposé que le poète , enlèLé dans ses projets de
gloire littéraire , et résolu de mépriser toute autre occupation ,
avait définitivement arrêté son funeste dessein de se tuer , dès
qu'il vit que les journaux ne pouvaient le faire vivre. Au con-
traire, l'un des traits les plus tristes et les plus touchans de sa vie
dépose contre cette assertion : lorsque Chatterton se vit mourant
de faim , il fît une démarche désespérée qui dut singulièrement
coûter à sa poétique imagination; ce fut de profiter d'une occasion
qui s'offrit par pur hasard , pour solliciter la place d'aide d'un
chirurgien qui allait exercer dans la colonie d'Afrique. Dans ce
coup de désespoir, il se souvint de son ancien ami de Bristol, le
docteur Barrett , et le pria instamment de le recommander.
Chatterton se croyait assuré de cette misérable place si con-
traire à ses goûts et à son génie. Déjà il avait fait ses adieux en
six stances un peu langoureuses à une jeune tille de Bristol ,
miss Bush , qu'il aimait platoniquement et sans qu'elle le lui
rendît. Mais cette ressource allait lui être fermée. Le docteur
Barrett , soit qu'il lui gardât rancune de ses vives satires contre
la Faculté , soit qu'il crût le jeune auteur peu fait pour remplir
ce poste , refusa net de le recommander. Ainsi Chatterton ne put
devenir carabin des nègres. Ce refus décida sa fin. La marchande
de toile d'emballage , M"^^ Angell , beaucoup plus occupée à
soigner sa boutique qu'à épier le poète souffrant, neputdonner
aucun renseignement sur ses démarches à cette époque: mais
le savant Warton, qui se mêla activement aux débats relatifs au
pseudonyme Rowley, prit des informations exactes chez un
pharmacien du voisinage, M. Cross; ce dernier lui apprit que
Chatterton ayantsouvent |)aruà sa boutique au commencement
d'août 1770, sa famille l'avait pressé de venir dîner ou souper
avec elle sans façon ; ce que Chatterton , qui avait cependant
bien faim, ne voulut pas accepter. Un soir cependant , son
dénûment l'emporta sur sa fierté , et il partagea avec M. Cross
le régal extraordinaire d'un envoi d'huîtres marinées; tous
furent frappés de la voracité avec laquelle ce malheureux prit
part au souper. Enfin , l'intérêt extrême que le sort du poète
excita dans Londres fut tel, que l'on fit une espèce d'enquête
sur les circonstances de ses derniers jours. Une perruquiCre ,
REVUE DE PARIS. 57
M""o Wolfe, déposa positivement, comme le tenant de l'hôtesse
du poète, M^o Angell , que le matin même de l'empoisonnement,
le 24 août, celle-ci savait , A n'en pas douter, que le jeune
homme était resté deux ou trois jours sans manger, et qu'émue
de pillé, elle lui avait offert de dîner avec elle: à quoi Chatterton
répondit avec hauteur qu'il n'était pas dénué de ressources , et
surtout qu'il n'avait pas faim. 11 est très-probable que l'idée
(jue sa misère allait devenir un lait public et patent , le déter-
mina à s'en délivrer avant que le soleil de ce même jour fût
couché. 11 fulconstaté le lendemain parverdictducoroncr, que
Chatterton avala le même soir une dissolution d'oxide d'arsenic
dans de leau , et qu'il en mourut le 25 août 1770 , âgé de dix-
sept ans et neuf mois. Lorsque l'on força la jjorte de sa chambre,
on trouva son cadavre sur le lit , et le plancher tout semé de
morceaux de manuscrits que Chatterton avait mis en pièces
pendant son agonie dernière.
Il nous reste à ajouter encore quelques mots sur les prétendus
faits à'immomlité qu'on a voulu reprocher à Chatterton , sur
ses amours et sur son caractère. Quant aux tentatives qu'on a
faites pour noircir sa mémoire sous des rapports houleux, il
est clair que ce sont de pures inventions de la calomnie. Une
certaine i)hilosophie sceptique et voluptueuse , un mépiis avoué
pour la théologie, mêlé parfois à un sentiment leligieux des
plus suaves et des plus profonds, un certain style éroliiiue et
brutal dans ses satires, un certain girouettage politi(iue qui le
portait peut-être à offrir sa i)lume à tous les partis (jui eussent
pu le |«yer : voilfi les seuls reproches qu'on puisse faire avec
quelque fondement à la vie littéraire de Chatterton. Encore son
inconstance politique , dont l'excuse fut sa profonde misère , et
surtout ces singuliers mémoires de paiemens où il tarife en
pences et en livres le bénéfice net que lui rapporte la mort de
son protecteur, le maire Reckford , ne nous sont-ils garantis que
par le seul témoignage de sir Horace Walpole. Tout le reste
de la conduite du poète dément de i)areils princli)es. A ce propos,
son ami intime, Thistlethwalle est un irrécusable témoin. uLes
occasions <juc ma longiie connaissance de Chalterlon m'a offer-
tes me donnent le plein droit d'affirmei' que, pendant son séjour
à Bristol , il ne se com|>orta nullement comme un libertin, ainsi
qu'on a voulu le dépeindre. Rempli de tempérance dans sa ma-
5.
58 REVUE DE PARIS.
nière de vivre , de modéralion dans ses plaisirs , et d'assiduité
dans ses travaux , il ne mérite point une telle injure. J'accorde
bien que parmi ses ouvrages il y a plusieurs morceaux , non-
seulement immoraux , mais marqués au cachet d'une licence
grossière. Je n'ai point le projet de défendre ces passages, que
j'aurais souhaité , par respect pour sa mémoire , qu'il n'eût ja-
mais écrits ; mais malgré cela , je pense qu'ils provinrent chez
lui plutôt de l'extrême chaleur de son imagination , excitée en-
core par une envie de se singulariser, que d'une dépravation
naturelle ou d'un cœur corrompu par de mauvais exemples. »
Si l'on ajoute à ces assertions formelles les détails de la vie de
Chatterton chez maître Lambert l'avoué , la régularité de sa
vie de Londres chez M. Wahnsley le mouleur, la noble fierté
qui le porta à mourir plutôt que d'être à la charge deM™^ Angell
pour sa nourriture ; la décence parfaite qu'il montra toujours
sur la promenade du Pré du collège, à Bristol, lorsqu'il faisait
Ja cour à une belle jeune fille , miss Rumsey , à laquelle il adres-
sa des vers charmans, on verra que l'accusation de libertinage
provint uni(iuement de l'intolérance bigote du public anglais.
Il n'y a point d'exemple d'un seul acte de débauche dans toute
la vie de Chatterton.
Il est d'ailleurs três-certaiu que ce jeune homme ne fut pas
moins remarquable sous le point de vue physiologique. Tout
chez lui fut précoce ; son dévelop[)emeiit physique comme son
moral. Il avait un air de dignité masculine fort au-dessus de son
âge. Ses yeux , quoicjue un peu gris, étaient d'un feu extraor-
dinaire. Cependant , malgré sa vivacité d'esprit et de cœur, il
était sujet à d'incurables et fréquentes distractions. On le vit
souvent regarder une personne fixement pendant un quart
d'heure , sans même paraître la voir. Il poussait la tempérance
jusqu'à l'excès. 11 mangeait rarement delà viande, et ne prenait
jamais de liqueurs fortes; il senourrissaiti»rincipalementde pain
ou de gâteaux aux fruits : singulier et économique régime ,
dont sa misère ne put pas même faire les frais!
Quoique fanatiquement attaché à l'étude, il est clair que
Chatterton , comme plusieurs autres génies étonnans , dut plu-
tôt deviner le monde et l'histoire que les ac(pi;rir par l'érudi-
tion ou rexpérience. 11 n'eut point le temps de devenir savant ,
et cependant il le fut. Chose bizarre ! bien que la pointe de
REVUE DE PARIS. 59
son esprit le poussât à la satire la plus mordante , il eut beau-
coup d'amis et ne se brouilla avec aucun. Le neveu du mouleur
Walmsley , qui fut camarade de lit du poète pendant plus d'un
mois , assuia Herbert Croft que , maljjré l'orgueil et la hauteur
de Challerlon , il était impossible de ne pas l'aimer ; que jamais
Challerlon ne dormait pendant qu'ils étaient au lit ensemble ;
qu'il ne se couchait jamais avant deux ou trois heures, et que son
camarade le trouvait toujours éveillé dans la nuit , lorsque ce
dernier se réveillait par hasard : qu'enfin , tous les matins, leur
chambre était jonchée de petits morceaux de papier déchirés
très-menu, fragraens de compositions que Chatterton, mécon-
tent ou désespéré , avait détruites.
Le trait le plus aimable du caractère moral de Chatterton ,
c'était sa vive etconstante tendresse i)Our sa vieille mère et pour
sa sœur. Chacun de ses succès fut marqué par un redoublement
de soins et de générosités pour elles. Il est bien certain qu' il leur
envoya des cadeaux au moment même où il était le plus pauvre.
«t Belle leçon de munificence, dit un biograi)he , que Chatterton
pauvre a donnéeaux riches! d Les passions dominantes de son
cœur et de sa vie furent l'ambition, la fierté, et surtout
l'amour de la gloire ; comme de plus son ardente imagination
lui suggéra mille jirojets plus brillans les uns que les autres , et
qu'aucun ne put réussir ni même lui procurer du pain , on ne
conçoit que trop comment une telle ame finit par tomber dans
le désespoir et dans le suicide. Quant au défaut de foi positive
chez lui , et quant à son inconstance politique , qui toudiait à
la vénalité , il faut se souvenir que son génie n'avait fait cpie
pousser son premier jet, et que c'est, après tout, une rude
épreuve pour un homme de cœur , que de lutter contre la faim.
Ensuite comme Chatterton fit tous ses poèmes , tous ses articles
et toutes ses œuvres , de seize à dix-sept ans et quatre mois ,
avant de le juger , ne faut-il pas avoir sans cesse à la pensée
cette vérité si simple et si significative : Chatterton n'était
qu'un enfant? — Nous nous occuperons prochainement de son
caractère littéraire, principalement de l'analyse des poèmes dits
de Rowley, qui ne fut ni moine ni rebgieux du cloître des
Auguslins de Bristoive ; mais qui fut simplement un petit
clerc en l'élude de maître Lambert , avoué à Cristol, anno
Domini\l&d. C. Coquerei.
ÉGOUEN.
La ruine des châteaux n'est pas l'œuvre excliisivede la révo-
Uilioii de 89i 11 n'est ni vrai ni juste d'altriltuei* à la colère seule
du pcuiile une lâche d'anéantissement mûrement méditée, pour-
suivie sans interruption , pendant trois siècles , par la monar-
chie , en lutte corps à corps avec la féodalité. Quand le peuple
souverain I)iùla les ponts-levis, il y avait long-temps que les
rois avaient nivelé les haslions. Richelieu ouvrit la brèche h
ilohespierre. Bien avant la révolution , il n'était pas plus dans
les mœurs d'élever des habitations fortifiées , qu'il n'entrait
dans la constitution politique du royaume de les souffrir. La
reddition des châteaux suivit la soumission des provinces.
Ceux, eu très-petit nombre, qui furentravajjés par une popula-
tion dont le droit de représailles ne peut pas i)lus être approuvé
que contesté; ceux, en j)lus grand nombre, que la bande noire a
passés au crible pour les convertir en plâtre , les uns et les
autres, à quelques exceptions près, n'étaient quedes résidences
seigneuriales , sans âge , sans é|)oque , sans caractère dans leur
architecture. La corruption de l'époque antérieure â la révolu-
tion les avait déjà avilis du nom frivole de folies, avant que la
mine de l'entrepreneur à la toise ne les eût jetés sur l'herbe.
Après tout , les châteaux démolis ne furent pas volés par la
bande noire, comme ceux qui les lui ont vendus voudraient
nous le faire croire , mais achetés à beaux deniers complans
par elle : il y eut conlrat entre l'histoire et les maîtres maçons.
Ceux qui vtindirent les palais de leurs aïeux au tombereau, et
les plom!)s du cerceuil de leuis i)ères à la livre , n'auraient pas
(iré le même avantage de leurs litres de seigneurie. La bande
noire préféra avec raison les pierres au.K titres. A beaucoup d'é-
REVUE DE PARIS. 61
yards , il n'y a de sincèrement regrettal)le que quelques fades
plafonds , que quel(|ues tapisseries fanées des Gobelins , et peut-
être encore (pielques parcs où les lapins abondaient plus que les
cerfs.
Les cliàteaux-forts , les seuls, je présume, dont nos regrets
se soucient, furent démolis par la suprême bande noire des
rois Louis XI, Henri IV, Louis Xlll et Louis XIV , et surtout par
l'implacable révolutionnaire Richelieu , qui tua la tortue dans
récaille , le seigneur dans la seigneurie. S'il lui plut d'en laisser
quelques-uns pour modèles, ou plutôt comme exemples, au som-
met de quelque montagne aiguë , entre deux gorges , au con-
fluent d'une rivière , ceux-là existent encore ; la révolution les-
a respectés. Il faut donc établir une foule de distinctions néces-
saires entre les constructions féodales et les maisons seigneu-
riales, toutes faussement confondues aujourd'hui sous le nom de
châteaux.
De ce que , durant toute l'ère féodale , les nobles méprisèrent ,
avec un instinct parfait de leur conservation, le séjour des capi-
tales et des villes , mortel à l'inégalité , il y aurrait erreur de
croire que tout grand vassal fût un rel)elle, toute retraite écar-
tée un chàteau-forl. Nos préjugés nous ont fait prendre des
habitudes domestiques pourdesprécautionsde résistance, pour
des prétentions de souveraineté. Ce que nous avons lu là-dessus
ne vaut guère mieux que ce que nous avons imaginé. Pour uii
haut baron qui bâtissait sur la montagne et arborait la désobéis-
sance à sa grosse tour, il existait des milliers de seigneurs qui, fidè-
les à la couronne , suivant leur roi à la guerre , accompagnant
leur reine au conseil, ne s'entouraient de fossés que par tradi-
tion , ne se retranchaient derrière des murs de douze pieds d'é-
paisseur que par une routine de maçonnerie , et n'avaient des
bastions , des doubles encienles et des donjons que pour oljéir
à la beauté de la symétrie. Tout seigneur avait sa terre, cha-
que terre son château. Est-ce que pour cela les châteaux en
plaine ont jamais été des ouvrages de défense? Ils sont restés
aussi les plus nom!)reux sur le sol. La révolution de 89 les a
détroussés, parce qu'ils étaient riches; mais qu'avait-elle besoin
de les abattre?
En voyant la persistance de mes prédilections pour un passé
où j'ai transporté quelques-unes de mes études , il me sera peut
62 REVUE DE PARIS.
être demandé un Jour par les uns si je regrette rédlflce féodal ,
dont je me plais à ramasser les dernières i)ierres , avant que la
machine à vapeur les ait broyées ; et par les autres , à cause de
beaucouj) de critiques mêlées à beaucoup de regrets , si , sem-
blable aux architectes de la bande noire, je recherche les châ-
teaux derrière les bois qui les cachent , au-delà des fossés qui
les i)rotésent , dans la seule intention de les miner à la base , de
faire de ma plume un levier démolisseuT;
ftlon enthousiasme n'est pas si aveugle , mon scepticisme si
cruel. J'aime le passé de toute la foi que j'ai au présent. De
désespoir de jamais comprendre l'histoire telle que les pro-
fesseurs nous l'ont broyée, j'ai essayé de la lire au front des
vieux monumens, patiemment, à pied , à petites journées, en
courant les bois , en m'ouvrant un chemin dans la poussière des
plaines, en m'asseyant sur les bornes de la route , en face de
quelques vieilles grilles tordues et rouillées , dernières dents
d'un beau manoir détruit. Je ne pourrais me souvenir de telle
page sans me rappeler quelque coup de soleil reçu avec le docu-
ment exploré.
Jaloux des instans du lecteur , je ne l'initierai pas aux résul-
tats peut-être erronés que cette manière d'étudier m'a valus.
Consentirait-il volontiers à monter avec moi , par un esca-
lier souvent creusé à vif dans le roc , à la tourelle d'un de nos
vieux manoirs , pour distinguer de là avec les yeux du passé et
à la distance d'une flèche , d'abord , çà et là, rares, clair-semées ,
et de chaume , quelques huttes de bergers , quelque huttes de
pécheurs ; semence invisible d'une colonie à naître , bourgeon
douteux d'une civilisation fermée? Si cette patience le gagnait,
aimerait-il , témoin de cette genèse , à voir l'enfant sauvage et
nu grandir, la cabane s'adosser à la cabane, la hutte à la'hutte, et la
famille à la rue , celle-ci s'allongeant, celle-là s'augmentant; se
plairait-il à voir l'une partir de la grande avenue du château ,
l'autre se grouper, faible et nécessiteuse, sous la large main
protectrice du seigneur? Suivrait-il d'un regard attentif la pa-
renté qui s'éparpille, la famille dont le vent jette le grain par-
tout, dans les limites et en dehors, séparée sans jamais se
perdre ; car elle se retrouve au puits commun , à la fontaine
qu'on enclave , au four banal ; mieux encore au monastère , où
l'on prie pour le maitre qui protège le four, le puits et la fon-
REVUE DE PARIS. 63
taine; car le monastère est bâti; il est debout. On voit de loin
les tourelles du cliàteau; de loin on entend la cloclie du mo-
nastère. C'est un attrait pour qu'on vienne; c'est un motif pour
qu'on n'approclie pas: hospitalité pour les bons, menace pour
les mauvais. Nous en sommes déjà aux relations de voisinage,
aux défiances de la guerre ; et tout a procédé de là , remarcjuez
bien : du château et du monastère. Ce sont les deux plus vieil-
les pierres de la fondation française. Partez de là et revenez-y,
vous ne vous égarerez jamais: l'hisloire est à terre.
Je sais , car je le vois , que le bourg s'entoure de murs , mais
c'est pour résister; d'eau , mais c'est pour se défendre. Nous
avons donc déjà des murs et des fossés. Le sujet de la guerre ,
la position du bourg nous l'indique , c'est une rivière que les
deux populations qu'elle divise se disputent ; c'est une route où
chacune d'elles prétend seule avoir le droit de passer ; un lac
~dont la pêche est contestée ; c'est un bois dont chacun veut la
coupe et le gibier. De là des prétentions fondées sur des origi-
nes obscures , la tradition ; de là des coutumes grossières ,
berceau du droit ; de là des habitudes de vivre , l'histoire des
mœurs. Avec les différences qui leur sont propes, tenez compte
de ces mille traditions , de ces mille coutumes, et vous aurez
toutes les pièces éparses de l'armure solide que portait le géant
delà féodalité, quand il couvrait la France.
Mais les époques de guerre sont passées , le château reste en-
core debout pour vous dire ses jours de magnificence , à l'abri
de la royauté qui le protège; ses embellissemens et parallèle-
ment ceux des villes vassales. Si le château a sa belle avenue,
c'est pour la joindre au pavé de la ville. Les largesses du sei-
gneurs balancent sa souveraineté. Sa générosité demande grâce
pour sa puissance. Déjà la ville a ses privilèges ; le paysan a
son champ. Le privilège, c'est de ne pas suivre le seigneur à
la guerre. Peut-être le paysan empècherat-il bientôt le sei-
gneur de chasser dans son champ. Voyez : l'histoire n'a pas
changé de place , tout est sous vos yeux ; autrefois le seigneur
gouvernait depuis l'endroit où nous sommes jusqu'à l'horizon ,
— tout un pays; — puis il ne fut plus maitre que jusqu'à cette
colline , — tratjué par Louis XI ; — puis que jusqu'à ce moulin ,
puis que jusqu'au boutde son bois, — limé jusqu'à la chair par
Richelieu ;— puis que jusqu'à sa grille, puis que jusqu'à sn
G4 REVUE DE PARIS.
4»orle ; puis il ne fut plus maître de lui-même, et on le coiipa
en deux. Les châteaux me disent cela, et voilà pourquoi je les
étudie. Je m'exhausse sur eux comme un nageur sur un rocher
élevé, afin de plonger plus profondément dans les eaux du passé,
on y descendant de mon propre poids.
Ouand, parti de Paris, on a couru quatre lieues vers le nord,
en laissant Sain t-Denis derrière soi, on est dans le bourg d'Écouen,
iiu pied du château de ce nom. D'où vient ce nom d'Écouen et
quand fut bâti ce château? c'est ce que M'"" Dutocq ne saurait
vous apprendre. M™° Dutocq n'est pas une autorité historique,
mais l'aubergiste de l'endroit. Nous justifierons plus loin le
rapprochement que nous établissons ici entre le château
d'Écouen et M'"® Dutocq ; qu'il suffise d'abord au lecteur de sa-
voir que l'hôtel de cette dame est le meilleur pied-à-lerre pour
l*s voyageurs qui relaient, allant vers le nord. Il est non-seule-
ment le meilleur, mais le plus cher. Sans crime on pourrait
oublier Écouen sur la carie de France ; mais on serait inexcusable
de ne pas consacrer (pielques lignes à M™" Dutocq sur rall)um
de voyage. A cinq heures, son hôlel devient un caravansérail, aux
Orientaux j)rés qu'on ne voit pas souvent à Écouen. Des postil-
lons rouges et camards fument sur la porte de l'hôtel, des postil-
lons camards et rouges enfourchent leurs chevaux, et retour
nent en sifflant à leur relais; des Anglaises, le voile vert abaissé sur
lesyeux,languissent de faim dans la salle à manger, tandis que
leurs domestiques entourent d'un blocus continental tous les
beefsteaks de la cuisine, transformée en toutes sortes d'établis-
semens, en boucherie ici, en cabaret plus loin. — Du porc frais
à monsieur ! — Du bordeaux à niilord! Les Anglais se font ap-
peler milords sur les grands chemins ; ils paient en conséquence.
Cette cuisine mémorable, toute ruisselante d'afïamés, semble se
multiplier sous les mille destinations qu'on lui impose. Et tou-
jours de nouveau-venus qui demandent des poulets et des œufs.
Où la France puise-t-elletantd'œufs et de poulets ; d'où Écouen
en particulier les tire-t-il? .le commence à douter de leur au-
thenticité. Le lapin seul serait-il apocryphe? Mais pas de soup-
çon sur les comestibles de l'hôtel Dutocq , dont la durée serait
encore plus extraordinaire si depuis trente-cinq ans on y frau-
dait les poulets et les œufs.
Oui, depuis trente-cinq ans M"ie Dutocq est là, à cette place»
REVUE DE PARIS. 65
parée d'un gracieux baUanl-rœil le malin, en habit habillé à
deux heures ; en robe de soie feuille niorle quand la nuit vient ,
quand les broches s'éteignent et que la basse-cour est tra n((uille de
tous les chapons qui sont allés dans un monde meilleur . La révolu-
lion a passé, l'empire, la restauration, les deux restaurations, les
deux empires, et M'"" Dutocii ne s'est pa s plus émue au canon du 1 8
brumaire qu'au canon de Sacken ; elle n'a participé à ces transfi-
gurations politiques que par quelques altérations que la prudence
Ta obligée de faire subira sa carie du, jour : au lieu de côtelettes
à la Soubise , elle appela la même partie de l'animal, dans les
jours de terreur, côtelettes à la Co«f^/tow ,• aux poulets à la Ma-
rengo, elle donna à l'époque moins héroïque de la restauration
le nom de volatile à la Condé. Hors cela , rien pour elle n'est
changé à la France qu'elle peut toujours croire gouvernée i)ar
Louis XV, dont elle rappelle les beaux jours par son costume,
par son iniarissable conversation musquée , par ses souvenirs ,
fontaine de petites anecdotes roses , grises, tendres; par sa li-
gure au pastel et son nez de la régence; ce nez seul qui l'eût
compromise i)endant la révolution et l'eût forcée d'émigrer.
M"!" Dutocq eût perdu la tête pour son nez.
Et c'eût été dommage : car M'»<^ Dutocq n'est pas uniquement
une femme remarquable parce que, depuis trente-cinq ans,
elle abreuve et réconforte les voyageurs; mais elle est précieuse
à consulter et voici où je voulais en venir , en ce qu'elle est une
des rares personnes capables de fournir quelques renseignemens
sur le château d'Écouen dont elle a connu la splendeur et les
vicissitudes sous les Condé et la république , sous le directoire
et l'empire, et enfin sous la restauration qui le rendit aux
Condé.
]\Ime Dutocq ne vous parlera pas des Montmorency , ni ne vous
dira que c'est à Anne, le connétable, qu'on doit le château
d'Écouen, ou j)lufôt la restauration de ce bâtiment par lîullaiit;
mais elle vous racontera une foule de petits faits dont elle a été
témoin , et au mUieu desciuels elles'est, fort innocemment quel-
([uefois, trouvée actrice. Essayez de l'inleri'Oger.
Madame Dutocq , votre vin rouge est délicieux.
—Ne m'en parlez pas; il date des vélites : cela nous reporte
loin.
—Des vélites romains , madame Dutocii'
9
G REVUE DE PARIS.
— Des vélites de l'empereur Napoléon, en 1805. Huit cents
liomnies superl)es par chaque l)a(aillon. Les grenadiers de ce
corps'étaient cantonnés à Fontainebleau , les chasseurs à Écouen.
De beaux jeunes gens, verts comme un brin. Le plus âgé n'avait
pas vingt ans.
— Vous n'aviez guère alors que trente et quelques années,
madame Dutocq?— Un bel âge pour être hôtesse!
— Et qui appartenaient aux meilleures familles ; il fallait
voir: tous, comme portait le règlement, sachant lire, écrire,
calculer, versant au gouvernementune rente annuelle de 300 fr.
— Vous vous les rappelez parfaitement?
— Commes'ils avaient dîné hier ici, où ils prenaient tous leurs
repas : le cœur sur la main , la main percée, ces braves jeunes
gens ! Avec vingt-trois sous par jour ils ne pouvaient pas faire
un grand festin, mais jeteur aurais livré ma basse-cour sur leur
bonne mine. Gracieux comme des gardes-françaises: habit bleu
revers blancs , gilet , pantalon de la même couleur , guèti-es
noires, bonnet à poil,
— Ils étaient donc logés dans le voisinage pour venir manger
chez vous?
— Voisinage ! Je crois bien ; au château d'Écouen même , où
Napoléon les faisait élever pour les incorporer dans la garde im-
[)ériale. Et quel ordre ! quelle propreté! monsieur , levés A cinq
heures du matin, couchés à neuf heures le soir, commede belles
filles. — On y va. — C'est une chaise qui s'arrête. — On y va.
M'"" Dutocq disparaît un instant; on jette une bûche de plus
au feu; on entend les cris d'un poulet qu'on égorge; le bruit
des œufs qui tombent dans la poêle. C'est décidément un milord
qui arrive.
]\jme Dutocq rentre dans la salle.
— Comme je vous disais , on les habillait de blanc tous les
dimanches ; chaque section avait une ceinture de couleur diffé-
rente et obéissait à une sous-maîtresse.
— Permettez, madame Dutocq, on habillait, dites- vous, les
véiiles de blanc, et de jeunes militaires obéissaient à une sous-
maîtresse !
— Est-ce que nous n'en étions pas sur le pensionnat do
M"^" Campan, monsieur?
— Maisdu tout , madame , nous discourions sur les vélites.
REVUE DE PARIS. 67
Madame Diitocq , riant :
—Pardon ! je confondais deux époques ; celle où Écouen était
une école militaire, et celle où il devintlepensionnatde madame
Campan. Milord a brouillé mes souvenirs. C'est un milord qui
vient de descendre.
Ils n'avaient presquepasde moustaches , avaient la tailleiîne ,
toujours la plaisanterie sur les lèvres.
. —Vous ne parlez plus des élèves de M"'<' Campan.
—C'était une excellente dame. M'»" Cami)an , qui as ail vécu
à la cour du feu roi, et avait voulu s'enfermer ilans la |)rison du
Temple avec Marie- Antoinette , à la mémoire de laquelle elle est
toujours restée fidèle.
M'nf'Dutocq s'attendrit.
Je respecte sa douleur.
— Madame ! madame !
— Qu'y a-t-il ? •
— Milord veut du vin.
— Quel vin ?
— Une bouteille de bordeaux.
— Donnez-lui du cachet sombre.
— Et une bouteille de vieux beaune.
— Cachet sombre.
— Et une bouteille de màcon pour son domestique
— Cachet sombre.
jime Dutocq cherche ù renouer son récit.
— Nous en étions d'abord aux vélites ; et s'il vous plaisait
— Us prenyient leurs repas ici. Je m'aperçus au bout d'un
certain temps que la dépense allait grand train. 11 n'y avait
pas de bon sens à cela. Figurez-vous desadolescens qui s'étaient
mis sur le pied de se traiter alternativement ; il en résultait des
comptesà faire pâlir un milord : GO francs, 80 francs !
— Au bout d'un certain temps vous vous en aperçûtes.
— Et songez que , fils des meilleures maisons , ces jeunes gens
m'étaient personnellement recommandés par leurs parens. Un
jour j'entrai au dessert, et je leur dis, la carte à payer d'une
main et le Champagne de l'autre: Messieurs, c'est le dernier
repas que vous prenez chez moi, si vous ne me jurez pas d'ac-
cepter la proposition que je vais vous soumettre.
Tous se levèrent avec respect et jurèrent.
m REVUE DE PARIS.
— El quelle était cette proitositioii , matLime Dulocq .••
— Que chacun paierait son écol; que désonnais aucun d'eux
ne régalerait les autres.
— A combien s'élevait la carte ce jour-là ?
— A 90 fr. — C'était affreux !
— El vous rabattîtes?
— Rien. — C'était une leçon que je leur donnais.
.le compris la leçon des vélites , payai mon écol sans i-ien
raliattre à M'"*» Dutocq, admirant la sagacité des parens qui re-
commandent leurs enfans aux aubergistes.
Enveloppé de mon manteau, je gravis le sentier stratégique,
ouvert dans le roc, qui serpente jusqu'au pied des fossés, et qui
isole sur une hauteur le château d'Écouen. Avec le temps , l'in-
dustrie a flanqué ce chemin de défense de petites maisons villa-
geoises, et de magasins où se vendent les épiceries pour la
consommation locale , la poudre du roi et le tabac de la Régie.
Puissans Montmorency! hauts l)arons!là où vous attendaient
autrefois, sur deux haies, des hommes d'armes immobiles, espèce
d'escalier de fer , par où vous passiez pour vous rendre à votre
manoir, il n'y a plus que les chandelles de bois de l'épicier, le
petit plat A barbe du perruquier, el la carotte rouge des contri-
butions indirectes. La fin des plus belles choses de ce monde esl
triste , el ce serait à ne pas se consoler, si, par un regard jeté en
arrière, on ne découvrait , au fond du passé , toute la misère
des origines.
L'origine des Montmorency, personne ne l'ignore, a devancé
de beaucoup la fondation du châleaùd'Écouen, bâtiau quinzième
siècle sur remplacement d'un autre château d'une date perdue,
relevé par Anne le connétable, pendant le règne de François !'=■■.
ils habitaient, plus loin, le bourg de leur nom, véritable berceau
de leur famille, el qui a dû être, il faut bien le croire, une ville
autrefois importante, puis(iu'il est dit dans les chroni(iues que
les Anglais, en 1550, après la bataille de Poitiers, firentle siège
de Montmorency, prirent le château et le brûlèrent.
On explique les violences exercées par les Anglais sur les
terres des Montmorency, |)ar la fraternité de bonne et de mau-
vaise fortune qui liait ces derniers à la cause des rois de France.
On sait aussi <iue, par la mauvaise délimitation d(; leurs proprié-
lés, ils élaient contii'"ilement en collision avec les puissans
REVUE DE PARIS. 6'J
abbés de Saint-Denis. A l'époque où le nom de celle famille se
cacliail derrière celui de Boiicliard , pour l'éclipser [ilus tard et
l'effacer complèlement, la tradition place de naïves anecdotes,
toutes ayant Irait aux prétentions réciproques de l'abbaye de
Saint-Deniset de ses redoutables voisins. Mais elles pèchent par
beaucouj) d'obscurité. Par un temps de biouillard il y a moins
de ténèbres amassées autour de la flèche de Saint-Denis qu'il ne
s'en trouve, lorsqu'on remonte les temps, à la surface des évé-
nemens dont cette flèche est la vénérable sœur en âge.
Si cette belle flèche avait une voix, comme au temps des fées,
elle vous dirait, sous sa responsabilité , comment le noble Bou-
chard, dont les descendans épurés furent des Montmorency,
avait choisi pour théâtre de ses excursions ce plateau montueux
qui part de Saint-Denis et se circonscrit entre les buttes de
Champlàtreux et l'IIe-Adam. Bouchard n'avait pas encore de
château seigneurial avec ponts, fossés et tourelles ; pas de palais,
si ce n'est celui du ciel , où ses collatéraux devaient loger un
jour une parente divine, protectrice spéciale de leur famille.
Celte parente, on le sait, fut lout simplement la sainte Vierge ,
mère de Dieu , cousine des Montmorency ; excellente cousine
qui, priant, un jour d'été , l'un de ses cousins de se couvrir de-
vant elle, vn obtint pour réponse; — Ma cousine, c'est par
commodité.
Bouchard, malgré sa céleste parenté future, ne croyait ni à
Dieu ni à diable; ce tpii ne l'empêchait pas d'être un hardi
détrousseur de grandes routes. La nuit venue, il endossait sur
ses membres velus une casaque couleur d'écorce d'arbre, s'ar-
mait d'une lance ou d'un bâton ; et, placé à la Patte-d'Oie de
Saint-Denis, limite qu'il ne franchissait jamais , à cause de cer-
taines précautions de l'abbé du monastère , ou bien, en embus-
cade sur le chemin de Beaumont ou de Sentis , il guettait le
chariot de vivres se dirigeant vers Paris , la mule opulente de
l'houune d'église ; à défaut, le simple piéton, pour peu qu'il eût
une allure aisée ; la villageoise , pour peu qu'elle fût jolie.
L'erreur lopographique serait des plus graves si l'on se figu-
rait le terrain parcouru par le sire de Bouchard tel qu'il ne fut
que des siècles après, coupé de larges routes ombragées d'ormes,
peuplé de jolis hameaux, dont les noms sont aussi frais que leur
paysage : Pierrefite , cellier vineux des moines de Saint-Denis ^
6.,
70 REVUE DE PARIS.
Sarcelles, Villiers-le-Bel , Épinay, Saniiois, EauI)onne; lorrain
couronné par Montmorency, la ville des cerises; la cerise!
joyauté que le temps ne lui a pas enlevée , après avoir abattu le
formidable cbàteau de ses ducs.
Bouchard ne voulait être ordinairement accompagné de per-
sonne pour mener à bien ses entreprises que sauvaient d'une
qualification injurieuse des prétextes de guerre; il allait seul à
travers des lacs dont celui d'Enghien n'est plus qu'une goutte
oubliée, par des bois pleins de loups qui semblaient le connaître,
ou le long de la Seine, dont les flots solitaires ne réfléchissaient
que de rustiques cabanes de bûcherons. Vainqueiu* , il entraî-
nait sa proie dans sa demeure ; et là il la dépouillait jusqu'à la
dernière plume, ce que constatent les chroniques.
Elles racontent des merveilles du musée de rapines qu'il s'était
composé, grâce à ses représailles de guerre envers les alibés de
Saint-Denis. II faut croire que la poésie de la tradition aura
fcxagéré l'amour de la collection chez le redoutable Bouchard. II
avait, assure la chronicjue, des chambres pleines de soutanes
d'abbés, ce qu'il appelait plaisamment son concile ;des greniers
encombrés de selles de chevaux, le long desquels il aimait à se
jtromcner, comme dans un jardin de cuir et dans le Panthéon
de sa gloire. Il avait encore des salles comblées de cornes de
bœufs, élevées en trophées , en pyramides ; des cornes de Ixeufs
qu'il avait volés; mais sa plus riche, sa plus étincelante, sa
plus ambitieuse pièce, sa salle du trône, était celle dite des fers
à cheval. .\ux quatre murs de cette salle étaient cloués du haut
en bas, de long en large, des milliers de fers à cheval, rangés
avec symétrie, autre souvenir de ses guet-à-pens nocturnes.
Bouchard avait ainsi déroulé autour de lui une suite d'images
mémoratives de ses conquêtes.
La structure de Bouchard répondait à l'idée qu'on pouvait
s'en faire d'après de pareilles mœurs. 11 était trapu , velu et
fourl)U , dit en maligne assonance un moine chroniqueur de
Saint-Denis. Sa force était prodigieuse , sa capacité celle d'un
loup, sa figure celle d'un sanglier. Il avait des tourbières de
cils qui lui cachaient les yeux , tant ils étaient fournis, et ses
yeux étaient rouilles; sa barbe était si ati'occment mêlée, très
sée, tordue, impénétrable au peigne, qu'on le désignait et qu'on
le désigne encore, dans les arbres généalogiques des Montmo-
REVUE DE PARIS. 71
lency. doiil il est le tronc robuste , sous !e nom de Bouchard-
le-Jiarbn ou Bouchard-ù-la-Barbe-Torte.
Barhc-'J'orte était la terreur des environs de Paris. De Senlis
à Ch;ui(illy el de Chanliily à Ponloise, dans ce vaste circuit où
courent la Seine et l'Oise, sou nom était susi)endu comme une
flamme au-dessus des chaumières. Dans toutes les transactions
qui avaient lieu pour des éclianjîes de marchandises à trans-
porter, à réi)0((ue de la foire de Saint-Denis, on faisait la part
de Bouchard, comme on fait la i)art de l'inondation et du feu.
C'était un temps de jululation pour le vindicatif Bouchard , car
la foire de Saint-Denis était célèbre dans le monde entier, «i Les
') marchands s'y rendaient non-seulement d(; toutes les pro-
)> vinces de France , mais encore des pays étrangers , de Saxe ,
it de Hongrie, de Lombaidie, d'Angleterre, d'Espagne et des
Il autres royaumes. )> H n'y a que Barbe-Bleue et Barbe-Rousse
qui, ù des degrés différeus d'authenticité, aient laissé une ré-
putation d'effroi égale à celle de Bar])e-Torte.
Ce furieux Barde-Torte commit tant de dégâts, dépouilla tant
d'ai)l)és de leurs soutanes , tant de chevaux de leurs selles et de
leurs fers, sans doute pour compléter sa collection, que l'abiié
de Saint -Denis résolut de s'offrir en sacrifice pour délivrer le
jiays de ce monstre, de ce minotaure, qui n'avait pas encore
rencontré son Thésée.
Sublime dévouement ! Mais comment pénétrer dans l'antre du
dragon sans en être dévoré, avantd'avoiressayé.de la persuasion
sur son esprit? car le bon abbé ne voulait et ne pouvait avoir
recours «ju'aux armes de la parole pour opérer une sainte con-
version dans l'ame de Barbe-Torte, ame plus torse encore <|ue
sa barbe; et pourtant il n'ignorait pas que Bouchand était sans
pitié pour les hommes d'église. Bouchard n'allait ni A la messe
iii à confesse, ne faisait ni ses pâques ni son jubilé; uu vrai
mécréant, qui n'était |jas même le premier voleur chrélieu avant
d'être, pour l'éternelle illustration de sa race, un des premiers ba-
rons chrétiens.
Tout est |»ossible à ceux qui croient. L'abi)é fut inspiré jiai'
son dévouement. Habillé eu marchand de bestiaux, il monte sur
sa mule et se met en route par une nuit d'hiver, chassant de-
vant lui un troupeau de boeufs.
A peine était-il i)arle travers des propriétés de Barbe-Torte,
\
72 REVUE DE PARIS.
entre Andilly et le Plessis-Bouchaid, qu'un coup de bàlon ferré
le renverse et l'abat aux pieds de sa mule. En se relevant, rai)i)é
reconnaît Barbe-Torte. — Dieu soit béni! Celui-ci lui com-
mande de le suivre , ainsi que ses bœufs. Il est obéi.
Le saint abl)é ferma les yeux en entrant dans la caverne de
Bouchard pour ne pas voir les fers à cheval, dont la première
salle était décorée. Barbe-Torte, au contraire, était fier de les
étaler. Il semblait dire, derrière sou ironique sourire : — Avant
demain , les quatre fers de ta mule , mon h()le, seront cloués là ;
ta selle là-haut , toi où il me plaira de l'envoyer, à la charrue ou
à la brouette. Aucune menace n'émut le faux marchand de bœufs.
Minuit, c'était l'heure du souper de Barbe-Torte. On lui ap-
porta des viandes de toute espèce; viandes volées, portées dans
des plats volés , par des domestiques volés. Bouchard mangea
avec assez d'appétit. Au second couj) qu'il but, il s'informa avec
intérêt si le commerce des l)esliaux était florissant aux envi-
rons. Le bon ai)bé, qui n'entendait rien au commerce des bes-
tiaux , toussa ; si la foire de Saint-Denis en France promeltail
d'élre meilleure cette année : même indécision de la part de
Bouchard , qui , le regardant de travers , lui dit : — Tu n'es
pas marchand de bœufs, maître rusé ; tu me trompes. — Si (u
étais un voleur !
L'accusation était étrange dans la l)0uclie de Bouchard ; elle
fut une in-spiralion pour le faux marchand de bœufs, qui, met-
tant sa contiance en Dieu, répondit : — Oui, je suis un voleur !
Barbe Torte pâlit.
— N'aie pas peur , Bouchard , lui dit ral)i)é, qui s'imaifinail ,
dans l'excès de sa candeur, que le criminel avait réellement
peur de lui. N'aie pas peur, répéta-t-il.
— Mon vœu est près de finir, s'écria Bouchard ; voilà ma
peur.
— Quel est donc ce vœu ?
— J'ai juré de ne renoncer à la vie que je mène que le jour où
ce château venait entrer eu même temps par sa porte deux vo-
leurs, dont un saint. Nous sommes entrés cette nuit tous les
deux par la même porte.
Tu es voleur ; mais es-tu saint .' réponds !
Sommé de répondre s'il était voleur , ral)l)é , par humilité et
par espoir de sauver une ame , avait dit oui ; mais avouer au
REVUE DE PARIS. 73
mémo prix qu'il était saint lui semblait un sacrilège ; c'était
jouer gros jeu. 11 répondit : — Non , je ne suis pas un saint.
— Tu m'as sauvé , reprit Barbe-Torte. Bois ; car si tu eusses
été un saint, que serais-je devenu , obligé de quitter celte vie
dont tu connnais tuut le prix puisque tu es du métier , ou forcé ,
pour la continuer, d'être parjure? Oui, tu m'as sauvé. Fêtons
un si beau moment. Buvons ! attends! je vais cliercber du meil-
leur. Nous boirons à notre santé et à l'heureux espoir de ne pas
quitter de si tôt cette vie. Attends-moi ; je vais à la cave et je
remonte.
Resté seul, le prélat songea , dans l'araertuine de son ame , à
l'endurcissement de ce pécheur qui plaçait son salut , comme
tant de gens sans religion , dans l'acconiplisseinent d'un vœu
impossible à réaliser. Il fut sur le point de se repentir de n'avoir
pas avoué qu'il était un saint. Il pria jusqu'au retour de Barbe-
Torte, qui, en lentrant dans la salle, fou , désespéré, hors de
lui, courut se précipiter aux pieds de l'abbé.
— Oui je vous reconnais ; vous n'êtes pas un marchand de
bœufs , mais ai)bé de Saint-Denis. Comment en douter ? Votre
mule a un fer d'argent à l'un de ses sabots , un fer d'argent ! ce
que les abbés de Saint-Denis ont seuls le droit de faire porter
à leur monture.
Mon vœu est fini.
Bouchard Barbe-Torte exhala un long soupir.
Sans raisonner le mérite d'une conversion résultant évidem-
ment du vol des fers de sa mule qu'allait commettre Barbe-Torte,
l'abbé, attendri jusqu'auxlarmes, pardonna etbénitle |)énitent.
Bouchard promit, de son côté , de vivre en chrétien , de faire
ses pàques* 11 reconnut l'abbé de Saint-Denis , qui , à son tour,
le reconnut pour seigneur de Montmorency etd'Écouen. La paix
fut faite, du moins pour quelques années. Les environs, pen-
dant cette trêve, furent à l'abri de beaucoup de rapines.
Du même couj), l'abbé de Saint-Denis passa pour un saint ,
et Bouchard lit paisiblement souche de premiers barons chré-
tiens.
Ce Bouchard , qui vivait peut-être sous le roi Robert ,
en 91)8, n'est pas assurément , à moins qu'il n'ait vécu centcin-
<|uante ans, le Bouchard dont Louis-le-Gros obtint la soumis-
sion en 1103. pendant qu'Adam, prédécesseur de ral)!)é Suger,
74 REVUE DE PARIS.
dirigeait le gouvernement de ral)baye de Saint-Denis. Ce même
al)bé Suger nous apprend , dans la vie de Lonis-le-Gros , qu'un
des premiers exploits de ce jeune prince fut d'arrêter les vio-
lences de Bouchard de Montmorency. Appelé à l'audience du
roi Pliilippe 1<"^, au cliàteau de Poissy , Bouchard promit de ren-
trer dans le devoir et n'en fit rien. Le prince Louis , à qui cette
résistance parut un attentat contre la majesté royale , se mit en
cam|)agne avec une armée, dans le dessein de dompter le sei-
gneur rebelle. Il ravagea ses terres ; il l'assiégea dans son
clhàteau de Montmorency, et le força enfin de se soumettre à
tout ce qu'on voulut.
Notre Bouchard était, il y a lieu de le croire par la confron-
tation des dates, celui dont il est question dans une charte du
roi Roljert, oîi on lit tout au long l'accommodement de ce baron
turbulent avec l'abbé de Saint-Denis. Voici l'origine de leurs
éternels différends : n Dans Tîle de la Seine , proche de Saint-
;i Denis , il y avait un château que Bouchard tenait du chef de
'1 sa femme. File l'avait eu de son premier mari, Hugues Bas-
il 8eth,feudataire deTabbaye. Comme ce lieu était fortifié , Bou-
)t chard prit de là occasion de maltraiter ses voisins. L'abbé elles
i> religieux de Saint-Denis, après en voir beaucoup souffert,
)i se plaignirent au roi. Ordre de raser le château de Basseth.
)> Bouchard n'en tint compte. Enfin, Robert et la reine Con-
11 stance lui permirent de se fortifier dans Montmorency , à
» condition qu'il reconnaîtrait l'abbé de Saint-Denis et ses suc-
) cesseurs pour les biens qu'il tenait de leur église. Bouchard
'> serait en outre obligé d'envoyer, tous les ans, aux fêtes de
)) Pâques , deux vassaux qui resteraient comme otage à l'ab-
ii baye, pour les dégâts qui auraient pu être commis contre
n elle. Le contrat fut passé dans le monastère de Saint-Denis.»
Il n'est pasfacile de dresser l'inventaire historique des innom-
brables salles du château d'Écouen ouvrant l'une dans l'autre,
glaciales à parcourir, sonores sous les pieds qui se lassent à les
mesurer , muettes lorsqu'on les interroge. Elles sont l)ien
mortes.
Dès que vous avez franchi le seuil de la première porte et gravi
l'escalier en coliuiaçondu premier étage, vous êtes dans la salle
des Gardes, où la tristesse du désert vousenveloppe.Ony voyait
autrefois des tableaux, représentant des campagnes du grand
UEVUE DE PARIS. 75
Condé, eiilre autres le campcmentde Villeneuve-Saint-George,
le siège de Gravelinesel celui deMontniédi. Ces tableaux doivent
être aujourd'hui dans la Galerie-des-Fictoires Ag Chantilly,
peinte par Vandeniieulen. La salle des Gardes vous prépare au
sentiment de lugubre viduité quLvous attend plus loin. Passez.
Entrez dans les quatre autres salles. On se croirait dans une
hypogée d'Egypte.
Rien n'offre un appui àPimagination perdue dans ces solitudes
de murailles. Il n"y a pas un vieux siège de chêne où asseoir
(luelque grand vassal pour le saluer en passant et lui baiser la
main ; pas un lambeau de rideau à faire crier sur sa tringle rouil-
lée, et qui laisse à découvert un lit de parade, occupé par une
pâle châtelaine , morte depuis des siècles. Quatre murs blancs
comme une tomlie , de liantes croisées de cachot , murées
jusqu'aux dernières travées ; un parquet efHorescent de moisis-
sure; des poutres saillantes, décharnées, vieux ossemens d'un
squelette de château j d'immenses cheminées pleines de vent :
on a peur.
Graduellement l'esprit se familiarise avec ce sépulcre, et on
ose en toucher les i)arois. Peu à peu, habitués au jour avare qui
s'échappe, les yeuxcroient distinguer quelques nuances, quelques
filets de peinture évanouie derrière la vapeur répandue autour
des poutres; c'est de l'or. Prenez garde de le perdre. Votre soufHe
l'enlèverait. Cet or serpentait autrefoisau soleil et aux flambeaux
en'id'interminables arabesques. Quelles richesses resplendissaien I
donc ici dans ces appartemens, pour que les poutres fussent
d'or? De quoi étaient recouverts les murs, le plancher? qui
logeait ici?
En portant de plus près mon attention sur la couche de plâtre
qui voile les murs , et qui est si peu en harmonie avec les do-
rures du plafond , je remarquai des couleurs troubles sous ce
plâtre. Je lavai par place le mur et mis à nu, à mon grand
étonnement,les merveilles d'une fresque. Primatice embellit le
château d'Écouen. Primatice a donc peint ces fleurs , ces gnii--
landes aux plus gracieux enlacemens, ce jardin vertical sur
lequel pèse un nuage de chaux. L'illusion n'avait plus lien â
faire. .le vivais au milieu des pompeuses réalités que j'avais di'-
couvertes. En un instant, et sans effort, j'étendis, par la pensée,
mon travail autour de moi. Les poutres dorées s'appuyèrent su»-
70 REVUE DE PARIS.
une salle royale. La vasle cheminée de marbre roii{;e s'alluma ,
les croisées s'ouvrirent sur le i)arc, plein de cerfs, plein d'oiseaux;
les faulfuils, les tentures frisées sur fi'ise, les portières de da-
mas , venues d'Orient, gontlées, exhalant le musc, complétèrent
cet ameublement. Quand je me tournai vers le concierge pour
lui demander s'il savait <pii, dans les temps passés, avait occupé
cette salle, j'étais pres(pie srtr de sa réponse.
— Chambre de Madame Claude , me dit-il.
— La femme de François I""", n'est-ce pas?
— Oui, monsieur.
Je me recueillis.
Le premier janvier 1540 , sous le règne de François I" , Paris
qui était aussi vaste et aussi peuplé alors qu'aujourd'ui, s'éveilla
aubruit du canon et descloches. Les ruesétaientjonchées de fleurs;
peine de mort à qui aurait souillé le pavé d'un jet de paille ; les
fontaines coulaient du vin; moyen économique pour n'en don-
ner à personne. Aux croisées chargées decurieux flottaient des
tentures de mille couleurs. C'était plus beau que pour l'entrée
d'un souverain ; on le croira sans peine , puisque deux souverains
entraient dans Paris.
L'un était François I"; l'autre n'était pas, comme on serait
tenté de le supposer, un roi allié, visitant à la manière des an-
ciens princes d'Orient un ami couronné. Le plus dangereux
eiHiemi de François l^'' , son vainqueur sans générosité ^i Pavie ,
son tyran implacable à Madrid , son détracteur en plein consis-
toire de Rome , son rival en tout , excepté en délicatesse , Charlcs-
Ouint, empereur d'Allemagne, roi d'Espagne et des Indes, pas-
sait, monté sur un beau cheval nioreaii , la porte Saint-Antoine.
Et François I" , ce qui n'était pas moins étonnant, était allé à
la rencontre de Charles-Ouint jusqu'à Chatellault ; il avaitvoyagé"
côte à côte avec lui jusqu'à Paris, et tous deux y faisaient leur
entrée aux bruyans noels de la noblesse et du peuple.
Voilà pourquoi les cloches sonnaient.
Contre l'avis de son conseil plus [)rudent , mais non pas plus
fin que lui , Charles-Quint avait demandé à François I<"" la sin-
gulière permission de traverser la France , afin d'aller apaiser
une révolte qui avait éclaté à Gand où il était né, où il avait été
baptisé et dont il se disait le premier bourgeois. Les tisserands
gantois apprii-ent plus tard ce qu'il en coûte d'accorder ans
REVUE DE PARIS. 77
rois des titres de bourjîeoisie. Le premier boui-geois fit pendre
cinquante d'entre eux pour sceller la glorieuse pacification de
la bonne ville de Gand.
Si Charles-Quint n'était pas directement descendu en Alle-
magne pour se rendre à Gand, c'est que ses finances n'étaient
pas en assez bon état alors pour lui permettre de se montrer
dans son empire avec la pompe convenable ; s'il n'avait pas
fait non plus le trajet par mer jus((u'en Hollande , c'est que
Henri VIll, avec lequel il n'était plus dans de bons termes , de-
puis l'entrevue d'Aigues-Mortes , entretenait une flotte mena-
çante sur les mers d'Allemagne ; et si , en dernière ressource , il
s'était décidé à demander le passage par la France, c'est qu'il
savait combien il flatterait l'orgueil de François I*"^ en se repo-
sant sur sa foi cbevaleresque. Il n'avait à redouter que de n'avoir
pas assez blessé ce souverain. Il pouvait craindre de ne l'avoir
pas suffisamment obligé à se montrer envers lui, grand, ma-
gnanime, au-dessus des injures.
Il arriva ainsi que Charle -Quint l'avait prévu. Excepté de le
nommer roi à sa place , François I^"' lui prodigua toutes les
preuves d'amitié imaginal)les. Les récils du temps fourmillent
de descriptions de fêtes, d'arcs de triomphe, de mystères joués
dans les rues, de bals, de banquets, de largesses au peuple. U y
a là-dessus, à l'Hôtel-de-Ville de Paris, trente in-folios avec gra-
vures, dédicaces et sonnets.
Contradiction étrange ! faiblesse des résolutions humaines !
Une fois dans Paris, Charles-Quint fut surpris, dépaysé, ébloui;
il eut peur de celte innombrable population , idolâtre de Fran-
çois !«'■ , et de la vivacité de laquelle il n'avait jamais eu aucune
idée; population qui pouvait bien, sans crime, manquer de
générosité , en se souvenant de celui qui en avait eu si peu pour
le glorieux vaincu de Pavie. Charles-Quint perdit la tète sans
trop le laisser voir pourtant. Sa crainte ne se manifesta , à plu-
sieurs reprises et en termes pressans . que par le vif désir qu'il
ressentait d'aller réprimer au plus vite la rébellion des Gantois.
Il raconta lui-même plus tard avec beaucoup de franchise le
supplice comique de sa situation , lorsqu'il se trouva dans le
guêpier de la ville de Paris où il avait fait naître , treize ans
auparavant, par la détention de François I^"^, la farai.ie, la peste,
l'incendie et la guerre civile.
TOME V, 7
78 REVUE DE PARIS.
Quand le premier président du parlement de Paris le haran-
gua, il s'imagina qu'il allait lui lire l'ordre du roi de l'arrêter ,
et de le conduire à la Bastille. lien fut quitte pour être comparé
à Hercule.
En touchant aux clefs de la ville que le prévôt des marchands
lui tendit dans un plat, il songea à la clef de l'Alcazar de Madrid
qui était restée près d'un an sans ouvrir ù François I"^''. Il fui
frappé de la mauvaise mine de ce prévôt !
Nombreuse aux croisées, pendue aux murs, serrée sur ses
pas , tumultueuse, courant à ses flancs , lui faisant un rempart
d'une lieue d'épaisseur devant , un rempart d'une lieue d'épais-
seur derrière, la population parisienne l'envahit, et il se vit, non
sans effroi, seul avec François I", le plus élevé sur ce socle
hurlant. — Vous possédez une superbe population, dit-il à Fran-
çois I". _ Mais vous n'avez encore rien vu, lui répondit celui-
ci ;— attendez.
S'il voyait de jeunes filles vêtues en nymphes chanter et dan-
ser autour de lui, il était forcé de se rappeler (|u'il avait employé
la même galanterie envers François I'"' pendant les premiers
jours de sa captivité. Ces jeunes filles lui parurent belles, mais
perfides. Son imagination ébranlée par les assauts continuels
de la même préoccupation, lui montra dans chaque habitant,
l'acteur convenu de la comédie dont il était le jouet. Pourquoi
n'avait-il pas préféré le trajet par mer? Quelles tempêtes éga-
laient en péril ces six ou huit cent mille rescifs bouillonnans ?
A chaque coup de mousquet qu'on tirait à ses oreilles, en
signe de réjouissance, il tressaillait, et il regardait, pour se ras-
seoir un peu, François I<=r qui souriait. Évidemment il y avait
de la raillerie dans ce sourire.
A la place Baudoyer, un échafaudage sur lequel on jouait un
mystère s'étant écroulé, et cet accident ayant produit quelque
agitation, il eut la fatale pensée que c'était un coup monté pour
Tenlever à la faveur du tumulte.
A l'Hôtel-de-Ville , le corps des marchands lui ayant offert un
bouillon, il le but avec appréhension. Il avait été soupçonné,
en 1536, d'avoir fait emprisonner, par MontécucuUi, le Dau-
phin, fils aîné du roi. Ce bouillon lui parut avoir un goût étrange.
U était peut-être trop salé.
Enfin arrivé au Louvre, comblé d'acclamations , rassasié d'ef-
REVUE DE PARIS. 79
froi, lise trouva face à face avec tous les capitaines blessés,
mutilés, faits prisonniers à la i)ataille de Pavie, avec le grand
ronnétable Anne de Montmorency, contre l'avis duquel cette
l)ataiUe avait été livrée, et dont la rançon fut estimée cent cin-
•[uanle mille écus. François I^"^ les lui désigna tous par leur
nom. Dans ce moment sa mémoire effrayée lui rappela qu'il
avait osé dire à Rome , en présence du Pape, du sacré collège ,
des ambassadeurs de France et de ceux de presque toute la ré-
publique chrétienne, que si ses soldats et ses capitaines avaient
le malheur de ressembjer aux capitaines et auxsoldats français,
il irait, les mains liées et la corde au cou , implorer la clémence
de son ennemi.
Quelque haute idée qu'il eîit de la loyauté de ces capitaines,
Charles-Quint ne découvrit sur leurs ligures martiales qu'un
respect glacé.
Il passa la plus horrible nuit de sa vie au milieu des clartés,
des illuminations et des feux de joie dont il était l'objet.
Et comme le matin , selon son habitude , il se promenait à
cheval, feignant un calme qu'il n'avait pas , il sentit quelqu'un
qui, ayant sauté derrière lui en croupe , le saisit, l'atteignit par
dessous les bras, et lui cria : — Ah! je vous tiens! — vous êtes
mon prisonnier!
C'en était fait de Charles-Quint. — En se retournant — il vit
un bel enfant qui riait et s'appelait d'Orléans.
Il voulut rire : mais il se souvmt qu'il avait retenu ce bel en-
fant en otage jusqu'à l'entier acquittement des promesses jurées
par son père pour sortir de la prison de Madrid.
Brûlé par ces craintes toujours renaissantes , il obtint de
François 1«'', sous le prétexte d'aller le plus promplement pos-
sible apaiser les Gantois, qu'il partirait dans trois jours pour
Gand. Il désira en outre passer ces trois jours A la campagne.
L'air de Paris ne lui était pas bon.
François 1<"^ s'empressa de mettre à sa disposition le château
de Chantilly, qui appartenait alors au connétable de Montmo-
rency.
Au connétable! recevoir l'hospitalité du maréchal de Montmo-
rency, qui, quatre ans auparavant, l'avait chassé de la Provence,
comme à coups de fourche, pendant quelui, le grand empereur,
s'informait avec fatuité combien il y avait de journées pour se
80 REVUE DE PARIS.
rendre à Paris ; étouffer cette honte pour se loger chez celui
qui lui avait tué ses meilleurs généraux : Antoine de Lève ,
Baptiste Gastaldo, le comte de Hornes, Garcilaso de La Véga !
Pourtant il n'osa refuser. Il partit pour le château de Chantilly.
Chantilly n'est qu'ii sept lieues d'Écouen.
La salle où j'ai arrêté un instant le lecteur et qui porte le nom
de M™» Claude, est changée en chamhre de conseil. Des géné-
raux, des membres du parlement, les princes du sang, le con-
nétable de Montmorency et le roi lui-même, François l", sont
assis autour d'une table. A la clarté d'une lampe qui verse sa
lueur du plafond , ils délibèrent au milieu du silence qui règne
dans le château.
Il s'agit de décider si l'on retiendra Charles-Quint prisonnier
en France jusqu'à ce qu'on ait obtenu de lui la restitution de la
rançon qu'il fit payer au roi , l'investiture du Milanais pour le
duc d'Orléans, ou bien si on le laissera sottement partir, au
risque de recommencer avec lui une guerre ruineuse.
La délibération ouverte, François l*"" débuta parles protesta-
tions chevaleresques passées en habitude chez lui ; et il finit par
dire qu'il ne prétendait pas se priver dudroitde se plaindre toute
sa vie du manque de foi de Charles-Quint , en trahissant la
sienne propre.
— De chevalier à chevalier ces maximes sont bonnes, s'écria
la duchesse d'Étampes,quepar une faiblesse blâmée chez Fran-
çois I", ce prince admettait à ses conseils; — mais de chevalier
à geôlier elles sont une duperie. Il vous a tenu dans une cage où
vous avez été la risée du monde. Votre corps s'est voûté, votre
tête a blanchi dans la captivité. Puis, pour garantie de la rançon
promise , il a demandé vos fils en otage ; pour rendre vos fils ,
il a exigé trois bateaux chargés d'or, et des provinces : puis il a
voulu toutes vos provinces ; et sans M. de Montmorency , nous
serions tous Allemands à l'heure qu'il est. Quatre soldats à sa
porte, une lettre à Henri VIII, un ambassadeur aux princes pro-
testans; et ce nouveau Charleraagne ne sortira de la Picardie
qu'à bonnes fins. Laissez ensuite crier à la violation de l'hospita-
lité. Vous demanderez à ceux qui vous accuseront de l'avoir
violée, si vous ne valiez pas bien la peine d'attirer leur pitié qui
se tut parce que vous étiez le vaincu. Vous êtes vainqueur, faites :
on se taira.
IIEVUE DE PARIS. 81
Profitant deVhésitation qu'avilit fait naître dansl'espritde Fran-
çois !<"■ l'opinion de la duchesse dÉtampes,le cardinal de Tour-
non se hâta d'y conformer la sienne. Il prouva que le roin'avail
pas eu raison de prendre des enj^ageinens de générosité qui excé-
daient sa puissance; d'ailleurs , qu'une fois hors de la France,
Charles-Quint se moquerait de la crédulité ajoutée à ses pro-
messes de remboursement etd'investilure; que le peuple de Paris
ne se montrait déjà que trop mécontent de ce que le roi avait
eu l'inexplicable faiblesse de refuser sa protection aux Gantois.
Peu à peu François l" se trouva moins chevaleresque ; il con-
sulta ses capitaines, qui n'osèrent pas être d'un avis contraire à
celui de la duchesse d'Étampeset du cardinal de Tournon ; l'une
maîtresse, l'autre confesseur du roi.
Ils se levaient déjà pour montera cheval et aller s'emparer de
Charles-Quint, quand le connétable qui n'avait encore rien dit.
parla :
— Je ne connais pas d'empereur, pas d'homme plus astucieux
que Charles d'Autriche, plus faux que lui ; il a l'ame d'un lans-
quenet et le cœur d'un reître ; il vend le pape aux Éleclcurs, les
Électeurs au pape, deux ou trois fois j)ar an; il a trois récoltes
de trahison, comme mes paysans de leur foin.
Il ne sait vaincre que par les autres. Il lui a fallu l'épée d'un
Français pour triompher des Français; il spéculesur les prison-
niers comme un boucher sur la chair ; il fait la guerre pour
avoir des rançons : c'est son métier. Il n'est pas un de nous qui
n'ait à se plaindre des souffrances qu'il lui a fait subir dans la
captivité ; abhorré des Allemands, des Espagnols, des Italiens ,
des catholiques, des réformés, du ciel et de la terre, il prend l'ar-
gent des uns pour faire couler le sang des autres
—Eh bien ! qu'altendons-nous ? s'écrièrent tous les membres du
conseil à ces paroles du connétable ; partons et emparons-nous-
en
— Eh bien ! plus lâches que lui seraient ceux qui, trahissant
l'hospitalité, toucheraient à un lîl de son pourpoint. Ne comparons
pas deux positions différentes, madame laduchesse, monsieur le
cardinal, sire. A Madrid vous étiez son prisonnier, sire. C'est
chancede guerre, et droit du vainqueur. Êtes-vous son vainqueur,
rtes-vous en guerre avec lui? Non. 11 est menteur à sa parole...
Que Dieu le juge : il est votre hôte ; il a brûlé Rome , que Dieu
7.
82 REVUE DE PARIS.
le frappe ; il est votre hôte. Permettez encore , sire. Charles a
avec lui un de ses capitaines. Ce capitaine m'a ouvert le crâne
d'un coupd'épée, et brisé l'épaule d'un couj» de pistolet, sur le
champ de bataille de Pavie. Irai-je aujourd'hui dans le parc de
Chantilly, le lier à un arbre pour lui ouvrir la tête et lui casser le
bras? — Si jamais je le rencontre face à face à la guerre, j'ac-
quitlerai ma dette: mais ici, sur mes terres, sous ma tente,—
protection et sauve-garde ! — Je vous imite, sire ! soldai, je
fais pour un soldat ce que roi vous ferez pour un roi.
Tandis que la discussion s'échauffait ainsi dans le château
d'Écouen , respirant sous le beau ciel de la Picardie , Charles-
Quint comptait les heures qui le séparaient du moment de son
départ. S'il n'avait craint d'être arrêté en route , il serait parti
de Cliantilly, au milieu de la nuit, tant il était peu rassuré
sur l'issue de sa résidence en France.— Chaque bruit qu'il enten-
dait le faisait tressaillir. — 11 n'avait pas moins joué que sa cou-
ronne de Flandre et d'Italie dans cette témérité tout au plus
pardonnable à l'étourderie de François 1". — Puis le ridicule
d'être pris au piège dressé par lui-même! En s'inlerrogeant , il
n'osait se rejeter sur la bonne foi de son hôte. — 11 pensa qu'il
était peut-être dans la prison qu'on lui destinait; que déjà les
cavaliers gardaient les portes et les grilles.
Erreur de son imagination exaltée par la i»eur ou réalité , il
vit passer devant ses fenêtresun homme couvert d'une cuirasse,
armé d'une longue épée , et s'acheminant vers la porte de sou
appartement. Il se leva. — Ce n'était pas une illusion. Quand
cet homme se trouva devant lui, — il se découvrit avec respect,
et se nomma.
C'était le connétable Anne de Montmorency.
— Sire, dans le conseil du roi qui vient de se tenir dans mon
château d'Écouen, il a été discuté si l'on vous retiendrait prison-
nier en France ou si l'on vous laisserait partir.
L'avis du roi a été qu'on vous laisserait libre.
Le mien qu'on devait vous retenir prisonnier.
Charles-Quint frémit.
—En donnant ce conseil, j'ai rempli mon devoir de sujet.
En vous en faisant part, je remplis celui de votre hôte.
Sire, tenez-vous pour averti.
Charles- Quint partit le lendemain de Chantilly.
REVUE DE PARIS. 83
Ou sait qu'il ne lui arriva rien , — qu'il parvint sain et sauf à
Gand, où il n'exécuta aucune des promesses qu'il avait jurées,
mais où son premier soin fut de priver la ville de ses privilèges,
après avoir fait trancher la tète à cinquante maîtres tisserands
qui étaient bourgeois comme lui.
Le connétable fut disgiacié.
Depuis qu'il n'y a plus en France de grandes familles, à pren-
dre cette expression dans le sens de large confédération qu'elle
])rèsentait autrefois, le souvenir s'est perdu de l'influence dont
elles jouissaient dans l'état ; et par suite la mémoire des bons
services ([ui justifiaient cette influence. On ne sait plus, et c'est
de l'ingratitude autant que<}e l'ignorance, ce que ces familles
tenaient en réserve de force, d'intelligence , de fidélité et d'union,
pour venir en aide au pays, quHod il était compromis soit par
les atteintes de Télranger, soit par les empiétemens du souve-
rain. Le peuple est aujourd'hui l'unique appui des royautés: je
souhaite que la confiance ne soit pas mal placée ; mais si l'on ne
faisait rien pour le peuple alors, c'est qu'on s'en passait; il n'é-
tait jamais appelé à partager les fatigues ni les dangers de la
guerre, cette situation violente et pourtant continuelle de la
constitution française. Aux gentilshommes exclusivement était
dévolu le périlleux privilège de mourir pour défendre le terri-
toire , pour l'agrandir, pour en chasser l'étranger. Du Rhin aux
Pyrénées , de la Méditerranée à l'Océan, le peuple n'a pas con-
quis au pays un pouce de terre au prix de son sang. C'est re-
grettable , mais c'est ainsi. La France est la conquête des gen-
tilshommes.
.\nne de Montmorency, qui fit hàtir Écouen ,est le formidable
représentant, s'il en est la personnification expirante , de cette
assistance infatigable, toujours en haleine, quelquefois brutale,
qu'avait la noblesse à la disposition de la royauté. Il réunit les
fières et rudes vertus du soldat, du vassal, du négociateur, du
prince et de l'ami. 11 naît presque la même année que son roi ,
en signe de la fraternité qui l'attachera à lui. Ce roi est François
l" , le dernier souveram en qui la valeur personnelle , le cou-
rage isolé soient encore utiles au moment où ils vont dispar^tre
pour toujours, et faire place à la lutte, des armées. Le roi et le
baron sont de taille à fermer la carrière. Celui-là a six pieds ;
celui-ci oblige un cheval à ployer en le pressant des genoux.
84 REVUE DE PARIS.
Marjgnan, la bataille des géans, les voit combattre tous deux ,
et demeurer vainqueurs ; Pavie les ramasse tous deux vaincus
et prisonniers.
Un moment, il n'y a plus de roi en France: Charles-Quint re-
tient en prison François le"- qui va mourir. Montmorency vend
pour cent cinquante mille écus de terre, se rachète , vient à
Paris et gouverne. Tout ce qui eut lieu de désisif contre l'é-
tranger qui essaya de profiter de l'absence du roi pour entrer
en France fut l'œuvre de Montmorency. Il régna près d'un an.
François I", au retour de sa captivité, nomma Montmorency
grand-maître de France; il serait tout aussi exact de dire que
Montmorency nomma François I" roi de France , au retour de
sa captivité.
Comme toutes les supériorités, qui n'ont que faire des
petits suffrages du cœur , il ne fut jamais aimé ; il ne parut à
la cour que pour chasser les courtisans du revers de son gan-
telet. Il préférait à la cour son château d'Écouen , retraite soli-
taire, oîi il lisait Plutarque, plantait des chênes et causait,
assis par terre , avec ses vassaux. Des années s'écoulaient sans
qu'il allât au Louvre. Entouré de sa maison, composée de la
Heur de la noblesse militaire , il présidait , avec une simplicité
pleine de religion, aux travaux dont il embellissait sa demeure.
II faisait construire par Bullant et décorer par Jean Goujon une
merveilleuse ciiapelle , [leinte , sculptée , dorée et ciselée comme
les basiliques de l'Orient. Après trois cents ans , sa gracieuse
austérités la protège encore. Aux murs il supendait une Cène de
Léonard de Vinci et laFemvie adultère, par .1. Beiin. Bernard
Palissy coulait avec sa terre cuite, sur un pavé de faïence , tous
les Actes des apôtres. Quand le dimanche sonnait, il s'agenouil-
lait devant l'autel de cette chapelle, avec sa famille, ses artistes
et ses gentilshommes. Et ce devait çtre d'un aspect !)ieux que
cette prière , sévère distraction du château , faite suus ces voû-
tes aux pendantifs dorés , sur ce pavé bleu et jaune, par le pre-
mier baron chrétien et sa femme , Madelaine de Tende , fille des
Lascaris , empereurs de Constanlinople,
Quand il sortait de son château d'Écouen , ce n'était que pour
aller représenter le roi de France auprès dellenrivill , ou pour
mesurer sa longue épée avec les armées de Charles-Quint,
auquel rien ne manquait pour abaisser la gloirede François I<"" ,
REVUE DE PARIS. 85
ni les troupes , ni l'or , ni les capitaines , — les meilleurs capi-
taines du temps , Antoine de Lève, le duc d'Albe, Fernand de
Gonzague, André Doria. Au comble de sa puissance , envieux de.
réaliser son rêve de domination , qui était d'unir le raidi de la
France à ses états d'Italie et d'Espagne, Charles-Quint opéra
une descente en Provence. Le voilà en France, à quelques
journées de marche de la capitale. Quand tous les plans de dé-
fense sont reconnus impuissans pour repousser l'étranger, on
appelle Montmorency. Chargé, dès ce moment, de la res-
ponsabilité entière du pays, il s'établit dans le comtat. Là,il
commence un plan d'attaque dont les moyens épouvantent par
leur désespoir ; il rase tout ce qui s'élève sur le sol; il coupe
les forêts, abat les bourgs, passe le râteau , fait courir la
flamme sur les moissons, arrache les plantes; il ne laissedebout
que des soldats auxquels , sous peine de mort, il défend de tirer
un seul coup de fusil , et que des arbres chargés de fruits mûrs :
c'était pendant l'été; puis il consigne le roi dans sa tente, se
retire dans la sienne et attend. L'attente dura plusieurs mois.
L'impétuosité française l'accuse enfin de faiblesse , d'ignorance ,
de lâcheté presque; car l'empereur avance toujours: il est par-
tout , à Arles , à Toulon , à Marseille. François I" , qui bouil-
lonne dans sa cuirasse , se mêle au.x clameurs soulevées contre
Montmorency ; il veut se battre , il écrit au maréchal qu'il n'a
pas une épée pour remplir la charge d'un commissaire de
vivres. — Vous ne vous battrez pas , répond froidement Mont-
morency. Malheur à qui touchera à un cheveu de l'ennemi !
malheur à qui cueillera un des fruits mûrs qui pendent aux
arbres !
Enfin, accablés par six mois de chaleur , les soldats del'empe-
reur se jettent sur la seule nourriture qui leur a été laissée, au
milieu d'une contrée torride , sans ombre , sans abris ; ils
mangent des fruits, dorment au soleil et meurent au même
instant. Ces fruits les ont tués ; vingt mille cadavres jonchent
les routes; le reste regagne l'Espagne, mutilé dans la plus désas-
treuse retraite qui ait jamais été exécutée.
La France est sauvée ! c'est à Montmorency qu'on le doit. A
tant de gloire sans exemple, il manquait une récompense plus
précieuse que celle de connétable : la disgrâce ! Il l'obtint. Sa
probité antique, on l'a vu, s'étant révoltée au projet de la
86 REVUE DE PARIS.
cour, qui avait résolu de retenirCharles-Quint prisonnierà son
passage en France, il fut perdu dans le cœur des favoris.
Comme il n'avait encore servi le roi que depuis trente-cinq ans,
il attendit qu'un autre roi le relevât de l'exil. Pendant sa dis-
grâce, les empereurs d'Orient lui envoient des ambassades. Sur
la route d'Écouen , les tigres de Dragut et les lions de Soliman
se croisent pour aller s'offrir en hommage au premier baron
chrétien. Du haut de son perron de pierre, il salue les noirs
envoyés d'Afrique, comme s'il s'appelait Richard Cœur-de-Lion.
Des lèvres basanées baisent son gantelet de fer.
Mais la chevalerie s'en va , et il s'en va aussi ; n'ayant plus
rien à démêler ici-bas avec les guerres qui se font par peupla-
des, par multitudes, à la distance de la mitraille, et où le
mathématicien est plus fort que le brave , où les chevaux ont
la moitié du courage du cavalier. Il tombe à Saint-Quentin :
mais la blessure qu'il reçut à la hanche fut moins grave
que celle dont il éprouva la douleur en arrivant à la cour.
Sa défaite lui fut imputée à crime. François II le relégua
plus tard à Chantilly. Ceci ne le décourage point ; il n'a
encore servi que cinquante ans la monarchie , il n'a versé son
sang que pour trois rois, François I'^'', Henri II , François II;
son compte n'y est pas. Charles IX monte sur le trône, et la
guerre civile commence. Jusqu'ici nous n'avons vu que le
baron, le chrétien va se montrer, et terrible il se montrera contre
l'erreur, qu'il combattra avec plus d'énergie que de lumière. Il n'a
que soixante-huit ans , le grand-connétable, et il ne prévoyait
pas alors que des philosophes au boisseau ne verraient un jour
dans la Sainte-Barthélémy qu'une guerre entreprise pour forcer
les réformés à aller à la messe. Les réformés , et il les jugeait
bien, étaient ces rebelles qui, de tout temps , ont levé le dra-
peau démocratique contre l'autorité établie. Les calvinistes
étaient un parti politique et non un parti religieux. Il s'agissait
bien de les endoctriner, eux, qui avaient à leur tête les
meilleurs hommes de guerre, qui occupaient militairement
Lyon , Rouen , Blois , Tours , Bourges , Angers , La Rochelle ,
Montauban , Nîmes , MontpeUier , Castres , Grenoble , Châlons ,
Màcon , le Havre , Dieppe , Caen ! Fallait-il tant de villes pour
prêcher et rompre du pain , au lieu de communier sous les
apparences ? Les calvinistes voulaient régner , asseoir un roi de
REVUE DE PARIS. 87
leur coiniminion sur le trône; n'était-ce pas là de la politique,
un parti politique, des révoltés politiques ? La Saint-Barlhélemy ,
qui les extermina , fut un acte de fatale prudence, blâmable,
car l'assassinat ne se justifie jamais , mais concevable , car, quel-
ques années plus tard, les protestans auraient fait une Saint-
B.uthélemy de catholiques.
Le connétable ne vécut pas d'ailleurs jusqu'à cette funeste
époque ; mais il n'en mourut pas moins comme il devait , pour
la défense du pays, tout troublé par des prétextes de religion. A
soixante-quatorze ans, il prend ses armes pour se rendre dans
la plaine de Saint-Denis , et y combattre Condé à la tète des re-
belles , des calvinistes. Blessé sept fois à la tête, et son épée
sanglante et pendante au poignet , il reçut dans les reins un
coup de pistolet d'un Écossais , nommé Robert Stuart. Il en
mourut; il mourut bien. Un gentilhomme ne devait finir que
de la main d'un homme du peuple; le serviteur de la royauté
tomba sous le coup de l'homme de la révolte: le baron chrétien
fut tué par le démocrate protestant. Cette belle mort a un sens
tristement historique, elle estune figure de la décadence monar-
chique.
Le siècle suivant , on trancha impunément la tête à un autre
Montmorency.
Le siècle d'après, un autre Montmorency vint déchirer ses,
litres à la barre du peuple.
Ces trois fins sont à méditer. — Le dernier Montmorency est
plus cruel que Louis XIII et Robert Stuart. Il ne tue pas , il ne
décapite pas les siens : il les nie.
Et comme je reportais une dernière fois mes regards sur ces
murs qui n'avaient plus pour moi leur triste nudité , une horrible
inscription vint flétrir mes plus belles fresques. Je lus au-dessus
d'une guirlande : Section Marat.
Pendant la révolution, se hâta de me dire M. Bernard, té-
moin de mon désenchantement, les patriotes des environs ayant
fait un club du château, donnèrent le nom de section Marat à
cette salle, celui de section Couthon à la suivante: ainsi des autres.
J'aurais payé cher en ce moment pour voir comment pouvait
être construit un patriote de Sarcelle ou de Villiers-le-Bel.
Et quelle est cette pipe dessinée en noir sur le mur? Est-ce
encore un emblème patriotique ?
88 REVUE DE PARIS.
— C'est un passe-temps de vélite.
— Bien ! monsieur Bernard. La salle où nous sommes a donc
successivement appartenu à une reine, à des républicains et à
des militaires en garnison ?
— Et à M""» Carapan, ajouta M. Bernard, qui la transforma
en dortoir : tenez, la place des lits y est encore.
Je vis en effet de distance en distance, indiquée par des places
rouges sur le reste des carreaux déteints , l'empreinte des lits
en fer qui garnissaient la salle.
Amesure que je m'initiais aux vicissitudes de cet apparte-
ment , il me semblait que j'assistais à la lecture des mémoires de
quelque aventurier de haut renom , tantôt reçu à la cour, tan-
tôt vivant avec les brigands, tantôt dans un hôpital.
— Je ne pense pas, monsieur Bernard , que ce nombre 80 ,
tracé sur la porte, ait également sa signification historique.
— Mille pardons , monsieur , ce chiffre indique le nombre de
soldats russes que la salle pouvait contenir.
— Des soldats russes dans les dortoirs de M™e Campan !
— Quand les étrangers vinrent à Paris , on eut un instant le
projet de caserner des Russes au château : mais M. le prince de
Condé , qui était rentré en possession d'Écouen , s'y opposa , et
le château ne reçut pas de garnison.
D'abord je n'avais rien vu dans l'appartement ; maintenant
je perdais le souvenir de toutes ces résidences amoncelées.
— Monsieur Bernard , qui donc a fait effacer les belles fres-
ques des murs?
— C'est Napoléon , afin que la pudeur des élèves de M™« Cam-
pan ne fût pas blessée.
— lia donc blanchi tout le château?
— Tout le château, trente ou quarante salles.
— La pudeur de l'empire nous coûte un peu cher.
Étrange intérêt qu'inspire ce château à ceux qui le possè-
dent. Aux Condé? un Condé renverse un corps de bâtiment ; à
la république? la république brise les statues et déshonore les
salles ; à l'empire ? l'empire badigeonne les murs. Fasse le ciel
que M. le duc d'Aumale n'ait pas l'heureuse inspiration de chan-
ger le château en usine !
Dans cette même salle , il y avait autrefois l'écusson en faïence
de Palissy , le glorieux écusson de Montmorency. Brisé à coups
REVUE DE PARIS. 89
de hache par les révohitioiinaires de 93, il fut remis en place et
rajusté par les carreleurs de la restauration. Seulement ceux-ci
!e descendirent à l'étage inférieur , et ils le collèrent au hasard ,
de telle sorte que les alérions sont en-dehors de l'écu , et que le
grand cordon est haché par bribes. Pour nous servir d'un terme
d'imprimerie , les armes des Montmorency sont en pâte. Eux-
mêmes s'y i-etrouveraient difficilement. Involontairement , l'inci-
dent de l'écu nous rappela un incident de la famille.
Possesseurs glorieux du plus beau nom de la noblesse euro-
péenne, les Montmorency ne se doutaient guère sous la restaura-
lion qu'il existait en Angleterre , au fond d'un canton pierreux
de l'Irlande, une famille aussi antique, aussi illustre, aussi re-
nommée que la leur. Ou cela est contestable , avaient à répondre
les Montmorency en apprenant cette nouvelle, ou cette famille
est la nôtre. C'était la leur, ce qu'ils ne contestèrent pas moins.
L'étonnement valait avant tout un démenti. 11 fut donné.
'^^oici. En 1828 , parut un ouvrage intitulé : Les Montmo-
rency de France et les Montmorency d'Irlande, ou Précis
historique des déjnarches faites , à l'occasion de la reprise du
nom de ses ancêtres par la branche de Mont mot ency-Marisco-
Morrès, par le chef de cette dernière maison , avec la généalo-
gie complète et détaillée des Montmorency d'Irlande. Si ce livre
eût paru il y a deux cents ans, toutes les cours d'Europe eussent
été attentives à la discussion qu'il eiit fait naître. Les juges d'ar-
mes d'Irlande, d'Ecosse, d'Allemagne, de France et de Portugal,
eussent couvert les routes de courriers. Les plus vieux arbres
généalogiques auraient frémi dans leurs plus hautes feuilles.
Le Monasticon se fût fermé de lui-même. DHozier en eût perdu
le sommeil. 11 n'y a pas d'exagération là-dedans ; un homme
qui serait venu dire à Louis XIV : <i Je suis votre frère aîné ,
Bourbon autant que vous, et Bourbon avant vous, )> n'aurait
été guère plus hardi que celui dont la prétention ne s'élevait
pas à moins qu'à se proclamer Montmorency en face des Mont-
morency.
Cette prétention n'a pourtant soulevé aucune rumeur en Eu-
rope, ni même dans le faubourg Saint-Germain, au(iuel on
révèle , peut-être pour la première fois , qu'un étranger de par-
delà la Manche a demandé à faire ses preuves et les a faites ,
pour avoir le droit de porter, en France , le nom , le titre et
8
90 REVUE DE PARIS.
les armes des Montmorency, aussi bien que s'il n'eût jamais
cessé d'être gouverneur pour le roi de France on ses provinces,
ou connétable.
Rien ne s'est passé plus paisiblement que le conflit de fflmille
élevé au sujet de la requête de M. Marisco-Morrès ,coIonel , en
1814, au service de la France auprès de Louis XVIII. La petite
poste a dérobé l'éclat de la contestation qui , du sac de cuir au
facteur, est tombée dans les cartons des archives du royaume,
d'où il m'a été permis de l'exhumer , grâce à la précieuse com-
plaisance de notre grand historien , M. Michelet.
On ne saurait être plus loyal que M. Morrès, lorsqu'il sollicite,
pièces en mains , l'honneur de porter , sans usurpation , le nom
des premiers barons chrétiens ; on ne saurait être plus poli que
MM. de Montmorency en refusant cette faveur à M. Morrès. De
part et d'autre on sent la prudence la plus adroite à ne pas lais-
ser pénétrer dans le public le bruit d'une dispute née un siècle
tr<}p tard. Les champions, en habit noir, en gants blancs, sans
cuirasses , se défient à voix basse ; ils ne s'appellent pas en champ
clos , mais sur la lice parquetée du cabinet ; enfin , ils ne s'en
remettent pas au jugement de Dieu pour prononcer sur leurs
différends, mais à celui d'un savant obscur, garde général
des archives du royaume , à M. de La Rue , qui décide : » Qu'il
)> lui est bien démontré que la maison de Morrès, alliée con-
)i stamment aux premières familles d'Irlande et d'Angleterre ,
1) est une branche de l'illustre race des Montmorency, n
Tout est merveilleux de surprise dans ces deux races de Mont-
morency , qui, après huit cents ans de séparation, se trouvent
face à face , n'ayant jamais soupçonné leur existence récipro-
que. Ce sont deux hémisphères, il faut «pie l'un découvre l'au-
tre. Séparées par une invasion, celle des Normands en Angle-
terre, en 106G, une autre invasion les rapproche, celle des
Anglais en France en 1814. Pendant huit cents ans, l'une s'il-
lustre en-deçà , l'autre au-delà du détroit, sans se voir, et
pourtant avec émulation , comme si elles rivalisaient pour un
but caché qui doit un jour se découvrir. Même vaillance d'un
côté que de l'autre. On ne sait dire qui frappe le plus fort, de
l'épée à deux mains, ou delà hache de fer de l'Irlandais. Les Mont-
morency français ont des tombes sur les couvercles desquelles
ils dorment, couchés avec leuis cuirasses, leurs barbes sur
REVUE DE PARIS. 91
leur poitrine, leurs gantelets ; les Montmorency irlandais ont
aussi leurs chevaliers étendus sur des tombes. Ici le château des
Montmorency français, là ,au bord de la mer , le château des
sauvajjes Montmorency d'Irlande.
Ayant acquis une fois le droit d'être Montmorency en France
aussi bien qu'en Irlande, M. Marisco-Morrès aura-t-il prétendu,
comme un Montmorency de ses aieux, entrer en guerre avec les
bai'ons de Dammartin? Mais où sont les barons de Damraartin?
Aura-l-il, comme un autre Montmorency de ses aïeux, envoyé
un cartel aux abbés de Saint-Denis en les menaçant de faire des
châsses de leurs corps ; menaces d' un véritable baron chrétien?
Mais où sont les abbés de Saint-Denis ? Aura-t-il été de quelque
conspiration , comme un autre Montmorency de ses aïeux, con-
tre l'autorité d'un autre Louis? Mais où sont les nobles qui con-
spirent? où sont les Richelieu qui auraient assez de cœur pour
faucher à travers champ des têtes de nobles? Aura-t-il, comme
un autre Montmorency de ses aïeux , voyagé en Terre-Sainte
pour occire des Sarrasins? Les Sarrasins, où sont-ils ? Ils ont un
ambassadeur fort bien en cour de France. Aura-t-il à une autreba-
taillede Pavie, comme un autre Montmorency de ses aïeux , reçu,
tout couvert de sang, son roi dans ses bras? Où sont les batailles
de Pavie? Aura-t-il, comme ce même Montmorency son aïeul ,
commandé le feu contre les protestans à la porte Saint-Denis ?
Où sont les protestans qu'on persécute?
Me voilà fort embarrassé de savoir ce qu'on fait d'un nom
noble, lorsqu'il n'y a plus de barons, d'abbés, de Sarrasins, de
protestans ; et fort embarrassé surtout de savoir le parti qu'a
tiré de celui de Montmorency M. Marisco-Morrès , après l'avoir
demandé avec la conscience si forte de son droit. 11 est proba-
ble queM.de Marisco-Morrès signeaujourd'huile nom de Mont-
morency qu'au fond, chose singulière, il portait déjà, car Ma-
risco tlMorrès, qui signifient l'un et l'autre, en mauvaise
langue celtique latinisée, pays marécageux, sont visiblement
compris dans les trois dernières syllabes de Montmorency. Or
Montmorency n'étant que la jonction du mot Mons avec Mor-
rès ou Mariscis, Mons-Morrès, Mons-Mariscis, le prétendant
irlandais ne se serait tant donné de mal que pour obtenir une
syllabe de plus et un trait-d'union de moins ; ce qui lui aurait
été cruellement refusé par les Montmorency.
j» REVUE DE PARIS.
En sortant de la chambre dite de M™» Claude , on pénètre
dans l'ancienne galerie de tableaux , où l'on admirait autrefois
les trente vitraux coloriés en grisaille, qui représentaient
l'histoire de Psyché, d'après Raphaël. Après la révolution , ces
vitraux furent transportés par M. Lenoir, conservateur des mo-
numens français , au musée des Petils-Augustins et placés dans
la salle du seizième siècle. Ce savant archéologue rapporte dans
sa description des Monumens de sculpture réunis au Musée
des monumens français, qu'un vitrier d'Écouen, voulant net-
toyer les vitraux de la galerie dont il est ici question , n les
frotta avec du grès en poudre; il enleva par ce moyen toutes
les demi-teintes et laissa de grandes parties de verre à nu. » En
matière de barbarie, ceux qui brisent ne viennent qu'après
ceux qui réparent. Vingt Attila sont moins à redouter qu'un
vitrier.
II n'y a plus que de l'espace dans cette galerie survoûtée ; elle
n'a rien à envier à la lugubre nudité des autres salles. Pour
comble de tristesse, elle paraît neuve, comme le reste du châ-
teau. On dirait que les maçons sont partis, que les frotteurs
viendront demain, accompagnés du tapissier. Tout est tîni;
rien n'est usé à Écouen. Je ne sais pas d'aspect plus désolant
que des escaliers de trois siècles, dont les angles sont vifs comme
si le ciseau achevait de les équarrir. Les ruines sont moins ac-
cablantes, on l'éprouve à Écouen, que cette implacable jeunesse
du plâtre et du fer. L'Europe renouvellera huit fois , dix fois sa
population, et cet arrangement de pierres n'aura pas subi la
plus légère altération. Ce qui n'a pas d'ame est éternel, et notre
fragilité en souffre comme d'un affront. A tous les coins du
château s'avancent , pour vous saluer , des salamandres rieuses
et folâtres , qui ont toujours quinze ans , qui ont souri à dix
générations mortes; elles nous sourient encore, à nous qui
mourrons de même : elles riront sans cesse. Aussi l'unique sen-
timent de reconnaissance dont on est animé pour les récom-
penser de leur gentillesse , c'est de leur casser la tête , en
passant, d'un coup de bâton. Je cède ici à un mouvement philo-
sophique et non à une réflexion d'artiste. H ne faut rien casser,
même lorqu'on n'est pas chez soi.
Autre déception! Après avoir marché pendant une heure à
travers des salles toutes plus froides et plus historiques les unes
UEVUE DE PARIS. 95-
que les autres , où revivent en écho les noms de François I" ,
de Henri II, de François II, d'Anne de Bretagne, de M'"<= Claude
et de Diane de Poitiers, vous espérez qu'en reculant toujours
d.ins le passé, en vous enfonçant sans relâche dans les profon-
deurs du château , vous arriverez enfin à quelque appartement
de roi chevelu : erreur ! il n'y a rien de chevelu. Vos courses
aboutissent à une chambre bourgeoise, tapissée en papier bleu
pâle , de ô francs le rouleau , parquetée en noyer , enrichie
d'une cheminée façon granit que couronne une mauvaise glace
indigo de l'empire. — Chambre de M'"^ Campan ! proclame vo-
tre conducteur. Superbe chambre! elle pouvait bien contenir six
fauteuils et un lit à bateau. Je n'oublie pas la pendule d'albâtre.
M™e Campan, chacun le sait, fut la directrice de l'institution
de la Légion-d'Honneur, fondée à Écouen, le lendemain de la
bataille de Friedland. Elle dirigeait auparavant , à Saint-Ger-
main-en-Laye, une maison d'éducation, où étaient élevées de
jeunes personnes , appartenant la plupart aux débris des rares
familles distinguées qu'avait épargnées la révolution. Son em-
ploi de lectrice à la cour de Louis XVI, sa fidélité inaltérable à
Marie-Antoinette, ses principes de religion, un peu mêlés de
dignité aristocratique , le choix de ses pensionnaires , prises
dans un rang qui n'avait pas peut-être donné assez de gages à
la république; son système d'éducation, calculé d'après celui de
Saint-Cyr, éveillèrent plus d'une fois la susceptibilité des divers
gouvernemens précurseurs de l'empire, qui n'eut aucun motif
pour soupçonner, ni aucun désir d'arrêter, je pense, ses pré-
dilections appliquées à l'enseignement.
Notre plan , dont les lignes ne sont déjà que trop débordées
par des digressions étrangères, n'admet pas, même abrégée,
l'appréciation des livres élémentaires d'éducation que les famil-
les doivent à la plume expérimentée, claire, causeuse, sans pré-
tention de M™" Campan. Si de nouvelles découvertes dans l'art
si progressifd'enseigner relèguent jamais au rang des ouvrages
non sans mérite , mais sans application , son Traité d'éduca-
tion, les esprits curieux des événemens qui précédèrent la ré-
volution de 89 et qui y contribuèrent peut-être, consulteront
toujours avec certitude les Mémoires sur la vie privée de
Marie- Antoinette. Sans tomber même dans un défaut de pro-
portion, difficile parfois à éviter, nous ne pourrions dresser une
8.
94 REVUE DE PARIS.
biographie complète des hautes qualités morales qui lui méritè-
rent l'attention de l'empereur, quand il la choisit, entre une
foule de concurrentes, pour diriger la maison d'Écouen. Nous
/timons mieux citer sur l'intérieur et le personnel de cette insit-
tntion quelques passages d'une lettre que nous devons à la mé-
moire obligeante d'une élèvedeM^eCampan. L'élève est devenue
tme illustration littéraire. Nous craindrions en la nommant d'a-
bord de blesser une discrétion qu'il ne nous a pas été permis de
violer, ensuite de détourner d'une note, dont nous sentons tout
le prix , une attention qu'on reporterait tout entière sur celle
qui l'a écrite.
« M""» Campan avait une figure distinguée , mais je doute
« qu'elle ait jamais été belle ; elle était toujours mise en noir ;
)> son organe était fort doux , fort calme ; elle s'écoutait parler
)> comme une personne qui se sent sur sou terrain , surtout
» quand elle racontait. Elle aimait la flatterie, qui même n'a-
» vait pas besoin d'être délicatement exprimée pour lui plaire.
1 M"'« de Montgelas était sous-intendante : — une grande
» femme remplie de dignité qui assistait toujours au réfectoire
') et à l'église; on la craignait comme le feu. Venaient ensuite
;i M"» Vincent, sous-maîtresse; M™"" Mélanie Beaulieu, quia
i> fait un abrégé de l'histoire de France et trois ou quatre ro-
» mans aussi prétentieux que ceux de M"" Scudéry; M""" la
)> comtesse dllautpoul , femme d'esprit, rimant de jolis vers,
!> et rêvant encore des romans en donnant des leçons de litté-
i> lature; elle est lauteur d'un cours de littérature, à l'usage
» des jeunes élèves d'Écouen, écrit avec la plus parfaite décence
» et sans que le mot amour y soit prononcé. L'empereur exigea
» qu'il n'y fût pas parlé de César. M. le baron de Pommereuii
» effaça lui-même les passages.
i> On entendait une messe basse tous les jours, et les diman-
!> ches grand'messe et vêpres. Jamais les élèves n'étaient seules
:> ni pour manger, ni pour jouer, ni pour dormir.
» La distribution des prix donnait toujours lieu à beaucoup
» d'apparat. C'était alors qu'on changeait de ceintures et de
» classe. La ceinture des commençantes était verte, puis ve-
!> naient le violet, l'orange, le bleu, lenacarat, enfin la pre-
;> mière classe était blanche. On restait à Écouen jusqu'à 18 ans.
■1 Chaque élève travaillait A son linge et à ses robes.
REVUE DE PARIS. 96
'1 M'»" Canipan avait souvent des élèves à dîner à sa lahle;
5> souvent aussi elle les réunissait le soir, et elle les menait tour à
» lour à Laint-Leu età la Malmaison; mais c'étaient toujours les
» plus brillantes et les plusjolies. Ilyavaituneroute charmante
» qui conduisait, par le bois dÉcouen, à Saint-Leu, qu'on appe-
» lait la route de la reine Ilortense; elle était bordée d'un grand
>» nombre d hortensias.
)> On apprenait à Écouen à jouer de tous les instrumens et à
» parler toutes les langues. Ilyavait une jeune tille qui parlaitle
» grec. Quelques élèves ont fait des vers à Napoléon : elles dan-
)i saient et poussaient des cris dejoieaux nouvelles de la grande
!i armée; mais quand arrivèrent les malheurs de celuià qui elles
)> devaient tout, quelques-unes furent, dit-on, ingrates envers
n leur père. »
Il ne faut pas demander aux livres de l'époque impériale, peu
portée à se peindre elle-même, le récit des visites que Napoléon
faisait souventà Écouen, sa fondation favorite. Ordinairement il
s'y rendait seul , et sans avoir fait prévenir personne. Son bon-
heur était de tomber au milieu des élèves , qui, à son aspect, se
levaient toutes et rougissaient, comme s'il eût fixé son regard
sur chacune d'elles à la fois.
Je le tiens de la précieuse confidence d'une des élèves de
M™^ Campan. Rien ne peut se comparer à la joie des pension-
naires quand elles avaient au milieu d'elles leur père , ainsi
qu'elles appelaient Napoléon. Ni récréation, ni fête , ni distribu-
lion des prix , ne faisait battre leur cœur comme ce mot, qui
volait plus vite que le son de la cloche d'un bout du château à
l'autre bout: L'Empereur! Le chapeau à la main , sous un costume
d'une simplicité peu héroïque, il passait, le sourire sur les
lèvres, entre les tables d'étude , et il examinait d'un coup d'oeil
la tenue de chaque division. Il aimait beaucoup le soin dans la
coiffure ; s'il apercevait quelque natte égarée, il appliquait avec
une familiarité toute paternelle une petite tape sur la joue de
l'élève en défaut. La correction avaitl'attrail d'une récompense.
11 voyait toutà la fois le progrèsdes pensionnaires parles cahiers
ouverts devant lui; leur santé, à leurs visages, solides etroses,
un peu mâchurés d'encre, et hiême leur petite tristesse quand
elles en avalent, à leur front , où il avait le don délire, .\ussi
bien que les noms de ses soldats, il savait les noms des jeunes
96 REVUE DE PARIS.
filles d'Écouen, leurs familles, leur rang,le grade de leurs pères .
dont il ne manquait jamais de les entretenir.
—Vous, disait-il à l'une, votre père a été nommé colonel,
écrivez-lui que je me réjouis de son avancement; entendez-vous .'
Et si une voix indiscrète d'espiègle disait: u Elle ne sait pas
encore écrire en fin ; i» l'élève , confondue , cerise de timidité ,
émue d'un bel orgueil, s'écriait: «i C'est vrai! maisje sauraiécrire
dans un mois. i> Même histoire que celle du conscrit qui demande
la croix d honneur, u Je la gagnerai! » Et son général la lui
laisse.
Et le bon Empereur était sûr , en effet , de l'engagement que
contractait l'élève devant lui; il passait.
Quand , sur son passage , il en rencontrait de celles dont les
pères ou les frères étaient morts à son service, il les embrassait
et leur parlait bas.
Soit qu'il n'ignorât pas la prédilection blâmée de M^^^Campan
poiu" les jolies pensionnaires , aux dépens des autres , peu pro-
|)res à rehausser l'éclat de la maison , soit qu'il eût le sentiment
de tout ce qui est généreux, il montrait une préférence marquée
pour les moins bien partagées en agremensducorps.il les ques-
tionnait plus souvent, afin d'avoir plus souvent l'occasion d'ap-
j)Iaudir leurs réponses.
Avant de quitter ces enfans, dont toutes les petites âmes
rayonnaient autour de la sienne, il avait l'habitude de leur don-
ner le sujet de la composition du jour. Une pensionnaire allait
prendre ce mot d'ordre classique, et l'inscrivait au tableau.
Presque toujours le sujet était un siège , une bataille, une vic-
toire ; et si , par exemple , on lisait sur le tableau : Passage du
Mont-Cenis ! Von entendait de petites voix qui disaient : u Papa
était à cette bataille.— Le mien aussi, il était alors sous-officier.
— Le mien lieutenant. » M""" Campan l'a écrit elle-même dans
son Traité d'Éducation. "Déjà, dansÉcouen, les élèves
i> savent très-bien la supériorité du grade du général de division
)i sur celui de brigade , et de ce dernier sur le colonel : ainsi de
îi suite;la hiérarchie militaire leurest connue à presque toutes ,
n aussi bien qu'à un chef de division de la guerre. »
Dès que l'empereur était sorti de la classe, vite on écrivait
ses réponses , qu'on rétablissait avec le soin d'une tradition
impérissable ; on gravait ses mots heureux dans la mémoire ,
REVUE DE PARIS. 97
on les brodait, ils étaient envoyés aux parens. Parmi les pen-
sionnaires qu'il avait exaltées d'un regard , d'un compliment ,
d'une tape, (l'une poignéede bonbons, les plus glorieuses étaient
celles qui, l'ayant suivi pas à pas, avaient furtivement ramassé,
grain à grain, sur ses traces, le tabac tombé de sa tabatière, et
l'avaient enfermé , cousu dans un sachet, pour le porter sur
leur cœur; les fidèles pensionnaires d'Écouen ont encore de ces
sachets , reliques saintes qu'elles légueront à leurs tilles.
L'empereur , à qui rien n'échappait , à qui rien n'était indif-
férent, voulait connaître, dans les moindres détails , l'intérieur
domestique de l'établissement, qui, du reste, fut constamment
tenu avec le plus grand soin. Il goûtait aux mets, visitait la
lingerie , qui était placée où était autrefoisl'ancien charlrier du
château, dans une salle haute , touchant à l'une des tourelles, et
aujourd'hui encore toute boisée , dorée et émaillée du chiffre des
Montmorency. Accompagné du médecin de la maison , M. Des-
genettes, il parcourait l'infirmerie, s'informant de la maladie ,
des progrès de la guérison des rares élèves qui s'y trouvaient.
Il avait des encouragemens flatteurs pour la salubrité d'un
établissement qui, depuis 1804 jusqu'à 1814, pendant dix ans ,
n'a pas compté , sur deux mille élèves , un seul décès.
Puis, quand sa tournée était achevée, il demandait, en
réjouissance de sa visite , récréation entière pour ses enfans.
Cette prière n'était jamais refusée.
C'était alors un cri de joie qui montait aux nues, à cette grâce
toujours attendue et toujours nouvelle. On sortait, on s'enlaçait
en rond, on courait, on dansait, on chantait, sous les arbres, dans
les champs d'un air pur, des chansons oii le nom du bon Empereur
revenait sans cesse; et lui, souriant, bon, adoré, la main dans
son habit entr'ouvert, respirait à l'aise, était heureux delà
joie qu'il causait aux filles de ses braves ; il l'était de la ressem-
blance de ses noirs capitaines avec leur blondes filles , de leur
son de voix mâle avec le son de voix argentin de leurs filles ; et
quand ces petites bouches , ces petits cris disaient : Vive l'Em-
pereur ! il passait la main sur ses yeux.— lly avait tantde pères
â Eylau !
J'ai fait toutes les démarches imaginables pour remonter à la
source des bruits malveillans qui , à une époque malheureuse-
ment très-rapprochéede la translation de laLégiun-d'Honneurà
98 REVUE DE PARIS.
Saint-Denis , ont couru sur la maison d'Écouen. J'ai été assez
lieiireux pour ne recueillir que des renseignemens peu d'accord
avec ces bruits.
Un seul événement a pu fournir à lacalomnieun textequ'elle
a brodé avec complaisance, mais qui, bien connu aujourd'hui,
publié sans réticence, par une liberté que la circonspection de
la presse impériale n'aurait osé prendre, trouvera grâce devant
les contemporains.
Voici cet événement.
C'était l'été ; le souper venait de finir.
Après le souper, la permission fut accordée aux pensionnaires
d'aller, selon l'usage, respirer sur la plate-forme.
L'air était embrasé ce soir-là ; voilées et laiteuses comme en
Afrique, les étoiles scintillaient à peine dans le lac sulfureux
d'Enghien ; le couchant était enflammé , Montmorenci en feu ;
son aiguille semblait rougie et amincie à la forge. Le bois qui
enveloppe le château d'Écouen était immobile comme une pein-
ture , rien qui agitât sa crête , ni les oiseaux , ni le vent , ni ce
mouvement nerveux qu'ont les arbres, même lorsqu'il n'y a pas
un brin de vent. Au sud, Paris était effacé dans une brume
violette; on ne le soupçonnait qu'à ce dôme blafard formé de
poussière , de lueurs de réverbères et d'haleines d'hommes ,
éternellement suspendu sur ses douze centmille habilans. Frap-
pée par la lune, la flèche de Saint-Denis allongeait quatre lieues
d'ombre sur la campagne endormie. Oubliées à leurs ailes , les
troiles blanches des moulins de Champlàtreux semblaient de
larges nénufars noyés dans la vapeur; au loin, des bruits divers,
mais éteints, mais confus , se faisaient entendre. Dans l'espace
sonnait doucement un corde chasse de par-delà le Mesnil-Aubry,
de par-delà les lacs de Comelle , et le cornet à bouquin des
forêts d'Andilly y répondait , tandis que l'on entendait venir ,
troublant le cri du grillon , l'épaisse diligence sur la poussière
mate, ou tandis que tintait, goutte à goûte, la sonnette de fer du
roulier. Ces voix faibles , éloignées , distantes, qui se mêlaient
aux haleines fortes de la terre , à l'odeur poivrée de la vigne , à
l'odeur fade du chêne, à la fumée du romarin qui montait droite
comme une colonne blanche des cheminées du village ; le ciel
tout enflammé , la terre tout odorante , tout semblait languir,
s'évaporer , mourir.
REVUE DE PARIS. 99
Parées, selon leur division, de ceintures vertes, aurores , bleues
f't nacarat , quatre cents jeunes filles, légèrement vêtues , en
cheveux, simples dans leur négligé du soir, se répandirent sur
la plateforme, défendue par les fossés du château, et au-delà
des fossés, par une grille en fer. Une fois en liberté, elles se
groupaient selon leur âge , s'appelant de leur nom d'amitié ,
second bai)tème de collège , se cherchant selon leur affection de
pays. Elles allaient oïdinairement par essaim, par flocons,
parlant bas, causant de leur pays qu'elle reverraient un jour,
dotées par la nation , instruites aux leçons de Paris ; d'autres
rêvaient, enlacées et cachées sons les ombres des sycomores , le
premier prix et la couronne , ce prix donné par les mains du
grand-chandelier de la Légion-d'Hoiuieur, cette couronne de
lauriers que poserait sur leur front la grande impératrice Marie-
Louise ; d'autres , assises sur des bancs d'osier , chantaient en
chœur des chansons de leurs contrées lointaines ; car Napoléon ,
qui avait à son service des soldats de tous les pays , de l'Italie ,
de l'Espagne , de l'Amérique , de la Grèce , de l'Egypte , des Indes
même, avait ouvert Écouen à leurs filles aussi bien qu'aux enfans
des militaires français. Et toutes ces jeunes filles , étrangères
par leur accent , par leur figure , parleur teint , mais Françaises
par la gloire de leur père, s'élevaient danscette majestueuse
institution et y prenaient le caractère original des plantes rares
transplantées. Quand elles et leurs pères retourneraient dans
leur patrie , ceux-ci y deviendraient le témoignage de la pensée
eoufiuérante de Napoléon ; celles-là , de sa pensée fondatrice, et
par les uns et par les autres la langue forte et sage qu'il parla
au monde aurait un mot significatif partout ; il fallait que , dans
tous les lieux où les hommes seraient asseml)lés, ce nouveau
Christ se trouvât au milieu d'eux.
Dans cette nuit chaude, étouffée, sous ce ciel ardent, où cha-
que étoile était une étincelle perdue d'un vaste incendie, les
jeunes élèves d'Écouen , toutes légères de leur robe d'été, répan-
dues sur le gazon comme des cygnes altérés , tendant le cou à la
moindre brise qui passait, rêveuses sans amour, distraites sans
cause , silencieuses sans tristesse , ouvraient leur ame aux éma-
nations de cette solitude de parfums et de lumières.
Les croisées du château étaient ouvertes : de l'une s'échap-
paient les sons du clavecin , de l'autre le frémissement de la
100 REVUE DE PARIS.
harpe ; toutes dessinaient leur cadre de feu dans l'obscurité de la
nuit qui enveloppait le château , en effaçait les angles , en pro-
lon[çeait les tourelles j usqu'aux nues.
Quel frein possible imposer à ces imaginations de jeunes filles ,
dont le plus grand nombre flottait entre quatorze et dix-sept
ans! Quelle leçon de morale pour les empêcher de se créer
un monde d'illusions , peuplé de désirs sans cesse satisfaits ,
sans cesse renaissans , toujours jeune , moitié fleur , moi-
tié homme , entrevu dans les rêves , pressenti dans la prière ,
révélé peut-être par les yeux noirs , les traits différens d'une
compagne ? Comment dire, sans dire trop, à leur cou de ne
pas s'incliner, à leurs lèvres de ne pas avoir celte langueur
ouverte , à leur taille de ne pas fléchir , à leurs paroles de
ne pas être lentes , à leurs regards de n'être pas humides '
Quel mauvais principe serait plus dangereux qu'une telle
leçon!
Où sont les institutrices qui auraient, dans cette soirée d'É-
couen , empêché leurs élèves d'être altérées d'émotion , accablées
de leurs quinze ans, persécutées par leur jeunesse, avides de ré-
soudre ces doutes qui leur arrivaient par leurs sens dilatés?
Et quand l'heure de la prière eut sonné , les pensionnaires
rentrèrent dans le château, deux à deux, défilant devant les
sous-maîtresses qui les dirigeaient vers la chapelle. Celte in-
spection révéla à l'une des surveillanles l'absence de deux élèves ,
de deux sœurs. Elle s'étonne, cherche avec plus d'allenlion;
elle ne trouve pas les deux élèves : compte par tèle toutes celles
qui composent sa division : toujours la même différence. Elle
va sur la plate-forme : rien ; dans la cour d'honneur : rien ;
dans le dortoir , où il est pourtant défendu de monter pendant
le jour : personne; personne dans la hngerie; aucune des deux
sœurs , soit chez la trésorière , soit chez la tourière , et la prière
est commencée.
La prière s'achève dans cette cruelle anxiété pour la sous-maî-
tresse, qui maladroitement laisse apercevoir son trouble aux
pensionnaires. Les questions leur en apprennent la cause. Les
chuchotemens s'entament à tête basse; les suppositions, les
réflexions, affluent d'abord timides, puis plus hardies: enfin
deux opinions bien tranchées fixent toutes les opinions: les deux
camarades ont été enlevées ou se sont évadées, La préférence
REVUE DE PARIS; 101
est donnée à l'enlèvement : elles ont été enlevées. Au bout de
dix minutes, toute la maison, depuis le concierge jusqu'à
M"i« Compan, savait la terrible catastrophe.
L'effroi fut dans la maison.
On sonne déjà toutes les cloches; les corridors retentis-
sent du nom des deux sœurs ; on sonde les fossés , on secoue
les grilles ; les gardes-chasse vont fouiller le bois, quand
M'"» Campan, réunissant toutes les élèves, toutes les maî-
tresses et sous-maîtresses dans la salle de réception, leui-
apprend avec beaucoup de calme que les deux sœurs sont re-
trouvées, qu'elles n'ont même jamais été perdues, puisque
depuis le dîner elles sont toutes les deux à l'inlirmerie , l'aînée
pour veiller auprès du Ut de sa sœur cadette , incommodée pour
avoir mangé trop précipitamment.
Le calme rentra dans la maison.
Les pensionnaires allèrent se coucher , désespérées sans doute
(le voir un beau roman si tôt f-hii.
Dix minutes après, le château était endormi.
M""" Campan seule était éveillée, écrivant augrand-chanrelier
de la Légion-d'Honneur pourluiofFiirsa démission d'inlendanle
de rétablissement d'Écouen , à jamais perdu par le déplorable en-
lèvement de deux pensionnaires.
Les élèves ne s'étaient pas trompées : on avait enlevé les deux
sœurs.
Comment? C'est ce qui étonne, c'est ce qui effraie lorsqu'on
songe à la hauteur des murs , à la profondeur des fossés, au rap-
prochement des barreaux de fer , à vingt autres précautions inté-
rieures que nous apprécierions mal aujourd'hui , telles (pie portes,
doubles portes à ouvrir , gardiens à fasciner , gens d'Écouen à
éviter, vigies naturelles de la maison, qui n'auraient pas man-
qué de ramener les deux fugitives.
Le grand-chancelier reçut la nouvelle de l'enlèvement au mi-
lieu de la nuit, et sa réponse, qui parvint avant le jour à
M'"" Campan , fut qu'il en parlerait à l'Empereur, n'osant
prendre sur lui l'exécution de mesures capables d'attirer une
attention scandaleuse sur l'institution.
Quand , au petit lever. Napoléon eut pris connaisance de l'é-
vénement, il fît quelques questions sur l'âge et la famille des
deux pensionnaires; il demanda le règlement intérieur delà
9
102 REVUE DE PARIS.
maison. Après l'avoir lu avec sa pénélration d'aigle, il posa le
doigt avec force sur un article et sourit ; puis il roula le règle-
ment d'Écouen et recommanda au ciiancelier de ne rien entre-
prendre pour retrouver les deux pensionnaires.
Le soir, le chancelier remettait à l'empereur une lettre où
jime Campan annonçait que les deux sœurs , rendues à leurs
classes, ne s'étaient évadées que pour embrasser leur mère ,
qui les attendait dans un hôtel d'Écouen . Elles avaient été pous-
sées à cette évasion par la rigueur du règlement qui ne permet-
tait aux iîUes de communiquer avec leurs mères qu'une fois
tous les quinze jours. Elles n'avaient pu se résigner à une aussi
longue privation.
— Écrivez à M""" Campan , dit Napoléon , que les deux sœurs
seront mises aux arrêts pendant une heure.
Mais ajoutez qu'à dater d'aujourd'hui , il sera libre à toutes
les pensionnaires d'embrasser leurs mères quand elles le deman-
deront.
Ne faites pas doubler les grilles ; corrigez les réglemens : je
réponds du reste.
Créée par l'empire, soutenue par le triomphe des armes, la
maison d'Écouen partagea toutes les vicissitudes de Napoléon.
Lorsqu'il tomba , sa fondation s'écroula avec lui.
Nos revers niHitaires amenèrent , à la suite de la campagne
de France , l'armée de la coalition dans les plaines de Paris.
Après avoir bouleversé le sol delà Champagne , saccagé les villes
sur son passage, incendié les chaumières pour réchauffer ses
membres engourdis, elle arriva de tous les jwints, haletante ,
affamée, au pas de retraite, en lambeaux, sur ses chevaux altérés
et maigres , en vue delà capitale. La capitale, cette France d'un
million d'hommes, et d'hommes plus vieux que les soldats d'Abou-
kir , plus jeunes que les recruesde Lutzen; la capitale, ce corps de
réserve intact ; ce bataillon sacré du pays , auquel il ne man-
qua pour vaincre qu'un Napoléon bourgeois , qu'un écolier de
Brienne ; moins que c©la , qu'un de ces commissaires dévoués à
la mort, dont la convention nationale embrasait l'ame pour
livrer une dernière bataille, décisive, mortelle ; moins que cela,
une heure de la Terreur de 95 ; la Terreur, ce roi qui régna quand
il n'y eut plus de roi ; la Terreur, ce législateur qui gouverna
quand il n'y eut plus de loi ; la Terreur , ce grand capitaine qui,
REVUE DE PARIS. 103
ayant chassé rcnnemi des frontières, pouvait le repousser une
seconde fois de nos murs ; car l'épée était rompue, la plume
des né}îOcia(ions écrasée, le dévoument douteux, les soldats
vieillis ou morts, les généraux amollis, le trésor épuisé, la gloire
maudite, la trahison partout, la France envahie, l'ennemi là. L'en-
nemi pressentait cette heure de désespoir qui sauve les pays. l\
craignait tout du peuple, depuis qu'il avait vaincu les soldats;
il n'avançait qu'en hésitant. Il glissait sous le sahot de ses che-
vaux plutôt qu'il n'avançait. Jamais fuite n'eut l'épouvante de
cette attaque ; jamais redoute escarpée , à pic, hérissée de ca-
nons, la tète en bas, ne glaça de terreur comme cette masse-
sonihre,au niveau du sol, immobile : Paris. Trois cent mille
hommes, cent mille chevaux, retenaient l'haleine avant de pous-
ser leur élan contre ce bloc noirâtre , immense , posé devant
eux ; forteresse de désespoir , sans drapeau , sans lumière, corps-
d'armée de pierre. Sous un ciel éteint , sali par la brume, froid
et vert comme l'océan , le jour montra Paris aux ennemis dans
ses formida!)les proportions. Le soleil sévère de mars éclaira, et
ils en eurent de l'effroi, le Panthéon et le dôme d'or des Inva-
lides, deux capitaines, s'élevant avec leurs casques de bataille
sur vingt mille maisons, immobiles soldats de la grande armée
du sol. Les vainqueurs de la veille doutèrent de leur victoire de
la journée. Montmirail leur avait bu tant de sang, qu'ils calcu-
lèrent s'il leur en restait encore assez pour arriver jusque-là ,
pour entrer dans ces murailles toutes pleines d'hommes , de ca-
nons, de pierres, de vengeances. Les avant-postes fîrent quel-
ques pas en avant, mesurèrent la solitude menaçante de la
campagne , puis ils s'arrêtèrent et regardèrent derrière eux. Der-
rière eux, les cavaliers de l'Ukraine se haussaient de leur orteil sur
leur étrier de corde, et regardaient aussi ; derrière les cavaliers
et les artilleurs, nuées poussées par des nuées, les fantassins
apparaissaient entre les échappées des bois , et pâlissaient après
avoir vu ; chaque espace supportait un élonnement , chaque
tronc d'ari)re laissait passer la moitié d'une terreur ; chaque
branche cachait une épouvante.
Pourtant les canons eurent du cœur pour les hommes ; ils
s'enhardirent, ils tonnèrent, ils lancèrent des boulets dans la
terre rouge des campagnes ; semence de fer , grêlons d'acier
que le laboureur trouva plus tard dans ses sillons meurtris.
104 REVUE DE PARIS.
Vers midi, ralliés sur une ligne courbe de quinze lieues , cheval
contre cheval, !>alaillons pressés contre bataillons, canons der-
riéredescanons, cent mille chevaux n'en faisantqu'unseul d'une
seule crinière, d'un seul œil qui voyait cent mille fois Paris , d'un
seul sabotquifrappaitquatre cent mille foisia terre, cuirasses for-
mant une jilaqued'un horizon entier, myriades d'hommes qui cou
(loyaient cet horizon , masse monstrueuse, compacte, ailée de ses
innombral)les drapeaux, ébranlant l'air par sa respiration, ils
s'avancèrent enfin contre la ville muette. L'Europe avança.
Entre Paris et cette armée , formée de cinq ou six armées , un
pensionnat déjeunes demoiselles était placé. Écouen et ses trois
cents pensionnaires se trouvaient sous la sauvegarde des Prus-
siens ,des Russes et des Cosaques qui arrivaient. Frappant l'at-
tention par sa situation élevée au milieu delà jurande route,
dominant la campagne comme une position militaire , le château
d'Écoueu allait imman(piablement être fouillé et occupé par
l'avant-gardedel'armée. Et quelle armée! aigrie par desdéfaites,
l'heure d'après cliaipie victoire , toujours plus affaiblie par ces
victoires mêmes , devenu impitoyable à force de contrariétés ,
décidée à en finir avec cette France si dure à mourir ; et quelle
proie à saisir au passage! Un pensionnat de demoiselles, de trois
cents jeunes filles, timides, faibles, belles de leur frayeur, soumi-
ses par l'épouvante, déjà fascinées par les hurlemens du lion
qui rôdait. Quelle riche revanche à prendre sur les filles.de ces
soldats, de cesséduisans capitaines , dont les galanteries avaient
autant causé de ravages que les armes en Italie, en Allemagne ,
en Espagne. Jamais plus facile occasion de se venger de ces
conquêtes de garnison , marquées par tant de jalouses préféren-
ces en faveur des Français. Les représailles étaient un droit de
guerre. Passant par-dessus les motifs de séduction , les vainqueurs
feraient ( riompher la loi du talion , auxyeuxmémes delà capitale.
Désormais les Français seraient plus circonspects à se vanter de'
leurs triomphes sur les Saxonnes, ces femmes sinombreusemenl
l)elles et faciles , dit un proverbe allemand . qu'elles viennent aux
arbres, ofl les Français n'eurent que la peine de les cueillir.
Et pas de moyens de fuite ! Écouen est en plaine. Quatre lieues
découvertes d'Écoueu à Paris. La chaussée est déserte: les bou-
lets seuls la traversent. Risquez trois cents jeunes filles sur cette
chaussée pour les faire couper en deux par les boulets. Et pour
UEYUE DE PARIS. 105
aller où ?P iris s'est barricadé de porte en porte. Rien ne pénétre
dans Paris.
Ce fut une Iiorrible situation, un moment de délire, une
douleur dont aucune mère n'a d'idée , les mères qui ont tant de
douleurs, pour la pauvre et fail)le directrice delà maison d'É-
couen , de voir tant d'enfans , se pressant autour d'elle , dans
une vague épouvante, et lui demandant de les sauver; enfans
dont elle répondait devant la nation, devant Dieu et devant
leurs mères, ce qui est plus que Dieu; enfans qu'elle avait juré
de rendre à leurs mères , blanches comme leur trousseau , ver-
tueuses comme elle les avait reçues , enfans qu'elle chérissait
par les soins qu'elle leur avait prodigués , par la gloire qu'elles
avaient répandue sur sa longue carrière d'honneur , et par les
caresses qu'elle leur donnait , le soir, quand elles étaient toutes
alignées dans leur lit de lin , le matin , quand elles revenaient de
la prière, le front blanc et pur de l'eau fraîche où elles s'étaient
baignées.
Toutes pleuraient , et elle pleurait avec toutes. On alla dans
la chapelleetl'on pria. Peu savaient le danger qu'elles couraient.
Elles s'agenouillèrent dans la chapelle dont les vitraux s'ébran-
laient au bruitdu canon. La mystérieuse terreur des sacrifices
antiques planait sur cette scène. Les chants des pensionnaires
s'arrêtaient de temps en temps pour laisser entendre la canon-
nade continue de l'artillerie dans la campagne. Toutes ces tètes
gracieuses s'abaissaient alors; les yeux se fermaient; les mains
se joignaient à d'autres mains; pendant une heure entière cette
oraison , cet adieu déchirant de l'innocence , monta vers le ciel
sur les ardentes colonnes de la fumée des comljats.
Puis quand Dieu fut chargé de cette immense responsabilité ,
trop forte pour une pauvre mère, la directrice d'Écouen dit à
toutes ces filles, dont les pères et les frères mouraient au même
instant, devenir l'embrasser pour la dernière fois.
Et comme on entendait déjà le bruit des roues de fer de l'ar-
lillerie, criantsur les pavés de la grande route, elle et ses élèves
montèrent sur la terrasse quidomine l'horizon. L'horizon mar-
chait: un horizon d'hommes.
Là , M™" Campan fit aiipeler les quatre soldats elle caporal ,
(pie le général HuUin lui avait envoyés pour la défendre contre
trois cent mille hommes; les trois iiompierset les deux gardes-
9.
106 REVUE DE PARIS.
chasse, attachés au servicede la maison ; et jugeant, avec raison,
que celte apparence de résistance, toute faible qu'elle fût, pou-
vait la compromettre auprès des ennemis, elle les congédia,
pleine d'attendrissement pour le dernier dévouement dont ces
braves gens voulaient se rendre dignes. Elle fut sourde à leur
protestation de mourir en défendant l'établissement. Ils furent
obligés de partir. Pas un homme ne resta. Seulement elle
envoya par l'un d'eux, au général russe Saken , une lettre où
elle mettait sous sa protection de vainqueur, d'homme et de
chrétien , l'établissement d'Écouen, et l'honneur de cinq ou six
cents familles. Quel sort pouvait avoir cette lettre?
Aucun devoir ne restait plus à remplir.
Alors M'"" Campan , après avoir fait placer toutes ses pen-
sionnaires sur la terrasse, en vue de l'ennemi, ordonna qu'on ou-
vrît toutes les portes, et elle alla se placer sur les marches de
l'entrée, afin de mourir la première.
.lusqu'au soii" de la grande bataille , les filles d'Écouen , dont
les pères étaient morts ou mouraient dans les fossés de la route,
attendirent.
A la nuit, quatre soldats russes firent retentir leur talon de
fer sur les marches du perron ; un frisson parcourut la maison.
Ils se présentèrent devant M™" Campan.
Saken avait reçu la lettre.
L'un des quatre soldats russes était décoré de la Légion-
d'Honneur.
Des exemples n'indiquent-ils pas la nécessité de mesurer l'op-
portunité des fondations à l'esprit des temps? Saint-Cyr fut une
admirable fondation sous la monarchie fortement catholique
de Louis XIV. Une parfaite harmonie existait entre la loi des
héritages qui dotait les aînées au préjudice des filles cadettes,
et la loi religieuse qui offrait un asile, une éducation , ména-
geait un avenir à celles-ci. Par Saint-Cyr, j'entends et j'explique
toutes les institutions monastiques. Admise dans l'état, la reli-
gion étayait par dévouement, endoctrinait par intérêt de corps,
et s'appropriait, par excès du pouvoir qu'on lui avait aban-
donné , tout ce qii'e la société taisait tomber de ses mains mal
jointes. C'était peut-être un abus ; mais un abus qui en surveille
un autre, pour qu'il ne devienne pas plus grand, ne mérite pas
absplument du mépris.
REVUE DE PARIS. 107
Saint Basile, saint François, saint Augustin, saint Domini-
que, apparurent comme des législateurs au sein d'un monde
plein de confusion. N'étant pas rois, ils furent saints; à défaut
de lois, ils publièrent des règles. Voilà leur sainteté ! Ces grands
hommes eurent l'intelligence sociale qui manquait aux souve-
rains de l'épociue pour gouverner. Regardez-y de près , et écartez
un instant la lampe biblique «pii élève deux rayons mystérieux au
sommet de leur front. Ces sages découvrirent que les maux de
l'homme étaient infinis , ainsi que ceux de la femme. Poussés par
une idée religieuse, ils enfoncèrent leurs mains dans les ténè-
bres, et I)àtirent à pierres perdues. Pour cha(iue infirmité, ils
créèrent un remède. La maladie, aux mille faces hideuses, eut
ses mille hôpitaux ; la pâle faim , qu'aucune industrie ne pouvait
assouvir, trouva des tables abondamment servies dans des salles
silencieuses; la virginité, et celle que voulait conserver le cceur,
et celle qu'imposait la pauvreté; le veuvage, exposé à la piliéou
au libertinage, eurent, la virginité, des cellules inviolables, le
veuvage, des occupations maternelles aupiès des orphelins qui
devenaient des filles et des fils i)ai' lelien delà charité. Les membres
delà colonie humaine brisés par la conquête étrangère, à la merci
deréi)ée et du bâton, se réunirent, se rapprochèrent à l'unité fé-
condante de monastères, palpitèrent, vécurent, furent la société.
Ouebiues siècles après, cette société fut le désordre. 11 fallut
la brûler dans ses cellules, et la traîner sur l'échafaud. Danton
fit guillotiner saint François ; c'était logique.
Propres à des temps de profonde inégalité , ù quel besoin ré-
pondaient, en 9-3, des institutions monastiques?
Poursuivons l'histoire des pensées fondatrices.
Il y a un immense élan de générosité dans la pensée de Napo-
léon, lorsqu'il ouvre Écouen aux filles et aux nièces de ses com-
pagnons d'armes. Pour la première fois, la reconnaissance de
Fétat se trouve de niveau avec le dévouement des sujets. L'état
paie, par de l'honneur versé sur la famille , par de l'instruction
à l'enfant , le sang qu'a prodigué au pays le chef de cette fa-
mille, le père de cet enfant. C'est presque faii'e aimer la bles-
sure que de la soigner avec tant de religion ; c'est avoir légitimé
l'ambition du conquérant, que d'avoir amené la nation à adop-
ter les descendans de celui qu'on a mutilé pour conquérir.
Napoléon fit cela, et il savait bien pourquoi. Celui qui ne se
108 REVUE DE PARIS.
trompait jamais , même en cessant d'être généreux , lorsqu'il
rétait, se comprenait sans doute.
Napoléon avait fait un camp de la France ; mais un camp
antique, à la manière des vieux guerriers romains. Tout s'abrite
sous sa tente, soutenue par des lances : les mœurs, le commerce,
les arts. Nos montagnes sont des remparts, nos fleuves des fos-
sés, nos villes des casernes. La France s'appelle légion. Tout
ce qui Hotte est drapeau; tout ce qui tonne , canon ; tout ce qui
parle, ])roclamation ; tout ce qui marche, soldat. Écouen sort
du milieu de la poudre ; Écouen es( un beau pavillon de soie
et d'or qui s'élève au bruit des fanfares. L'empire a son idéal,
son Olympe militaire , beau à rêver dans les nuits étoilées du
iiivouac. Écouen se peuple , pour l'imagination des soldats de
Marengo et de Friedland, déjeunes filles rêveuses , endormies
sous des drapeaux, assises sur des affûts de canon, appuyant
leurs mains blanches sur des épées d'or, ou debout , attachant
à des uniformes déchirés par le sabre, les étoiles d'honneur de
la constellation impériale, dont Napoléon est le soleil. Quand le
jeune soldat s'est bravement battu, quand il a reçu un coup de
sabre au front , il espère la croix et une femme , instruite pai-
Écouen, dotée |)ar le pays. La gloire se marie à la gloire; l'em-
pire ne se niésaillie pas. Le capitaine épouse la fille du colonel ;
l'orpheline d'un général accepte la main victorieuse d'un sous-
lieutenant. C'est à faire de la France une famille martiale , un
androgyne armé, une idée invincible.
Le temps manqua à l'œuvre; la France fut brisée à la poi-
gnée. Vous le savez.
Écouen cessa d'être le dépôt des demoiselles de la Légion -
d'Honneur. Sous d'autres réglemens , et surfout dans un autic
esprit, l'institution fut transférée à Saint-Denis , où elle est
encore. Nous avons pris d'un peu haut ce que nous avons à
dire sur cette institution à notre époque; disons-le.
Regardons autour de nous , et demandons-nous ensuite si l'é-
tablissement de la Légion-d'Honneur a la même signification
aujourd'hui qu'autrefois, s'il n'est pas une reconnaissance na-
tionale, qui étoinie par ses proportions , comparée aux services
rendus; s'il n'est pas un prétexte pour donner la croix d'hon-
neur aux pères qui, à défaut de gloire, ont le bonheur d'avoir
des filles ?
HEVUE DE PAUIS. IOï>
Nous serions disposés à fermer les yeux sur les r;iisoiis qu'a
le {{Oiivernemeiil d'èlre généreux , ce qu'en aucini cas il n'esl
prudent de lui reprocher, si du moins il ne nous était démontré
(ju'il y a malheur réel pour les filles de la Légion-d'Honneur h
recevoir l'éducation de ces sortes d'établissemens , au norahre
de trois, nous pensons.
Le monde a-t-il, comme sous l'empire , une place pour elles ,
lorsque, toutes belles, délicatement élevées, dédaigneuses, avec
<pielque raison, de la bourgeoisie, elles sortent de cette institu-
tion militaire ? La tradition d'estime qui les faisait accueillir
en 1812 et leur préparait dix alliances pour une, s'est-elle con-
servée à travers ime restauiation plus dévote que militaire, et
est-elle venue jusqu'à nous, société marchande et financière i'
Où est la foi vive <pii, à lextérieur , réponde à cette tradition ?
Napoléon est déjà césar ; les idées qui lui ont survécu ont tort :
le bronze les étouffe. La tille du capitaine comptera-t-ellesurla
main du lieutenant? Où est le lieutenant? où est la grande
armée? Et si ces colonies militaires sont tellement réduites que
sur vingt pensionnaires on en compte à peine deux vraiment
filles de soldat , tandis que le reste appartient à des origines
bourgeoises, n'est-il pas exact de publierque ces filles reçoivent
une éducation menteuse , décevante , usurpée sur l'éducation
des reines ? J'en conviens , on danse à ravir aux divers établis-
semens de la Légion-d'Honneur ; on y apprend à peindre avec
goût ; l'art de bien dire, de se bien tenir et celui de bien penser.
je présume, y sont enseignés avec une incontestable supério-
rité. Je crois qu'on y excelle sur le piano et même sur la harpe.
Il ne serait pas impossible (pie le blason y fût en honneur. A
merveille !
Où logerez-vous ces chefs-d'œuvre qui sortent delà avec 400
francs de dot? Avez-vous beaucoup de princes Louis Donaparle
pour faire des reines de Hollande de ces Hortenses du faubourg
Saint-Martin? Quel petit marchand osera mesurer son aciif
avec l'immense avenir promis à ces demoiselles, dont la moindre
prétention est peut-être d'avoir une harpe de 5.000 f.^ sortie des
ateliers harmonieux de Pleyel ;un piano d'Érard, du même prix;
un ameublement gothique de Chenavard , des bronzes de Tho-
inire? — Savez-vous teuirles livres? Je le vois , il faut décidé
ment des époux gradés aux pensionnaires de la Légion-d'Hon-
no REVUE DE PARIS.
neiir, el,en conséquence, la guerre, et lèvent n'y est pas; et la
guerre perpétuelle : c'est encore plus difficile ; et ensuite un
Napoléon qui gagnât Austerlitz et Friedland. C'est trop cher,
de pareilles dots.
Quel remède à ceci ? FermerrétablissementdelaLégion-d'Hon-
neur , comme la révolution ferma les couvens. Un chevalier de
Malle n'est pas, de nos jours, une anomalie plus choquante qu'une
demoiselle de la Légion-d'Honneur. Cependant lînissez-en avec
générosité ; mariez toutes ces demoiselles.
Les contestations judiciaires qui se sont élevées relativement à
l'exécution du testament du prince de Condé ont entraîné, entre
autres résultats, l'annulation du legs d'Écouen, que ce prince
destinait à un établissement où auraient été reçus les fils des
émigrés vendéens. Par suite des changemens survenus dans la
forme de l'état, ce legs a paru aux législateurs d'nne réalisation
impossible ; et sans y avoir égard , le château d'Écouen est re-
tourné au légataire universel, M. le duc d'Aumale.
Nous n'avons pas mission de conseillerles rois ni d'apprendre
à leurs fils que la volonté des mourans s'est chose pénible à fouler
aux pieds. Sans moraliser les trônes d'un ton si haut, ne pour-
rait-on de mander si, parmi toutesles destinations qu'on essaiera,
et cela sans succès, de donner au château d'Écouen, celle dont le
prince de Condé avait eu l'idée ne mériterait pas d'être appréciée ?
Tout n'est pas à rejeter d'une inspiration généreuse. Si, des fils
de Vendéens , il n'y avait à espérer que des hommes révoltés
contre l'état, nul doute que l'institution projetée par M. le prince
de Condé ne fût une insulte pour le pays. Lepays ne doit niscience
ni lumières à qui tournera sa force contre lui. M. de Condé avait
des sympathies plus raisonnables. Sa munificence n'allait pas
jusqu'à vouloir qu'on entretint, après sa mort, des pépinières de
Charrette et de Larochejacquehn, dans une école normale d'in-
cendiaires. Le legs d'Écouen était une récompense, une preuve
de bon souvenir, donnée à des affections militaires, nées autre-
fois dans les mauvais temps de l'exil, et non un encouragement
à des principes que M. le prince de Condé savait bien ne pou-
voir plus se perpétuer. Voici plutôt comment il compr^ait le
but et-l'utilité du bienfait qu'il léguait aux enfans de ses com-
l)agnons d'armes. Sans altérer les traditions de royahsme des
pères, il aspirait à rendre dans le cœur des enfatislafoimonar-
REVUE DE PARIS. 111
chique plus pure, plus éclairée , plus nationale. A une généra-
tion d'hommes sauvages, rudes dans leur fidélité, poussant le dé-
vouement jusqu'au crime, il voulait faire succéder des hommes
forts par la parole, à une époque où elle est tout ; égaux en lu-
mières avec qui que ce fût, redoutables à la tribune, où les opi-
nions triomphent, de nos jours, mieux qu'au fond des bocages,
à la lueur des mousquets. Qui osera interpréter autrement, sans
outrager la raison du testateur, le legs en faveur des enfans ven-
déens ?
En admettant même que les espérances du prince de Coudé
n'eussent pas été aussi désintéressées , il y a au bout de tout en-
seignement mille destinées imprévues qui eussent trompé ses
calculs. A quiest-il permis da s'assurer d'avance le bénéfice d'une
éducation ? Qui a jamais su sur quelle doctrine sociale se greffe-
rait la science acquise ? L'homme sème. Dieu fait croître. Des
jupes noires de la scolastique est sorti le hideux matérialisme
du dix-huitième siècle ; et l'école républicaine , dont on a peur
aujourd'hui, est fille des leçons de la restauration !
Ouvrez donc sans crainte Écouen , ses vastes salles d'étude ,
ses cours solitaires , aux enfans des Vendéens. Une fois sous vo-
tre clef, vengez-vous, mais vengez-vous bien! Les pères ne
savaient pas lire ; que les enfans lisent, écrivent, calculent!
Les pères brûlaient ; que les enfans apprennent à bâtir ! Ceux-
là étaient incemliaires, ceux-ci seront architectes : les uns
cultivaient à peine une terre aridç , les autres connaîtront l'in-
dustrie qui féconde les marais, promène la charrue dans les plai-
nes et répand du gazon sur les rochers! Les pères se cachaient
dans les joncs , les fils se promèneront à travers les blés ?
Les pères n'obéissaient à aucune loi , les fils les respecteront
toutes , parce qu'ils les comprendront, et parce qu'ils les auront
faites ! Et par-là vous aurez , sans subornation , étouffé les ger-
mes de la guerre civile , déplacé , du moins pour long-temps ,
son principal foyer , et, du même coup, accompli le vœu du
prince de Condé !
LÉOfï Gozixy.
VARIATIONS
L'ÉGLISE FRANÇAISE
Bossuet a fait un livre que personne n'a lu , hormis les jeu-
nes séminaristes deSainl-Sulpiceet d'Issy ; ce livre estindUilé:
Variations de l'église protestante. L'évèque de Meaux y a
léfuté M. Mignet avec cette éloquence logique qui caractéiise
le Démosthène de l'oraison funèbre. 11 y aurait aujourd'hui un
nouveau livre à faire sur les variations d'une autre église que
nous avons vue poindre, il y a bientôt cinq ans. En attendant
l'histoire, voici l'article.
Le lendemain du 29 juillet , de tricolore mémoire, beaucoup
d'hommes oisifs songèrent à prendre un état ; les uns se firent
rois , d'autres présidens à vie ; un de mes amis fonda une dynastie
de son nom , un de mes ennemis se fit premier consul ; ceux
qui avaientune ambition un peu plus élevée se firentdieux : dans
ces derniers l'abbé Chalcl.
L'abbé Chatel se proposa de continuer Jésus-Christ ; il ra-
massa l'Évangile , tombé sur le Calvaire entre deux larrons , le
traduisit en français , et se lança parmi les scribes et les phari-
siens de la vue de Cléry. Il prit à bail la salle des commissaires
priseurs , et mit la religion au rabais ; il fonda les messes éco-
nomiques et les sermons à deux sous.
Il eut pour clientelle quelques soldats désœuvrés , et les ser-
vantes delà rue Bourbon-Villeneuve, et du Petit-Carreau.
ROUE DE PARIS. M 3
Comme il ne ileraandait d'argent à personne , personne ne lui
en donna ; la cire de l'aulel el la lampe du sanctuaire ruinaient
l'abbé Chatel à vue d'œll ; il fit des lettres de change tirées sur
le Saint-Esprit ; les huissiers entrèrent, le chapeau sur la tète,
dans la maison de Dieu ; on mit les scellés sur le tabernacle ; le
propriétaire, qui avait pris le l)ail au sérieux, confisqua les va-
ses sacrés. Chalel essaya , comme Jésus-Christ , de chasser les
trafiquans du temple : ces choses-là ne réussissent pas deux fois;
les trafiquans chassèrent l'abbé Chatel.
Chatel ne donna pas sa démission de dieu; quand on a tàté
des honneurs on y tient : n'est pas Dieu qui veut; il se mit à
courir la bonne et vaste cité de Paris, demandant une localité
convenable où sa divinité put faire élection de domicile. Partout
les propriétaires s'informaient gravement si M. le dieu avait
assez de meubles pour garantir le bail ; Chalel baissait la tête
et se contentait de dire analhème à chaque propriétaire; au
bout d'un mois, il avait excommunié tous les électeurs parisiens,
mais il était toujours sur le pavé.
Martin , le dompteur des bêtes fauves , venait de quitter son
hangar du boulevard Bonne-Nouvelle ; la place était encore toute
chaude ; il y restait bon nombre de cages vides pour cause de
décès : c'était un hôtel garni sans locataires. L'al)l)é Chatel s'y
installa fièrement; il prit texte de l'élable de Bethléem pour
s'excuser à ses yeux de sa profanation. 11 jeta des flots d'eau
bénite dans la cuve du crocodile, bénit laçage du lion Néron dé-
cédé, et en fit un autel. On grava sur le fronton extérieur, entre
deux têtes peintes de léopards : Église française, et les fidèles
furent appelés.
Le décor intérieur subit quelques changemens notables et de
bon goût. L'abbé Chatel excelle dans le décor ; il mit une châsse
de saint Vincent de Paule dans une belle cage bien grillée; on
lisait sur le haut de la châsse : Tigre du Sénégal. Il inaugura
une petite statue de Fénélon dans la loge d'un mandrille , mort
poitrinaire, et se fit enfin une belle chaire avec la plus grande
des cages, soigneusement recouverte d'une tenture cramoisie.
Ce fut long-temps un étrange mystère pour les promeneurs
du boulevart Bonne-Nouvelle; ils entendaient chanter en pas-
sant : Le Seigneur dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à
ma droite , et ils ne pouvaient se rendre raison de cette lubie
TOME v. 10
114 REVUE DE PARIS.
(le Mailin , qui faisait clianter en chœur les Psaumes de David
à sa congrégation d'animaux. Il s'en trouvait qui disaient ingé-
nument : 1! Ah ! je comprends ; voilà comme il les apprivoise ! >
A l'heure des compiles, lorsque le cœur entonnait le verset :
Celui qui a confiance en Dieu marche sur le lion et le dra-
gon, le saisissement était visiMe sur le houlevart; mais on
s'expliquait toujours avec peine cette rage de piété qui tout à
coup s'était emparée de Martin. Souvent un excellent rentiei'
descendait du Marais par l'omnibus, avec toute sa famille, pour
admirer le dompteur de monstres; il présentait sa pièce de six
francs au bureau, eton lui rendaitde Veau bénite. Ilentrail, ras-
surant sa femme qui entendait mugir le serpent, et cette pauvre
famille d'innocensrestaitclouée par les pieds sur la première plan-
che, en voyant l'abbé Chatel en chasuble, qui leur disait: Qnc
le Seigneur soit arec tous! et leur donnait sa bénédiction.
Eh bien! avec tous ces élémens de vogue, l'abbé Chatel ne
faisait pas ses frais. Martin avait été plus heureux que Dieu.
Le prix du bail était exorbitant; un adepte promenait un bas-
sin qui s'en revenait vide à la cage des marguilliers. La ciie
et l'huile étaient en souffrance. Le jour de Pâques, Chatel se
vit forcé, pour acheter le cierge pascal, de mettre au Mont-de-
Pièté un tigre empaillé, oublié par Martin. Le houlevart Bonne-
Nouvelle est fort impie de sa nature; les mauvais sujets du
Gymnase l'ont perverti. Ce quartier philosophe ne versait pas
une obole dans le tronc de Chatel. Les lettres de change furent
protestées; les recors arrivèrent derechef; Dieu fut déclaré en
faillite par jugement du tribunal de première instance, séant à
Paris. La formidable contrainte par corps futannoncéeà Chatel;
on allait i'écrouer à Sainte-Pélagie , sainte qui n'était pas dans
ses litanies; il n'eut que le temps de se sauver vers une man-
sarde du Jardin des Plantes, déguisé sous une ]>eau de lion ,
qui servait de nappe d'autel.
Chatel se vit justement alors dans la position des évêques de
la primitive église. Il avait trouvé des Doniilien , des Eestus,
des Hiéroclès , des persécuteurs dans la personne des huissiers,
-desgardes du commerce, des recors. A l'exemple de Marcellin,
il se retira dans le cimetière du Père-Lachaisse, et pria pour
lui, en bénissant la ville et le monde. Il dormait sous la pyra-
-;nide ttmiulaire de Masséna , buvait l'eau claire de la vallée
REVUE DE PARIS. 115
lilyséenne; et, pour simplifier ses repas, il jeûnait. l)es, jours
assez calmes lui étaient promis ; il cntievoyait même l'aurore
libératrice de Constantin, et la chute du tyran Maxence, repré-
senté par l'huissier Rigal , dûment asseimenté ; hélas ! le feu de
la |)erséculion ne devait pas si tôt s'éteindre pour lui !
A l'exemple de Paul, il avait coutume, à minuit, de gravir la
colline <lu cimetière , la colline (lu'ou appelle le mont Louis. Là
il chmiait des psaumes, non ceux de David, mais les siens,
qu'il trouvait meilleurs, parce qu'il les avait faits. Le concierge
qui garde les morts, et ne les perd pas de vue, avisa une nuit
de sa croisée «[uelque chose qui ressemblait à un vivant. Il prit
son fusil à deux coups, et de tombe en tombe arriva inaperçu
sur le mont Louis , en poussant un Qui vive qui fit tressaillir
les morts. Chatel était leste; il bondit comme un chevreuil re-
lancé, courut, au vol, dans le quartier aristocratique du cime-
tière , la Chaiissée-d'Antin de la Nécropolis , et se réfugia au
sein de la famille de marbre dun boyard russe, entre la statue
de son fils éploré et la statue de sa veuve inconsolable qui vient
de se remarier ù Moscou.
Malheureusement il avait affaire à un concierge qui connaît
-le personnel de sa funèbre galerie : ce terrible explorateur dé-
couvrit facilement sur le sarcophage une statue de marbre noir
qui n'appartenait pas à la famille blanche duboyard. D'ailleurs
cette statue portait un chapeau de castor; Chatel ne s'était pas
découvert à cause de l'humidité, n Que faites-vous là, monsieur?
cria le concierge à la statue noire. — Je prie Dieu sur la mon-
tagne, répondit la statue. — Voulez-vous bien descendre , ou je
vous tire un coup de fusil. )>
Chatel chanta le verset du psaume G : Eetirez-vous de moi,
vous tous qui cominettez l'iniquité.
— Veux-tu descendre, encore une fois, le dis-je.
— Je suis comme un sourd qui n'entend point ^ je suis
comme un nmet qui n'ouvre point la bouche. ( Psaume 37.)
— Eh bien! je vais te faire entendre, moi; à la troisième
sommation, je fais feu.
— Je suis comme le pélican dans les déserts, je suis
comme le hibou dans son domicile. (Psaume 101.)
— Veux-tu descendre, corbeau :" »
Et le concierge furieux coucha en joue l'abbé Chatel. L'abbé
116 REVUE DE PARIS*
Chalel descendit et dit avec beaucoup de douceur au portier
des morts : <i Me i);'enez-vous ])o»r un voleur, vous qui venez
ainsi au milieu de la nuit avec des armes et des bâtons? :>
Le concierge le saisit au petit collet et le mit à la porte. « Si
vous rentrez une autre fois cliez nous , lui dit-il d'un air mena-
çant, je vous enterre sous ce saule pleureur. »
L'abbé Chatel traversa Paris et se dirigea vers les Catacombes,
pour s'y ensevelir, à l'exemple de saint Sébastien. Il a depuis
été condamné trois fois par défaut par l'impie tribunal de com-
merce de Paris. ,
La religion allait périr sous cette procédure atbée , lorsqu'un
vengeur fut suscité. L'abbé Lejeune acquit le fonds de Chatel;
il fallait du courage pour recommencer une nouvelle exploita-
tion de l'Église française; l'abbé Lejeune est entreprenant, il
trouva d'abord un local : c'était un hangar, au-dessous du
niveau du pavé de Paris, boulevart Beaumarchais, no25. Pour
économiser les tentures, l'abbé Lejeune tapissa son église avec
des versets de psaumes, traduction Chatel. Le commerce parut
marcher assez bien ; le faubourg Saint-Antoine ne donnait pas
trop , mais il se manifestait quebiue mouvement pieux sur le
boulevart des Filles-du-Calvaire. Un jeune ébéniste de la rue de
Charonne, qui avait lu le Citateur, de Pigault-Lebrun , et qui
passait pour un philosophe accompli , vint contracter l'union
sacramentelle du mariage dans le hangar de l'abbé Lejeune. Ce
fut une véritable fête ; le hangar s'illumina de quatre cierges ;
on le farcit de drapeaux, on emprunta au voisin, le marchand
d'occasion, deux antiques tapis Gobelins , représentant Télé-
inaque, Caljpso et ses Nymphes «î«es, sur lesquels l'abbé
Lejeune installa ingénieusement le buste de Fénelon. L'époux
ébéniste et philosoi)he engagea une thèse avec l'officiant à
ï Orale fratres , sur le mystère de l'incarnation; l'abbé Lejeune
fit servir des rafraîchissemens après le Credo. Un vénérable
monsieur, qui a vu passer Voltaire sur le quai Voltaire en 1778,
s'attendrissait de joie à cette touchante cérémonie. <( Ça fera
bien du mal aux curés et aux jésuites ! disait-il tout ému ; voilà
la religion qu'il faut à l'homme aujourd'hui ! C'est pourtant à
M. de Voltaire que nous devons cela ! )> Et il déposa un sou dans
le bassin pour l'entretien du culte de l'abbé Lejeune.
L'abbé Lejeune triomphait; la place de la Bastille se faisait
REVUE DE PARIS. 1 17
insensiblemoiit dévote ; on apercevail quelques symplômes de
eonversioii diiiis la rue Contrescarpe et sur la rive droite du
canal de l'Ourcq. L'église orthodoxe de Saint-Louis-des-Marais
commençait ù redouter une concurrence. Le hangar se meublait
pièce à pièce ; la générosité des fidèles envoyait à l'abbé Le-
jeune, tantôt une tleur artificielle Hélrie sur un chapeau de dame
au dernier carnaval, tantôt un verre de cristal, à pied boiteux,
pourdoubler le calice, tantôt une nappe jaune qui avait fait son
temps au Cadran-Bleu : Vabhè Lejeune disait avec componc-
tion : u Ça marche ! ça marche ! )> et il regardait les tours de
Kotre-Dame et le Panthéon, comme Bonaparte, lieutenant d'ar-
tillerie, regardait le Château royal.
Le 26 avril dernier, le propriétaire du hangar-Lejeune, qui
n'était pas payé au terme , comme tous les capitalistes qui ont
le malheur d'avoir Dieu pour locataire, arriva, le marteau en
raain.^ pour démolir le hangar. L'abbé Lejeune lui fit une allo-
cution, où il le comparait à Nabuchodonosor , à Anliochus, à
Sennachérib, à Sardanapale, à tous les rois sacrilèges qui
avaient porté l'abomination de la désolation dans le parvis de
l'arche sainte; il lui prédit même que s'il portait un seul coup
de marteau sur la charpente de cèdres du Liban, deux anges
descendraient sur deux chevaux blancs pour battre de verges
le nouvel Héliodore du boulevart Beaumarchais. Le propriétaire
du hangar plongea ses deux mains dans les poches de sa redin-
gote de castorine , et dit à l'abbé Lejeune qu'il se moquait des
anges et de leurs chevaux; qu'il avait des contributions à payer
au percepteur de la rue Saint-Louis, et qu'il exigeait son terme,
échu deux fois, et jamais payé! L'abbé Lejeune proposa au pro-
priétaire de faire donner, le soir même, une représentation à
son bénéfice; le propriétaire refusa; l'abbé Lejeune offrit un
tronc; le tronc ouvert, il n'y avait rien. Un maçon fut incon-
tinent mandé ; la charpente s'écroula, les murs se lésardèrent;
les anges d'Héliodore ne parurent pas,
L'abbé Lejeune s'ouvrit une souscription au pied de la colonne
de juillet, figurée en échafaudage: la place de la Bastille s'émut
de compassion tendre ; la souscription eut un grand succès de
plaintes et de gémis.scmens; l'aumône fut plus réfractaire; l'abbé
Lejeune se recommanda au génie de Chotel, et demanda l'hos-
pitalité , pour le compte de Dieu . à la porte d'un autre hangar,
10.
118 REVUE DE PARIS.
situé rue de la Roquette, n» 18, Il fallut se faire là unenouvelie
clientelle ; les dévots du boulevart Beaumarchais retomlièrent
dans l'impénitence finale, et prêtèrent même secours aux démo-
lisseurs du temple de Dieu , n» 25. L'al)bé Lejeune prit un cilice,
se macéra, jeûna surtout, se retira en contemplation sur la
butte Montmartre. Sa voix criait dans le désert comme celle de
saint Jean; aucun diable de l'Opéra ne vint pour le tenter, ni
|K)ur l'emporter sur le pinacle du temple , ni pour changer les
pierres en pain. Un autre malheur vint accabler le successeur
de Chalel.
Cet autre malheur se nommait l'abbé Auzou, un de ces prêtres
toujours prêts au schisme , et ne pouvant pardonner au pape le
crime de ne les avoir pas faits archevêques. Auzou voulut
exploiter la petite et expirante clientelle que Chatel avait ébau-
chée dans la fosse aux lions d'Habacuc, la ménagerie de Martin.
Auzou fit faire à Dieu élection de domicilie , boulevart Saint-
Denis, n» 10.
Cette fois, le hangar prit une physionomie de chapelle; c'était
beaucoup plus décent que les cages bénites , et la crèche de
Chalel et Lejeune. Auzou tenait surtout à l'honneur de prouver
au peuple qu'il ne faisait pas spéculation de prières , qu'il ne
tenait pas bureau de messes, comptoir de sermons; que son
seul désir était de ramener au culte du vrai Dieu les Magdeleines
de la rue Beauregard, et de détruire le culte des marchands de
vin. A cet effet, il fit imprimer le placard suivant, que vous
pouvez lire en vous promenant sur le boulevart Saint-Denis.
Chaises 1 sou.
Mariages 2 sous.
Décès 2 sous.
Naissances 2 sous.
Sacremens Idem.
H faut convenir qu'on n'est pas plus modeste que cela. Ouelle
formidable concurrence avec la paroisse de Bonne-Nouvelle !
Qu'on s'avise de se marier sur cette paroisse: on ne se tirei)as
de l'hyméiiée à carreaux de crépines d'or à moins de cent écus.
Il y a de quoi dégoûter de l'hymen ; aussi voyons-nous tant de
bons catholiques qui toute leur vie lui préfèrent son frère , le
fol amour. Qu'on s'avise de naîtreou de mourir sur ladite paroisse;
ou est ruiné au berceau ou à la tombe; mieux vaut rentrer daus
REVUE DE PARIS. 110
le néant ou se faire empailler sous cloche , dans son cabinet.
L'abbé Auzou a réconcilié les fidèles avecla vie et avec la mort.
Il fait naître et m»nirir ses paroissiens a\ ec économie : vous
naissez pour 2 sous ; vous mourez pour le même prix ; il ne
faut pas avoir 2 sous dans sa bourse pour se refuser le plaisir
d'un berceau et d'une inhumation. Les sacremens sont tous sur
un pied raisonnable ; un bourgeois économe , qui a fantaisie
d'une extrême-onction, peut se passer ce petit caprice au meil-
leur marché. Le mariage de M. Auzou est aujourd'hui une
chose tellement à la portée de toutes les fortunes , que le con-
cubinage n'a plus d'excuse. C'est un grand pas de fait vers la
moralisation. 11 y aura beaucoup moins d'enfans-trouvés
perdus.
L'abbé Auzou a un joli autel à six flambeaux , une chaire de
bois blanc , une tribune, un crucifix sortable, etaux deux côtés
de son autel , il a placé saint Vincent de Paule et Fénelon. Si
le pape savait cela , il tomberait le front contre terre, comme
le grand-prêlre Héli. L'abbé Auzou a marché sur les brisées du
Vatican; il a canonisé l'auteur de Télémaque. Le buste du saint
est représenté au moment où i\ Aii: Calypso ne pouvait se
consoler du départ d'Ulysse. L'abbé Auzou, sans mettre aux
prises l'avocat du ciel et l'avocat du diable, a inscrit Fénelon
sur la légende. L'abbé Auzou sera excomuuuiié défait, puisqu'il
l'est déjà de droit , jure et facto comme disent les canons.
En cinq ans , l'Église française a donc essayé d'élever autel
contre autel. Les siens s'écroulent déjà ; les autres sont encore
debout. La religion n'a rien à démêler avec ces variations ; la
religion peut braver impunément les folies de Chalel , comme
les cérémonies libertines du curé de Saint-Roch.
Makc Ooier.
ITALIE.
^ II. UN DIMANCHE A FLORENCE. LA VILLA
CATALANI. l'album d'uNE REINE.
Le dimanche est véritablement unbeau jour à Florence ;rin-
dolente ville le savoure avec une gaieté calme qui est du bon-
heur réfléchi. En me replongeant dans mes souvenirs de Toscane,
il me semble que Florence tient en réserve pour ses dimanches
un soleil particulier, une lumière plus douce, un fleuve plus
azuré, un ombrage plus voluptueux, dans les allées des Caséines.
Partoutailleursle peuple passe son dimanche à courir, à s'égayer
follement, à s'étourdir en famille pour oublier ses labeurs de la
semaine ; à Florence , le peuple se promène ; il y a dans son atti-
tude un caractère de bourgeoisie opulente, de dignité, d'aisance,
de bon ton. C'est sans doute la seule ville du monde où l'on n'a-
perçoive pas trace de haillons chez le peuple. Quel excellent
augure ne doit-on pas tirer du bonheur des masses dans une
ville où les paysannes ont des chapeaux à plumes, et leurs maris
des gants de chamois ! Ce n'est qu'à Florence , je crois , que le
peuple de la campagne porte des gants. J'aime mieux les Cas-
éines que nos Tuileries. Les Tuileries ont l'air de vous protéger
orgueilleusement de leurs ombrages , comme le chêne de la
fable ; on est tenté d'essuyer ses pieds à la grille avant d'entrer,
comme à la porte d'un salon vernissé: on a beau admettre à cette
promenade Cincinnatus et Spartacus , il y règne toujours une
atmosphère praticienne qui gêne l'humble bourgeois. Les Cas-
cinés, voilà la véritable promenade de tout le monde. D'abord ,
il n'y a pas de grilles; partout où vous mettrez des grilles, vous
REVUE DE PARIS. 121
ne ferez jamais qirune i)risoii ; si devant les grilles vous i)lacer
(luelqiies sentinelles, alors la prison seracomplète. Aux Caséines,
ni soldats ni barreaux de fer ; c'est un bols délicieux qui com-
mence à la lisière de la ville, un bois véritable, où l'on a ménagé
quelques allées au cordeau , mais qui conserve encore presque
partout une grande indépendance de culture ; l'Arno longe les
Caséines, comme la Seine les Tuileries, avec cette différence
(lu'entre les Caséines et le fleuve il n'y a pas un long rempart
tout prêt à soutenir un siège. De fraîches pelouses conduisent le
promeneur des Caséines sur la rive de l'Arno.
La promenade des dimanches aux Caséines est une charmante
fête italienne. C'est un Longchamps hebdomadaire ; deux lon-
gues files de calèches courent sur la grande allée ; les cavalcades
s'y entremêlent ; les piétons circulent dans les nefs latérales du
bois. Ce tableau est calme , élégant el gracieux comme tout ce
qui est florentin; il ne sort aucun cri de cette foule si décente;
l'italien fluide et argenté de la molle Toscane circule harmo-
nieusement de bouche en bouche , sur des notes à l'unisson qui
font plaisir à l'oreille. Point de lutte, de querelles , de grossiers
j)roi)os ; ce n'est pas au moins absence de passion chez ce peuple ;
il se passionne quand il faut ; c'est un peuple profondément ar-
tiste qui ne juge pas ù propos, dans son exquis bon sens, de dé-
penser son énergie dans des bacchanales de rue; s'il se promène
aux Cascines avec tant de décence, c'est qu'il ne sait pas s'exal-
ter à froid pour faire du bruit inutile en plein air. Allez le voir
au théâtre ; 1;\ il pleure, il rit, il trépigne ; il applaudit vingt fois
une cavatine avec la frénésie de son midi ; allez le voir au ser-
mon du Dôme, lorsqu'un de ces moines éloquens, comme j'en ai
entendu, prêche l'Avent ou le Carême ; toutes les i)hrases de
l'orateur vibrent sur les visages expressifs de l'immense audi-
toire; les mains se crispent pour se défendre d'applaudir ; le
sermon fini , on enferme prudemment le prédicateur dans une
litière couverte; le peuple l'emporterait en triomphe pour le
remercier : on est obhgé de protéger le prêtre contre cette
ovation.
Un deces beaux dimanches de printemps, je sortis de Florence
par la porte San-Gallo, pour me rendre à une touchante invi-
tation que j'avais reçue la veille; j'allais entendre chanter les
litanies de la Vierge , à la chapelle du village de la Loggia:
124 REVUE DE PARIS.
c'était M'"<'Calalani qui devait chauler, avec sa fille Mn^cDuvivier;
la maison de ca:iipagne , qui , par la volonté duî^rand-duo , porte
le nom de nilustre cantatrice, est conlijjuë à la Loff^ia.
La messe fut dite par un vénérahle prêtre octogénaire ; la
chapelle était lernplie de paysans et de |)aysannes, tous age-
nouillés avec indolence,niais se mêlant avec ferveur aux prières
de l'autel. Dans le sanctuaire, il n'y avait qu'un très-petit noml)re
d'invités , entre autres M. et M™e Gaétan Mural, et un glorieux
exilé de Pologne, M. le comte de Potocki.
MadameCatalani entonna les litanies avec sa magnifique voix ,
la même voix que l'Europe a entendue et tant applaudie; il n'y
avait celte fois pour l'admirer, ni le parterre de la Scala , ni
les loges de San-Carlo , ni un auditoire de Parisiens, de Russes
ou d'Anglais, ni un congrès de rois. De pauvres paysans l'écou-
laienl, bouche héante; leurs figures exprimaient le ravissement ,
l'extase, .l'ai vu peu de tableaux aussi touchans. L'artiste célè-
bre, qui chantait à genoux au pied de l'autel, est toujours belle
et majestueuse comme nous l'avons vue aux Italiens; ses yeux
sont toujours superbes, sa physionomie toujours palpitante
d'émotion; c'était bien beau h voir que Sémiramis abdiquant
ainsi la pourpre babylonienne, pour donner de la joie à tout uk
indigent village , pour prier la Vierge, en roulant les notes graves
de la mélopée des chrétiens. J'étais heureux d'entendre ces
saintes violences de la prière , qui éclataient dans une latinité
sonore, sur des lèvres italiennes; jamais la chapelle nue de ce
village n'avait tressailli à pareille fête. A ces sublimes invoca-
tions: Reine du ciel, Rose mystique, Tour cV ivoire , Con-
solatrice des afjlifjés , le ciiœur des villageois répondait : Priez
pour nous,el cet harmonieux ora pro nobis était chanté avec
un ensemble étonnant, avec cette intelligence naturelle de la
note et de Paccord parfait (pii repose dans toute oreille iUdienne.
Le mode des versets et des répons était grave et simple , tel qu'il
fut noté par saint Rernard , ce grand serviteur de Maiie ; la
cantatrice ne leur faisait rien perdre de sa naïveté primitive,
mais elle attaquait chaque invocation avec une chaleur inspirée ,
un enthousiasme séraphique, (|ui donnait un charme inatleudu
à la i)oésie virginale de celle prière, la voix divine seail)lail
s'élancer aux cieux , et en descendre pour s'éteindre dans l'ac-
clamation de l'auditoire ; ces chants alternés n'étaient ainsi
REVUE DE PARIS. 123
interrompus p;ir niiciine pniise , conformément <i la loi écrite
qui vent que la prière de réglise ne tombe jatiiais à terre , el
<|ue la bouche silencieuse recueille le dernier son de la bouche
qui vient de se fermer.
J'ai assisté à bien des concerts en Italie; je n'ai rien entendu
de comparable à cette solennité de village. Dans la chapelh-
Sixtine, à Rome, quand le divin Miserere éclatait devant la
fresque de Michel-Ange , je me rappelai avec émotion les Lita-
nies de la Loggia. Le pape, les cardinaux, le saint-coUége , cl
Michel-Ange plus imposant encore que toute la cour de Rome,
ne me firent i)oint oublier cet auditoire serein de villageois qui
répondait à M""^ Catalani , dans une chapelle indigente el
dépouillée : c'est en songeant aux Litanies que je m'attendris an
Miserere ; et si Dieu se complaît aux prières des hommes réunis ,
il aura donné aux paysans de la Loggia une oreille favorable ,
qui se sera peut-être fermée aux soprani scandaleusement
admirables de^a chapelle du Vatican.
A l'issue de la cérémonie, M"" Catalani (1) nous introduisit
dans sa viila. L'Europe artiste a payé cette magnitîqne résidence;
Florence n'a pas à vous montrer une |)lus belle maison de cam-
pagne. La villa Catalani s'est fait une ceinture de citronniers et
d'orangers; elle respire dans une plaine; elle donne sa façade
d'hiver au soleil , sa façade d'été aux ombrages ; elle a une cour
à colonnade , où elle étale quatre bas-reliefs de Lucca délia Robbia ,
ce puissant sculpteur qui aurait pu travailler aux panathénées
du Parlhénon sur l'échafaudage de Praxitéles. On est saisi d'un
frisson de joie en entrant dans la villa; une atmosphère de
sérénité opulente vous rafraîchit le visage; sous les chaleurs du
midi, on croit nager dans un bain de marbre; partout le mar-
bre , et les riches pavés de mosaïque ; partout l'élégance italienne
artistement combinée pour lutter contre l'ardente saison. Les
Persiennes de cent croisées s'agitent à la brise de l'Arno , el
font circuler la fraîcheur dans les escaliers el les galeries. Les
arrabesques courent sur tous les murs, comme un rêve de bon-
heur; les citronniers embaument les corridors ; les parfums du
jardin montent dans toutes les alcôves. On se croit transporté
(1) Je continue à donner à Mme Catalani le nom qu'elle a renHii
si r(''if'brc. C'csl aujourd'hui Mixi' de Vaiahrt'^G"*'-
124 REVUE DE PARIS.
dans un de ces palais que les peintres bâtissent sur leurs toiles,
comme pour se consoler de n'avoir pu les trouver sur la terre ;
et pour cadre à cette villa, la campagne de Florence! De tous
les balcons on aperçoit cette plaine lumineuse d'azur, couronnée
de montagnes bleues, baignée par son fleuve caressant. On la
voit aussi , Florence la belle , sous les collines de la villa Strozzi
et de San Miniato ; elle semble couchée au bord de l'Arno ,
avec son dôme et ses deux tours colossales, comme une femme
indolente qui étend ses bras avant de s'endormir.
Un somptueux déjeuner nous attendait dans une charmante
salle contiguë à l'orangerie. Le prêtre qui avait dit la messe
avait été invité ; il arriva pour s'excuser de ne pouvoir se met-
tre à table avec nous : M™" Catalani lui fit les plus gracieuses
Instances dans cette langue toscane à laquelle on ne peut rien
refuser, le prêtre persista dans son refus en souriant. Il ne
voulut accepter qu'une tasse de chocolat, qu'on lui servit dans
une autre pièce. Ce sci'upule me parut bien beau et bien mé-
ritoire chez un vieillard. A table on parla beaucoup de musique,
et surtout des opéras français inconnus en Italie. On parla de
Robert, qui n'a pas encore franchi les Apennins ; c'est une vé-
ritable affiiclion pour les Italiens ; il en est qui sont partis de
Florence pour le voir représenter à Paris ; ils ont payé mille
écus leur billet de balcon. C'est que les Florentins n'ont, en
musique, ni système ni exclusion ; ils se passionnent pour tout
ce qui leur paraît beau, et ne demandent pas d'où cela vient,
.l'ai assisté à la naturalisation des symphonies de Beethoven à
Florence ; Vhéroïque et la pastorale excitèrent un véritable
délire de joie : de prime audition , ces chefs-d'œuvre furentcom-
pris, étreints, dévorés. Le même monde allait le soir se pâmer
à la Pergola devant Donizeiti, le maestro de la saison. Je de-
mandai si l'opéra de Robert ne serait jamais monté â la Pergola.
La troupe l'aurait , certes , dignement exécuté ; il y avait un
ténor français , Dupré , qui a une voix délicieuse , une basse
chantante fort bonne dont j'ai oublié le nom , et deux cantatri-
ces pleines de talent, M""»' Persiani et Delsere. On me répondit
<(ue Robert serait éternellement exclu du théâtre à cause de
l'acte des nonnes , et des moines , et des prêtres , et de l'église
de Palerme. — Il est étonnant, leur dis-je, que ces petites dif-
ficultés n'aient pas été levées depuis qu'on soupire après Ro-
REVUE DE PARIS. 12S
bert : il n'est pas strictement nécessaire de s'astreindre au
/ièce//o français ; au moyen de quelques variations qui ne chan-
geraient rien au fond de la musique , vous pourriez vous faire
un Robert épuré et admissible ; au lieu des nonnes mettez les
premiers fantômes venus ; je ne vois pas la nécessité que ces
fantômes aient une croix sur la poitrine, et qu'ils dansent de-
vant le tombeau de sainte Rosalie. Quant au cinquième acte ,
vous conviendrez que l'église de Palerme ne joue qu'un rôle
accessoire d'apparition et de décor, comme le Vésuve dans la
Muette. Supprimez l'église et terminez court au trio , l'opéra
n'y perdra rien. Pour de véritables amans de la musique, le
spectacle s'efface toujours devant l'art. Moins , prêtres , nonnes,
cathédrale, lampes d'argent; tout peut être retranché sans
qu'une seule note du chef-d'œuvre soit immolée dans cette dé-
vastation de décors. A mon retour à Paris, je demanderai à M.
Meyer-Beer s'il approuve mon idée, et si le compositeur ne répu-
gne pas à ces mutilations de la forme , je vous fais envoyer un
libretto orthodoxe, dussiez- vous prendre les fantômes que vous
avez sous la main , dans le château d'Udolphe, entre Sienne et
Poggi-Bronzi.—
Ce déjeuner finit selon les préceptes de la philosophie antique.
Dans cette salle si riante, si parfumée, tout empreinte de la
grâce toscane, au milieu de ces jardins d'orangers où la vie
est si puissante , où toutes les joies aériennes du printemps flo-
rentin semblent infuser en nous l'immortalité du corps, un
chant lugubre , un chant de tombeau, jeta son contraste et nous
fit rêver tous avec une délicieuse mélancolie. M™" Catalani avait
entonné le Dies irœ de l'église d'Angleterre , cet hymne som-
l)re qui doit avoir été écrit sur le marbre d'un sépulcre, avec
une branche de cyprès. Les notes lentes du cor anglais accom-
pagnent ce chant ; elles s'interrompent et tintent comme le glas
de la Irompetle de l'ange. Jamais surprise plus inattendue :
comme elle est ingénieuse et créatrice , l'hospitalité delà villa
Catalani! un exquis déjeuner servi entre les Litanies de la Vier-
ge et le Dies irœ ! au dessert un sybarisme vulgaire célèbre le
Champagne et l'amour ; ici, sur les bords de l'Arno, la coupe
pleine des vins de France , assis entre les femmes de Florence
«l les femmes de Paris , nous écoulions avec ravissement lies
Vfixofs de nos funérailles. La brise riait sous les orangers de la
11
Î26 REVUE DE PARIS.
terrasse; midi descendait avec ses mystères de langueur italien-
oe ; une lumière douce jouait sur les vitres ; des omI)res diapha-
nes flottaient sur les fresques ; c'était comme au tricUnhim de
Tibur, lorsque Horace disait à Sestius : u Cueillons les myrtes
et les fleurs ; la brièveté de la vie nous défend les longues es-
pérances ; soyez heureux ; quand vous serez chez les ombres ,
vous ne tirerez plus aux dés la royauté du festin, n
Toute cette journée ne fut qu'un long concert ; les jours de
Florence ne sont faits que de musique, et ils ne finissent que
J)ien avant dans le lendemain. Le piano fut envahi; l'audi-
toire couvrit les divans du salon , les partitions se déployèrent
sur les pupitres, M™^ Duvivier, la fille de M"""^ Catalani, pos-
sède une des plus belles voix de contralto que l'Italie ait enleïi-
dues ; elle chanta des duos avec sa mère; on épuisa la Norma,
la Donna (Ici Lago , la Sonimmide. Le salon élégant et ar-
tiste de Paris était dignement représenté, au piano de la villa
par madame Gaelan Mural , la fiUe de M. de Méneval , qui fut
l'ami de l'Empereur. A chaque instant , les visiteurs arrivaient
de Florence ; le bruit des roues, le piétinement des chevaux sur
les dalles de la cour, les annonces i)ompeuses des grands noms
de l'aristocratie toscane, rien n'interrompait la note, rien ne
calmait la furie de l'exécution musicale. La maîtressede la maison
était Norma ou Sémiramis, nous étions à Babylone, on dans la
forèl d'Erminsul , personne ne s'inquiétait de ce qui se passait
au dehors du salon. C'était la belle passion de l'art dans toute
sa divine folie, comme je l'ai tant de fois rêvée; il n'y avait
point de complaisance d'artiste ni de chanteur , point de secrets
efforts d'échapper à la sieste ou à l'ennui par la diversion forcée
du chant, point d'intermèdes où l'on échange des remercieraens
et des félicitations ; aucun programme n'avait numéroté nos
jouissances ; le plaisir ne languissait pas dans les essais des
préludes et les hésitaiions de la coquetterie; tout courait de
verve et de vraie passion , cavatine, cantilène, polonaise, duo,
trio, romance ; les partitions étaient dévorées au vol; le piano
ne donnait pas de trêve il la voix , ni la voix au piano. C'ctt
ainsi qu'on fait de la musique à la villa Catalani.
Ce n'est pas sur le Tabor que je voudrais bâtir une tente,
c'est dans cette fraîche oasis de la plaine de l'Arno. L'harmo-
nieuse villa chante encore ;i mes oreilles ; et dnns la maison
REVUE DE PARIS. î27
«li: la mer et des pins, dans la'ville méridionale des fontaines ,
oCij'(5cris CCS souvenirs , il me semble que ma voisine Méditerra-
née m'apporte de mélodieux lambeaux de cedimanehe florentin.
La sieste du printemi)S ne m'a jamais donné un rêve plus suave
que ce gracieux jour dévie réelle; la folle imafjination qui
chercbe la poésie intime du bonheur , et qui ne la trouve jamais
dans le cahotement des villes , se crée parfois dans un monde
idéal des sites embaumés , de fraîches résidences enveloppées
d'une hnnière vaporeuse , retentissant de musûiue, de chants,
de fontaines, de voix de femmes; un jour la vision se maté-
rialise, un jour seulement ; le bonheur ne dure jamais davantage ;
et puis l'apparition s'évanouit comme le mirage du désert; le
sable nu reste, et l'amertume rentre au cœur.
Ce jour au moins devait être complètement l)eau; je l'avais
commencé dans une villa où la royauté du talent a déposé sa
couronne, je le finis dans un palais où une royauté plus auguste
subit, dans un noble exil, la fatale et glorieuse destinée du plus
grand nom modeine. La sœur de Napoléon , la veuve du roi de
Kaples m'avait fait l'honneur de m'admettre à ses soirées. Quel
palais hospitalier que le sien ! l'étiquette ne s'y informe pas de
l'opinion du voyageur; arrivé sur le seuil, il dit : Je suis Fran-
çais; et la porte s'ouvre, et on lui fait fête. L'univers est repré-
senté au salon de la comtesse de Lipona; royaume, empire, ou
république, chaque état lui envoie ses ambassadeurs et ses cour-
tisans désintéressés ; on n'a plus ni titres ni places à demander
à la sœur de l'Empereur; on va chez elle pour la voir, l'admi-
rer, l'écouter surtout, et s'attendrir, car jamais femme n'eut
plus de grâce et d'enchantement dans la parole. Dieu l'avait
bien créée pour la faire asseoir sur le trône de la villa-reale ,
devant cette mei' napolitaine harmonieuse comme sa voix. Sur
elle aussi les ans'et les malheurs ont i)esé, sans que l'éblouis-
sant éclat de sa jeunesse se soit fané sous les larmes. Quelle fa-
mille ! Qu'un étranger entre pour la preiniéi-e fois dans ce salon
remi)li desi)lus belles femmes de Florence, demandez-lui de vous
désigner celle qui fut reine, il n'hésitera pas, et ne se trompera
pas. 11 semble toujours que les deux grands noms qu'elle porte
res|»lendissent autour d'elle , en lettres de rayons.
On chante tous les soirs au salon de la comtesse de Lipona ;
elle a besoin de musique , et elle l'aime de passion ; tous les
128 REVUE DE PARIS.
Bonaparte sont artistes; c'est peut-être la seule famille couronnée
qui ait eu le goût instinctif et vrai des beaux-arts; il est vrai qu'elle
n'est pas née sur le trône. M™<' Catalani vient souvent , avec sa
lille, se mettre au piano de ce salon. Les amateurs de Florence
se font joie de s'y faire entendre. Toutes les partitions nouvelles
y arrivent dans leur primeur, et il ne manque jamais d'artistes
pour lesatlaquer de première vue. Ce soir-là donc, pendantqu'on
chantait, M'"" la comtesse de Lipona me présenta son album , en
ine demandant des veis. Après une aussi poétique journée , et en
pi'ésencede cette femme auguste, j'aurais rougi de renvoyer l'in-
spiration au lendemain. J'ouvris l'album, et tout en écoutant la
cavatina de Casta Z)?m , j'écrivis la pièce suivante sur un gué-
ridon de la salle du concert.
LES EXILÉS A FLORENCE.
Quand l'heure de l'exil sonne lugubre et lente,
11 est une cité , sirène consolante ,
Qui, dans l'éclat des jours et la fraîcheur des nuits,
Ote un peu d'amertume aux intimes ennuis :
C'est Florence : on y vient lorsque l'anie est blessée ,
Lorsqu'on subit le poids d'une triste pensée ;
Que le cœur trop ému d'un souvenir cuisant
Cherche loin du passé le calme du présent.
Terre de doux repos , de gloire et de folie ,
Belle entre les cités de la belle Italie,
Voyez-la dérouler sa ceinture de monts
Pour étreindre à la fois tous ceux que nous aimons ,
Tous ceux qu'on salua de ce long cri de gloire
Qui s'élança du Nil pour mourir à la Loire ;
Ceux qui furent si grands , qu'aux jours de leiu' revers
Un long crêpe de deuil assombrit l'univers.
0 Florence , noble reine !
Qu'à nos exilés chéris
Ta lumière soit sereine.
Tes jardins toujours fleuris .'
Que la brise de ton fleuve
Porte à quelque illustre veuve
REVUE DE PARIS. 129
Des baumes purs et touchans ;
Que rharmouieuse ville
Lui fasse la nuit tranquille
Avec de célestes chants !
0 Florence maternelle
Oui t'attendris à ces noms ,
Abrite bien sous ton aile
Ceux dont nous nous souvenons ;
Aux exilés sois bien douce ,
Sème les tapis de mousse
Et les myrtes odorans ;
La nuit , sous de sombres voiles ,
Mets ta couronne d'étoiles
Sur ceux qui furent si grands.
Qu'elles soient toutes unies ,
Florence , dans ces beaux lieux ,
Ces joyeuses harmonies
Oui rendent l'homme oubUeux !
Que toute brise qui passe
Leur porte, à travers l'espace ,
Les airs qui calment les maux ;
Qu'elle roule son haleine
Sous les arbres de la plaine ,
Et chante dans leurs rameaux !
Gracieuse enchanteresse ,
Ville odorante, au ciel pur ,
Toi qu'un beau fleuve caresse
Avec des lèvres d'azur ;
De tous ceux que l'on exile
Enchante le noble asile
Par tes fleurs et tes chansons ;
Qu'ils retrouvent à Florence
Un sourire d'espérance
Pour nous Français qui passons.
Aj)rès avoir lu ces vers à la noble exilée , je la priai de vouloir
11.
130 REVUE DE PARIS.
bien m' indiquer elle-même le sujet, le titre , le rliythme d'une
autre pièce que je m'empresserais de composer sur-le-cliamp.
<i Je veux bien, me dit-elle, avec sa grâce de reine; voici votre
sujet : je porte deux noms dont je suis fière, je suis la sœur de
Napoléon , et la femme de Murât ; le titre de votre pièce doit
être : Bonaparte et Murât. )>
Alors j'écrivis l'ode suivante :
BONAPARTE ET MDRAT.
Bonaparte ! ce nom , quand la main le crayonne
Sur le grossier vélin , comme un astre rayonne.
Jamais nom de mortel n'eut des destins si beaux.
Si la France perdait l'éclat qui la décore,
Ce nom étincelant l'embraserait encore ,
Comme un soleil sur des tombeaux.
Ce nom ! le grenadier dans les sables numides
L'incrustait en veillant auprès des Pyramides.
L'Anglais le dessina sur le roc de l'exil ;
Et lorsque le burin manquait aux sentinelles ,
Elles le ciselaient en lettres éternelles
Avec la pointe du fusil.
Le sauvage le dit d'une voix ingénue ,
Sur l'île où toute langue est encore inconnue .
Oii l'océan du sud murmure de doux sons.
Les peuples endormis sous les oml)res du pôle
Ont buriné ce nom sur l'immense coupole
Arrondie avec des glaçons.
Allez à Tombouctou , la ville fabuleuse ,
Où le Niger étend son onde nébuleuse;
Prononcez de grands noms , des noms grecs et romains :
Ancun ne touchera le stupide sauvage :
Demandez Bonaparte à l'écho du rivage ?
Le rivage battra des mains.
Les Africains errans avec un culte étrange
Sur les pics décharnés du tleuve de l'Orange,
REVUE DE PARIS. 131
Chez eux le nom français n'est point encor venu.
Us n'ont jamais prié le Créateur suprême;
Ils ignorent le monde, ils ignorent Dieu même :
Bonaparte leur est connu.
Vn voyageur, cherchant de l'or i)ur en filières,
.\ vu sur le sommet des vastes Cordillères
Ce nom universel, qui;fascina ses yeux.
Bonaparte brillait sur le plus haut du site.
Comme s'il eût laissé sa carte de visite
A la porte qui mène aux cieux.
Partout il est connu : cherchez bien sur la carte
Un seul peuple oublieux du nom de Bonaparte.
Notre globe le sait de l'un à l'autre bout.
Les peuples périront , ainsi que leurs histoires ,
Les temples, les cités, le bronze des victoires ;
Ce nom seul restera debout.
11 en est encore un qui luira sur la France,
Et qui nous sera cher , ah ! j'en ai l'espérance ,
Tant qu'un feu militaire animera nos fronts,
Tant que la gloire sainte aura pour nous des cliarmes ,
Tant qu'une main française élèvera des armes
Pour nous venger de nos affronts.
Murât! ah! tout est dit! il suffit qu'on le nomme!
C'est la gloire incarnée et la valeur faite homme.
Qu'on lui trouve un rival dans les âges anciens !
Dans les rangs hérissés de flèches et de piques !
Récitez les exploits des poèmes épiques :
Ils pâlissent devant les siens.
Quand le canon sonnait l'heiu'e de la bataille,
11 montait à cheval, grand de toute sa taille;
Le premier réveillé dans le camp endoiini ,
Et courant, radieux, hors la ligne des tentes ,
Avec son beau dolman et ses plumes flottantes ,
Il se montrait à l'ennemi.
132 REVUE DE PARIS.
Roi des camps ! un cheval alors était son trône ;
Sa large épée un sceptre, un casque sa couronne ;
Les boulets du combat étaient ses courtisans.
La mort eut pour lui seul des regards de clémence ,
11 livra sans blessure une bataille immense ,
Une bataille de quinze ans.
Ce n'était qu'un enfant aux belles tresses blondes ,
Un enfant calme et doux, lorsqu'il passa les ondes ,
Pour montrer à l'Egypte un visage riant.
Eh bien ! du premier cou|) d'une épée enfantine ,
Il trancha le damas du bey de Palestine ,
Et fit chanceler l'Orient.
Tu t'en souviens encore, Aboukir ! sur ta plage ,
Tu le vis autrefois à l'aurore de l'âge.
Un pacha de Staml>oul lui l)arrait le chemin :
Murât échevelé prit une armée entière ;
Il entr'ouvrit les Mots , ainsi qu'un cimetière ,
Et l'enseveht de sa main.
Toujours courant, toujours sous les premières tentes,
Toujours pressant un fer de ses mains haletantes.
Un soir il arriva sur u,n Heuve lointain ,
Sous les murs de Moscou, d'épouvante saisie ,
Qui sentit ébranler ses minarets d'Asie,
Et ses mille dômes d'étain.
L'armée était bien lasse, et loin de sa patrie ;
Moscou se révélait comme une hôtellerie ;
Lui seul ne daigna point s'arrêter pour dormir.
Il se précipita sur le Baskir immonde ,
Sur la route qui mène aux limites du monde .
Par les sapins de Wladirair
Bonaparte et Mural ! étoiles fraternelles !
Deux grands noms rayonnant de lueurs éternelles ,
Baptisés mille fois sous le feu des canons.
REVUE DE PARIS. 1-33
Tout Français aujourd'hui qui sent briller son ame .
Doit incliner son front aux genoux de la femme
Héritière de ces deux noms.
Épouse du' héros, digne sœur du grand homme ,
De quelque titre saint que ma bouche vous nomme .
Une larme toujours viendra mouiller mes yeux.
Soyez heureuse , vous ! Que ce chant vous console ,
Car vous brillez encor de la double auréole
Des deux noms qui luisent aux cieux.
La pièce écrite, je la lus à la sœur de Napoléon, à la veuve
de Murât , et j'eus le bonheur de voir des larmes tomber sur-
son noble visage; c'est la seule fois que je me suis estimé heu-
reux de savoir improviser quelques vers. Une pareille journée
ne me reviendra plus.
UÉRY.
LES VAUDEVILLISTES.
C'est avec un bien superbe dédain que les nations les plus
graves de l'Europe nous accusent d'être un peu|)le futile; futile
da«s ses mœurs , dans sa littérature , dans son industrie. Notre
génie, pourtant, n'est pas tellement bridé dans les petites choses
qu'il ne se soit émancipé quebiuefois jusqu'à des sphères assez
hautes. A côté de nos futilités et de nos mignardises, nous pou-
vons montrer les œuvres de Corneille , de Montesquieu, de
Bonaparte, de Cuvier, toutes choses façonnées dans des pro-
[tortions assez imposantes. En fait d'ojjuscules , nous avons
encore l'Encyclopédie et l'arc de TÉloile qui peuvent, je crois, se
mesurer à tout. Après avoir élevé ces monumens,s'il nous plaît
d'exceller dans les bagatelles , nous en avons bien le droit.
Le Français né malin créa le vaudeville , c'est un fait incon-
testable ; l'Anglais né sérieux n'a pas créé le drame , c'est un
désavantage de la gravité britannique vis-à-vis la frivolité fran-
çaise. Le vaudeville est le chef-d'œuvre de ces jeux où notre
esprit léger a fait de si charmantes conquêtes. Ce que les nations
rivales et jalouses nous envient le plus , c'est notre vaudeville.
Elles le copeint, elles le traduisent, elles le calquent; elles s'ef-
forcent de guinderla sublimité deleurgéniejnsqu'à celteœuvre
facile et sans façon qu'on appelle un vaudeville. Efforts super-
l!u8! notre vaudeville est inimitable; il est à nous, et on ne peut
nous le prendre ; le vaudeville aj)partient à la langue française
comme l'improvisation à la langue italienne. Aussi est-ce une
critique anti-nationale , celle qui traite le vaudeville avec dédain
et qui cherche à le rabaisser.
Les historiens peuvent dire du vaudeville ce qu'ils disent de
tant de choses dont la source leur échappe: son origine se perd
REVUE DE PARIS. 135
dans la nuit des temps. Nos premiers vniuicvillistes ont été les
troubadoiifs et les trouvères qui dialoguaient leurs chansons
satiriques , et racontaient les hauts faits des paladins et leurs
aventures galantes dans des scènes draniali<|ues. Les trouba-
dours du treizième siècle et les vaudevillistes du dix-neuvième
ne diffèrent que par la forme , le fpnds est resté le même , et ce
ne sont que des nuances très délicates qui séparent Geoffroy
Rudel et le comte de Champagne de M. Scribe et de M. Méles-
ville.
Entre lessaynettes vagabonds des trouvères et le vaudeville
constitué comme il l'est de nos jours . c'est la chanson qui a
comblé le vide , qui a noué les deux époques. Fille du virelai , la
chanson est la mère du vaudeville: ainsi s'établit la généelogie
de cette famille littéraire si ancienne et si noble, aussi vieille
queles premiers barons chrétiens et dont les souvenirs se mêlent
à tous les souvenirs de notre histoire, dont le blason retlèle
toutes nos gloires , qui est allée aux croisades , qui a été de la
ligue et de la fronde , toujours vaillante, toujours du côté des
vaincus et toujours impunie. Elle échajjpe aux terribles ven-
geances de Richelieu, et se fait rendre hommage par le caus-
tique Mazarin ; elle se joue de la majesté de Louis XIV ; elle est
protestante à la révocation de l'édit de Nantes ; elle va frapper
sous le manteau royal la veuve de son ancien allié Scarron. La
chanson a été plus fatale à Louis XIV que le prince Eugène et
que ce Marlborough qu'elle a immortalisé. Sous la régence et
sous Louis XV. elle s'élève au plus haut degré de puissance;
elle est ce qu'est la presse aujourd'hui; elle attaque, elle juge ,
elle renverse; on la persécute, on l'embastille. La révolution
vient, et elle attache son grelot au cou des plus terribles
hommes de cette grande époque. L'histoire de la chanson , c'est
l'histoire de notre politique, de nos mœurs, de notre littérature.
Quand cette histoire sera écrite, nous aurons enfin une histoire
de France.
Le vaudeville, enfant de la chanson , s'éloigne chaque jour
de sa folle et satirique origine ; chaque jour sur sa physionomie
.Vefface quelque chose des traits maternels. Le vaudeville autre-
fois était tout simplement et tout joyeusement la chanson mise
en scène. C'était le bon temps du théâtre de la foire; le vaude-
ville s'appelait parodie ou parade, et rirn n'était plus gai , plus
136 REVUE DE PARIS.
vif, plus rond , plus bouffon, plus mordant, plus plaisant que
son léger répertoire. Il est vrai que le petit théâtre d'alors était
riche de bien grands écrivains.
Parlez-moi des vaudevilUstes du siècle dernier! c'étaient là
des gens qui comprenaient la chanson et qui savaient bien quel
doit être le i^erceau et le baptême d'un couplet ; poètes couron-
nés de pampres, allant chercher l'inspiration sous la treille du
cabaret, et puisant leurs gais refrains dans des gobelets tou-
jours pleins.
C'est d'abord Piron ; la chanson ne connaît pas de nom plus
grand que celui-là, Piron qui écrivait la Métromanie à ses
momens perdus , et qui , lorsque l'Opéra-Comique fut condamné
à ne jouer que des pièces à un seul personnage, sauvait ce
théâtre persécuté , et s'immortalisait en produisant Arlequin
Deticalion , chef-d'œuvre d'esprit et d'originalité.
Après Piron, viennent Collé et Vadé , deux noms encore au-
dessus de tout éloge. Avec eux, et le plus gai de leurs compa-
gnons , marche Gallet qu'un caprice du hasard fit naître épicier;
Gallet qui vivait à l'abri des recors dans lasile inviolable du
Temple ; Gallet qui, depuis l'âge de raison , n'avait pas bu un
verre d'eau et que l'on enterra sous une gouttière.
Que dites-vous de ces gens-là? Et de Panard qui tint si long-
temps le sceptre de la chanson, comme disait la magnifique
critique d'alors! Marmonlel , un des plus grands écrivains, et
une autorité littéraire fort respectée de cette époque, profes-
sait pour Panard la plus sincère admiration. Marmonlel eût
voulu faire des chansons comme Panard , s'il n'avait fait des
nouvelles comme Marmonlel. Il ne mettait pas sous presse un
numéro du jl/ercw/esans venir chez Panard lui demander quel-
ques couplets, et Panard lui répondait simplement: «! Fouillez
dans la boîte à perruques. ;. C'était là que Panard serrait ses
chansons ; Marmonlel fouillait , et le Mercure s'enrichissait
des refrains enfarinés de Panard.
Piron, Collé, Vadé, Gallet, Panard: voilà de grands chan-
sonniers, oh gué ! voilà de grands chansonniers. Ce sont eux
qui ont porté le vaudeville sur les planches du théâtre de la
foire, et qui l'ont mis sur cette voie où il marche aujourd'hui
si triomphant. Nous avons encore Favart, un des noms les plus
éclatans de cette con.stellation de chansonniers qui a éclairé et
RKVUE DE P\R1S. 157
épayé le siècle dernier. Ce nom de Favart comprend une spi-
rituelle trilogie, Favart, M-"" Favart et l'abbé Voisenon; iieu-
reux ménage, vivant dans une douce et féconde communauté.
Dans cette association , Voisenon, en sa qualité d'abbé, avait
tous les bénéfices. Il n'apportait qu'une très-petite part d'esprit
et se donnait les gants de tous les succès. Voisenon est le type
du collaborateur dans le sens le plus absolu du mot. Avec un
bagage un peu leste, et un bréviaire un peu grivois, l'abbé fut
de l'Académie. Favart n'en fut pas, ni sa femme qui était la meil-
leure partie du trio. Cette charmante Provençale, M^^" Favart
eut la gloire de tenir contre le maréchal de Saxe qui posa le
siège devant elle pendant la campagne de Flandre, et qui ne
put la réduire ni par séductions , ni par menaces. Après mille
assauts, il fut obligé delà faire enfermer dans un couvent, où
la pauvre chercheuse d'esprit , s'ennuyant fort, capitula.
Arrivons à une ère nouvelle. La révolution française était
dans toute sa verve , et pendant que tant de choses étaient
désorganisées, et que tout était livré aux ambitions hardies, un
triumvirat s'empare de l'empire de la chanson, constitue le
vaudeville et l'installe rue de Chartres dans un théâtre (jui porte
son nom. Momus est proclamé par Barré, Radet et Desfontaines.
Ce fut pour le vaudeville un temps de joyeuse allure et de
piquans ébats. Les triumvirs avaient pour compétiteurs ordi-
naires , Longchamps , Dupaty , Dieulafoy , Pain et Bouilly ,
source inépuisable de plaisanteries gastronomiques, etlecheva-
lier de Piis qui chaque fois qu'il donnait un médiocre ouvrage
recevait du parterre l'application de cet hémistiche de Virgile:
Da meliorapiis. Très-joli calembour latin.
Cette jeunesse du vaudeville, jeunesse pleine de gaieté et de
bruit, dut ses plus beaux jours à Désaugiers; nos pères ont
été déridés par ce vaudeville franc , jovial et rempli d'allégresse,
aimable transition entre le vieux vaudeville et le vaudeville de
nos jours, Momus n'était pas encore ambré et satiné comme
il Test aujourd'hui , mais il n'était plus barbouillé de lie comme
autrefois; il avait renoncé au catéchisme de Vadé , sans recourir
à la rhétorique de Marivaux ; il ne s'inspirait plus au cabaret,
mais au caveau , cabaret pindarique ouvert aux seuls chanson-
niers; il n'était plus ivre tous les jours, mais il se grisait quel-
quefois. Momus était un jeune homme d'esprit mal élevé, mais
12
138 REVUE DE PARIS,.
doiiL' (le bons penchans , qui se coiTi^pait peu à peu pour se cor-
rifîei" sûrement, qui passait d'un vice à un moindre pour ar-
river insensiblement à la vertu, qui se détacbait par gradation
de ses mauvaises pratiques, et qui , devenu poli , Heuri, tem-
pérant, réservé , musisien agréable, fréquentant la bonne com-
pagnie , façonné aux belles manières, au beau langage , à l'é-
légance et à la galanterie, devait finir parfaire fortune dans
le monde et par épouser la comédie , riche parti qui mettait
tout son bren dans la communauté.
Ainsi lancé et ainsi pourvu , le vaudeville est arrivé à tout; il
a pris ce qu'il a voulu et ce qu'il y avait de mieux dans la comé-
die, le drame, l'opéra comique et même le i)anet; il a fondu
ensemble tous ces élémens, et s'en est fait une poétique à son
usage , dont il exploite avec un succès toujours croissant le fé-
cond privilège. Tandis que les autres genres entretiennent
avec peine ou avec subvention un seul théâtre, dont la i)an(|ue-
route vient quelquefois fermer les portes, le vaudeville, tou-
jours art-dessus de ses affaires, possède quatie théâtres spéciaux
et cinq qu'il défraie de moitié avec le mélodrame et le mimo-
drame , sans compter les petits théâtres, qui des marionnettes
se sont élevés jusqu'au vaudeville, tels que le théâtre de madame
Saqui, les Funambules, où, à côté des pantomimes de Debureau.
on chante fort agréa blement le couplet de facture; et le
théâtre du Luxembourg, dirigé avec goût par une société
d'hommes d'esprit, et ([ui compte dans son répertoire des
pièces dignes d'une scène plus élevée.
Dès que la vaudeville a pris ce développement , qu'il est de-
venu un besoin de nos mœurs et s'est installé au plus large degré
de l'échelle dramatique , le vaudevilliste a subi le même perfec-
tionnement que son œuvre, ila changé aussi d'aspect, de forme,
d'allure et de condition. Ce n'est plus ce pauvre et insouciant
homme d'esprit, créant des vaudevilles parce qu'U est né malin,
et vivant à peine de son travail. Faire des vaudevilles est devenu
une industrie, et la meilleure des industries littéraires. Le vau-
deville, rougissant de ses auteurs, dédaigne maintenant l'insiù-
ration puisée dans l'ivresse ; il a fermé le cabaret et même le
caveau, il a renoncé aux soupers de Momus, il est devenu sobre
et grave, il marche l'égal de tout le monde et marche d'un pas
assuré. A rftte réforme, nous avons perdu peut-être les vives
REVUE DE PARIS. 13!)
saillies et les lieuieiises chansons des anciens, mais nous avons
)',a{ïné ces esquisses de mœurs, finement touchées, et celte spiri-
tuelle comédie de détail, la seule à laquelle veulent bien prêter
attention les hommes distraits et préoccu|)és de nos jours. Le
vaudevilliste est un homme ran^é, étabU , bon époux, excellent
père de famille, car il appartient à la variété de l'espèce litté-
raire (jui se maiie ; lui, ([ui par état fait sans cesse une foule de
plaisanteries sur le mariage, et qui spécule habituellement sur
l'infidélité des femmes, n'a rien de plus pressé que de se marier,
et il épouse, quand il veut, une femme dotée tout comme un
négociant on un avoué. Les félicités domestiques le récréent de
ses faciles travaux; il est considéré dans son quartier, il paie
ses impôts et montesa garde; on le recherche dans les compa-
gnies d'élite pour son amabilité; s'il est zélé, il parvient aisément
à l'épaulette et à la croix d'honneur ; si le service l'ennuie , il
est avec le sergent-major des accommodemens; il lui envoie des
!)illets de spectacle pour qu'on ne lui envoie pas des billets de
garde, et l'ordre public ne souffre que bien peu de cet échange de
procédés. Le vaudevilliste aime deux choses par-dessus tout, le do-
mino et la pluie : le domino, jeu attrayant qui laisse à l'esprit toute
son activité, et la pluie, si favorable aux recettes dramatiques.
Je ne sais pas un citoyen plus calme et plus heureux ; il porte
une redingote à la propriétaire et un visage épanoui, et vous
le rencontrez, ainsi vêtu et ainsi fait, vaquant à ses douces occu-
jialions, allant visiter ses collaborateurs , lire ses pièces au co-
mité, ou les faire répéter aux acteurs. Le vaudevilliste n'a qu'un
mauvais jour dans la semaine , c'est le lundi , jour néfaste et
officiel du feuilleton. Le feuilleton, vous le savez, est l'ennemi per-
sonnel, irréconciliable, acharné du vaudeville. Le vaudevilliste
((uiaeu une pièce jouée dans le semaine, descend le lundi de grand
malin au café le plus voisin de son domicile, déploie les gazettes
encore humides, et litavec anxiété l'inévitable et mordante criti-
que desjournaux qui se sont déclarés pourfendeurs patentés du
couplet, et exterminateurs jurés du vaudeville, et qui, ne pourfen-
dant et n'exterminantjamais rien, périront à la besogne, pendant
que le vaudeville accomplira ses immortelles destinées. Sa méde-
cine hebdomadaire avalée, et le rude feuilleton digéré , le vau-
«levilliste redevient dispos et alègre, il fredonne l'air nouveau, il
rejuend sa vie douce et libre, à la ville l'hiver , l'été à la campagne ;
HO REVUE DE PAUIS.
carie vaudevilliste a sa maison des bois où il rêve el travaille au
frais; éternel sujet d'envie pour le feuilletonniste, qui ne cesse
de gémir, quand la chaleur est venue, du cruel devoir qui l'at-
tache à la cité et qui lui interdit le gazon et le feuillage. Nous
voici en mai, nos journaux vont revêtir leur feston de verdure,
le feilleton va se remettre à souffler dans ses pipeaux età chanter
ses bucoliques.
Il y n'a pas si mince vaudevilliste à qui son industrie ne rende
beaucou]) plus que ne gagne avec sa plume le plus célèbre de
nos critiques, le plus grand de nos écrivains. Quatre actes de
vaudeville, brochés, chacun en une semaine , et représentés ,
exempts de sifflets, aux Variétés ou au Palais-Royal , rapporte-
ront plus que les quatre actes d'A>GEL0 , |)lus que quatre volu-
mes in-8<» de roman, de poésie ou d'histoire. L'esprit qui court
les planches est le mieux renié de tous : aussi les postulans se
pressent-ils aux abords de cette lucrative carrière. Les jeunes
gens d'autrefois, après avoir fait leurs humanités, ne man-
quaient pas de rimer une tragédie ; ceux d'aujourd'hui, moins
prétentieux, écrivent un vaudeville. Une bonne moitié des éco-
liers parisiens sort vaudevilliste du collège. Chaiiue année, en
septembre, quelques semaines après les distriijulions de prix ,
tout vaudevilliste de renom voit airiver chez lui quelques-uns
de ces jeunes gens imber!)es et rosés, venant réclamer l'appui
d'un talent accrédité, et demandant un patron qui l'introduise
au théâtre. Leur naïve comédie est copiée avec soin sur un
cahier, cousu de faveurs roses ; il y a toujours dans leur pièce
un rôle écrit avec tendresse pour les beaux yeux deM™« Volnys.
ou pour les fraîches couleurs de M"« Jenny Colon. Ces jeunes
gens goûteront , pendant quelques mois , le charme de l'illusion
dramatique, puis ils se laisseront aller ailleurs, et pas un ne
passera de la rhétorique au théâtre ; aucun même de ceux qui
se destineront aux fonctions du paiais ne persistera dans cette
voie légère, car c'est encore une des mille superstitions du
bourgeois à Paris , cette opinion , qu'une étude d'avoué , de no-
taire ou d'huissier est un laboratoire de vaudevilles. A en croire
le préjugé vulgaire, dans toute étude bien constituée, le premier
clerc fait des actes , le second des vaudevilles , le troisième fait
le palais , le quatrième des mélodrames , le cinquième des pas-
sions, et le sixième des commissions. Les adeptes de la chicane
REVUI;: DE PARIS. 141
ne sont pas si litléraires que cela. Nous ne savons pas un vau-
devilliste issu du papier timbré, et ayant fait ses premières
armes sur minute. Un de nos plus hal)iles niélodramaturges
seulement, admis quelquefois à une éclatante collaboration ,
est originaire d'une élude d'avoué.
Pour le jeune homme de nos jours , qui a une vocation bien
déterminée , et qui est résolu à se faire vaudevilliste quand même,
le chemin est beaucoup moins difficile qu'autrefois. 11 y a dix
ans, le monopole régnait partout ; la porte des théâtres était
étroite pour qui voulait entrer ; il fallait long-temps demeurer
sur le seuil, et on n'était admis que sur présentation , c'est-à-
dire en subissant la collaboration obligée des auteurs privilégiés
de l'endroit. De nos jours , les théâtres n'ont plus d'auteurs en
titre ; les deux l)attans sont ouverts à tout le monde , pourvu
qu'on apporte de bonnes pièces. Chaque théâtre a bien un ou
deux auteurs affectionnés qu'il joue plus souvent que les autres:
ainsi MM. Scribe et Mélesville au Gymnase , Bayard et Ancelot
au Vaudeville, Théaulon et de Forges au Palais-Royal ; mais à
côté de ces noms vieillis par les succès , on en rencontre de
jeunes et d'inconnus qui se présentent seuls, et débutent sans
tuteur. Le vaudevilliste en herbe , de même que le vaudevilliste
en plein rapport , n'a qu'une épreuve à subir pour être admis
aux honneurs de la représentation , c'est l'épreuve du comité de
lecture.
Le comité de lecture est une institution bien déchue de son
ancienne majesté. C'était jadis un véritable aréopage attaché à
chaque théâtre , siégeant avec apparat, et écoutant les lectures
de pièces avec autant de gravité et de conscience qu'un jury de
cour d'assises ou une académie en séance ordinaire. Le comité
-Ae lecture aujourd'hui est tombé en désuétude ; on a trouvé que
la sagesse de ses jugemens ne valait pas le jeton de présence
absorbé par chacun de ses meml)res. Dans les théâtres où le
directeur est souverain , il lit et reçoit seul et autocratiqueraent
les pièces présentées. A la Comédie-Française, l'aréopage es(
toujours formé par les sociétaires , qui viennent tous (juand il
s'agit d'une pièce de MM. Alexandre Dumas, Casimir Delavigne,
Victor Hugo, Scribe, ot qui ne sont que trois, deux ou un ,
lorsqu'il y a lecture d'un ouvrage de M**** ou de flr****.
Dans les théâtres d'actionnaires , lés plus intéressés , touchant
12.
142 REVUE DE PARIS.
à (oui, se mêlent de la réception des pièces. Ainsiil y a tel
théâtre où l'homme d'esprit , l'homme malin , est jugé en tiers
par un pâtissier; plus loin, et toujours sur leboulevart, par
un fourreur; les directeurs les moins absolus s'éclairent des
lumières de leurs parens , et l'on est de la sorte jugé par un con-
seil de famille. A ce conseil se joint toujours le médecin du théâ-
tre ; le médecin est une des nécessités indispensables de tout
comité de lecture qui se compose de deux personnes.
Les comités de lecture sont connus pour la politesse exagérée
de leurs lefus ; ils vous noient dans l'eau bénite. Une pièce re-
fusée est toujours un chef-d'œuvre de goût, d'esprit ; mais ce
chef-d'œuvre malheureusement ne convient pas au genre ex-
ploité par le théâtre où vous l'avez présenté. Si vous trouvez
grâce devant ce tribunal , vous voilà reçu , puis joué. Sifflé ou
non , n'importe, dès que le rideau s'est levé sur votre œuvre,
et que votre nom a été proclamé sur le trou du souffleur,
vous êtes alïilié à la secte, votre nom api)artient au feuil-
leton et à l'almanach dramatique , vous êtes vaudevilliste.
Achelez la bibliothèque du vaudevilliste , vivez delà vie du vau-
devillisle.
La bibliothèque du vaudevilliste se compose de deux volumes,
le Dictionnaire des rimes et la Clef du Caveau. La vie du
vaudevilliste, ou plutôt sa journée, se divise en trois parts, affec-
tées chacune â un travail particulier : le matin, il lit; le jour,
il flâne en observateur, et le soir, il écrit le fruit de ses lectures
et de ses observations. Quoiqu'il n'ait que deux livres dans sa
bibliothèque, le vaudevilliste lit prodigieusement. Ses deux vo-
lumes de fonds lui servent à façonner son œuvre; ses lectures
de tous les matins sont pour chercher la matière première de
ses vaudevilles. Pour cela, le vaudevilliste lit généralement tout
ce qui paraît de contes, nouvelles ou romans. Il plonge hardi-
ment dans l'océan littéraire pour y pêcher la perle dramatique;
il ne dédaigne rien ; car souvent l'enveloppe la plus commune,
la plus grossière, recèle un précieux filon. Mais c'est avec avidité
(ju'il se jetle sur les écrivains dont les ouvrages brillent ordi-
nairement de ces idées neuves et fécondes , toutes posées pour
le théâtre, toutes distribiiées pour le drame, toutes écrites pour
la scène... MM. George Sand, Mérimée , de Balzac, Eugène Sue,
Michel Raymond, sont ses dieux, qu'il détrousse sans façon, et
REVUE DE PARIS. 145
dont il s'approprie les créations avec la i)lus sacrilège ferveur.
Nous crions à la contrefaçon Iwlge, nous n'avons pas assez
d'indignation, de colère et de trompettes pour signaler les hon-
teuses rapines des Pays-Bas , et nous laissons passer sans un
mot de rei>rorlie la contrefaçon du vaudeville! Et cependant
cette contrefaçon nous offense bien autrement que celle de la
Belgi(iue! Les Belges nous volent tout simplement ; mais ils ne
dénaturent pas ce qu'ils prennent : ils réimpriment la Rente
de Paris sans y changer une syllalte ; mais les vaudevillistes!...
ils nous estropient pour rageucement de leurs scènes ; ils nous
hachent menu pour leur dialogue; ils nous contrefont, en un
mot, le plus outrageusement 4u monde. C'est un vol avec
toutes les circonstances aggravantes; ce sont des abus inouïs.
Ils prennent le pauvre romancier , ils rhabillent des oripeaux
dramaîiques, ils luimeltent du fard, ils le griment, et puis ils
Texiiosent, ainsi fait, à la risée et aux sifflets du parterre. Vous
vouliez être conteur, tout simplement: pas du tout, vous serez
vaudevilliste, et vaudevilliste responsable ; car , aiîn que nul
n'en ignore, on mettra votre nom sur l'affiche pour bien consta-
ter qu'à vous appartient la paternité de l'œuvre ornée et illus-
trée par le vaudevillisme, enrichie du lazzi dramatique, du
couplet et autres agrémens indispensables. Heureux M. Théo-
dore Leclercq! c'est le seul houïme de lettres que le vaudeville
ne défigure pas.
Rien n'est plus important pour le vaudevilliste que le choix
d'un collaborateur; les maîtres du vaudeville se permettent
seuls de donner de temps en temps une pièce signé d'un seul
nom ; pour le reste des ouvriers en vaudeville, comme dbait
Chatterton , il est démontré que quand les vaudevillistes vont
deux à deux, le vaudeville en est meilleur, îi plus forte raison
trois par trois. C'est une habitude prise parmi nos auteurs dra-
matiques , si bien qu'ils seraient fort embarrassés d'avoir de
l'esprit quand ils sont seuls. .J'ai entendu, à ce propros, un de
nos bons vaudevillistes se permettre une ingénieuse allégorie ,
«c L'esprit, disait-il, est comme le feu: tous deux éclairent et
brident; n et il partait de là pour comparer les trois collabora-
teurs qui heurtent leurs idées pour en faire jaillir les saillies
d'un vaudeville , à la pierre , au fer et à l'amadou , qui produi-
sent le feu. Mon homme avait fait un couplet là-dessus, etson
141 REVUE DE PARIS.
image , revêtue des formes de la poésie , ne manquait ni de
justesse ni de grâce.
Quand un vaudevilliste a trouvé un sujet de pièce dans quel-
que recoin littéraire , il lui reste à trouver encore un collabora-
teur qui convienne à ce sujet. H lui faut un collaborateur triste
ou un collaborateur gai , selon la circonstance. La plupart des
vaudevillistes ont une spécialité où ils brillent particulièrement.
Les uns excellent dans les pièces à poudre, les autres manient
le moyen-âge avec facilité. Ceux-ci peignent de préférence les
mœurs de salon , ceux-là possèdent l'art de faire manœuvrer les
troupiers et savent toutes leslleurs de la rhétorique des casernes.
Il est des vaudevillistes qui ne fpnt que le couplet, d'autres que
les scènes d'amour , d'autres encore qui ne font que le calem-
bour. Il faut choisir son collaborateur ou ses collaborateurs dans
ces diverses variétés , mais il faut le choisir avec prudence el
éviter plusieurs sortes de collaborateurs fatals à l'œuvre à laquelle
ils sont associés.
Nous avons d'abord le collaborateur qui ne collabore pas;
celui-là n'a jamais produit une phrase, ni un vers de vaude-
ville , et cependant c'est un vaudevilliste très-connu ; son réper-
toire se compose de trente ou quarante pièces ; il vit très-bien
et très-largement du vaudeville; chaque mois il touche son
dividende, il est membre de la commissiou des auteurs drama-
tiques; il a toutes les joies, tous les profits et tous les honneurs
du métier. Sa manière de procéder est simple autant que facile:
chaque Jour il va visiter un vaudevilliste de ses amis , et s'y
installe pour deux ou trois heures. Pendant ce temps , un autre
vaudevilliste vient, on cause affaires , on met un sujet sur le
tapis. Le collaborateur qui ne collabore passe mêle adroite-
ment de la conversation , il répète les phrases de chacun, il rit,
il approuve , et termine la séance en disant ; <( Cela fera une
excellente pièce; il faut nous y mettre tout de suite; quand
nous reverrons-nous ? )> De la sorte , il se trouve associé à l'ou-
vrage , et tous ses soins désormais se borneront à se maintenir
dans sa position de collaborateur; du reste, il n'écrira rien , ne
composera rien , mais il parlera beaucoup de sa pièce, et quand
elle sera faite et reçue , il ira à toutes les répétitions où il fera
de grands embarras.
l'n collaborateur pire que cehii-là , c'est le collaborateur
KEVLE DK PARIS. 145
absolu et despote, qui impose tyranniquemejit ses idées, qui
fait plier le plan d'une pièce sous sa volonté de fer , qui ne
revient sur aucun mot écrit par lui , qui ne démord pas du
moindre calembour. Si vous n'accueillez pas aveuglément
son avis , il vous met tout aussitôt l'épée ou le pistolet à la main;
il faut laisser faire ce collaborateur fléau . et tomber d'accord
avec lui.
Les vaudevillistes , dans leur langue , appelent soudeur une
variété assez commune de l'espèce. Le soudeur soude ensemble
deux vaudevillistes et s'enchâsse entre eux deux. Causeur dili-
gent et rusé , il vous entreprend et vous retourne de toutes les
façons jusqu'à ce que vous lui ayez parlé d'un sujet de pièce ;
quand il a son affaire , il court aussitôt chez un autre vaudevil-
liste à qui il fait part de votre idée , et s'y prend de façon à éta-
blir une collaboration à laquelle il participe. Le soudeur ne doit
pas être confondu avec le collaborateur qui ne collabore pas ,
car souvent il fait sa part du vaudeville dans lequel il est entré
par industrie.
Pour prévenir les déceptions , les erreurs et les dangers delà
collaboration fortuite , beaucoup de vaudevillistes forment des
alliances auxquelles ils demeurent fidèles : de là ces noms iné-
vitablement accouplés sur les affiches ; ce sont des raisons de
commerce dramatique , des compagnies pour l'exploitation du
vaudeville. 11 est ensuite des collaborations secrètes et des col-
laborations de famille. Par exemple, un de nos plus féconds
vaudevillistes , celui qui obtiendra le premier fauteuil académi-
que réservé à la petite comédie , est aidé dans ses nombreux
travaux par sa femme , à qui la littérature est aussi familière
que les beaux-arts. C'est un heureux mari , ayant le bonheur de
Favart, moins l'abbé de Voisenon ; nous ne disons pas moins
le maréchal de Saxe. Un autre vaudevilliste, dont le nom s'est
.souvent associé à celui que nous venons d'indiquer , partage
avec sa femme les soins du ménage , à condition que celle-ci
lira tout ce qui paraît de revues, de rorhans et de journaux
anecdotiques, et lui fera de ses lectures une analyse succincte.
Ce vaudevilliste est celui de tous qui a toujours le plus de sujets
• 11 portefeuille. En fait de collaboration mystérieuse, on cite
un vaudevilliste des plus fertiles, qui était né pour toute autre
chose que pour faire des pièces de théâtre. Le hasard lui fit dé-
14G REVUE DE PARIS.
Jerrer , dans je ne sais quelle cour des Miracles, un homme d'es-
l»rit qui avait eu des malheurs ; cet homme, qui avait réglé des
comptes fâcheux avec la justice , tournait le couplet avec une
merveilleuse facilité , et filait une scène avec toute sorte d'agré-
ment. Par malheur , le préjugé , plus cruel que la loi , le con-
damnait à l'obscurité ; nul théâtre n'aurait voulu accueillir ce
nom taré, ce talent flétri ; notre vaudevilliste alors prit à son
compte ce talent honteux et caché ; il se mit à exploiter et ex-
ploite encore le pauvre diable à qui il donne des légers appoin-
temens , et qui lui fait toutes ses parts de vaudevilles.
Après cela , il y a quelques vaudevillistes qui exploitent les
idées des jeunes gens qui viennent à eux, demandant assistance,
un vaudeville à la main. D'autres qui sont dans les Iwnnes grâ-
ces des directeurs, butinent parmi les pièces que les aspira ns
au vaudevillisme adressent, franches déport, S'ux administra-
lions théâtrales. Les cartons ne chôment jamais de cette mar-
chandise de hasard ; pour en donner une idée , il suffira de
dire que les cartons du. Palais-Royal, le i)lus jeune de nos théâ-
tres de vaudeville , ont déjà dévoré près de trois cents de ces
embryons dramatiques. Un des régisseurs de ce théâtre , homme
d'ordre et de méthode , qui a lu toutes ces œuvres suppliantes,
peut en fournir la note exacte, avec le titre et l'analyse soigneu-
sement relevés.
Généralement, les hommes de lettres se contentent de se
livrer aux travaux de l'esprit , et ne cumulent pas d'autres
fonctions avec celles d'écrivain. Les vaudevillistes qui exploi-
tent la branche la plus lucrative de la littérature, et dont le
métier entraîne une foule d'occupations exigeantes , telles que
les visites , lectures, répétitions , etc. , y joignent presque tous
un autre état. Ainsi, la plupart sont employés dans des admi-
nistrations ou des ministères et donnent par jour sei)t ou huit
heures de leur temps à l'insipide labeur des bureaux. Quelques-
uns se livrent au commerce ou à des industries toul-à-fait
étrangères au culte riant et léger de Momus. On sait qu'un de
nos vaudevillistes les plus spirituels est en même temps action-
naire des pompes funèbres , et a fait au Père Lachaisedes affai-
res tout aussi brillantes , sinon aussi gaies qu'au vaudeville.
C'est à l'esprit d'association que les vaudevillistes doivent la
prospérité tinancière qui enrichit leurs travaux. Tandis que
REVUE DE PARIS. 147
los autres <'ciivains se laissent exploiter parles Iil)raires, et que
la propriété littéraire n'est assise sur aucune l)ase, la projjriété
(lramatl(|ue s'entoure de solides garanties , et fixe son revenu à
luit.uix large et avantageux. Les auleurs dramatiques sont con-
stitués en coriwration , ils ont un syndicat qui veille avec solli-
citude, sinon aux intérêts de l'art, du moins à leurs intérêts
pécuniaires. Sur tous les points de la France s'étend une admi-
nistration financière parfaitement organisée qui perçoit les droits
d'auteur. 11 n'est si mince bourgade, où des acteurs nomades
viennent dresser de temps en temps leurs tréteaux, qu'il n'ait
son collecteur dont la main intlexible prélève sur la chétive
recette des bohémiens l'obole du vaudevilliste. Là oîi il y a
quelque chose , le vaudevilliste ne perd pas ses droits; il ne les
perd jamais , même quand la représentation est au bénéfice des
pauvres ; c'est comme cela que Ion fait les bonnes maisons.
Hardy , ce prédécesseur de Corneille , qui le premier lira profil
de ses œuvres dramatique , était loin de penser jusqu'où s'éten-
drait un jour cet impôt qu'il atlribuait au génie et à l'esprit.
Il y a trente ans encore , on traitait à forfait i)Our un vaudeville ;
un acte se payait ordinairement 12 francs, quelquefois un
petit écu , rarement un louis. Aujourd'hui le vaudevilliste pré-
lève chaque soir douze pour cent sur la recelte. Ce droit est
assuré par des traités, et si un directeur voulait les enfreindre,
aussitôt les auteurs se retireraient de lui; il y aurait coalition
des OUI- tiers en vaudeville , comme dirait Chatterton , qui ne
travailleraient plus pour le directeur rebelle (1). Un directeur
peut molester un auteur de toutes les façons imaginables
excepté sur l'article des droits ; les traités sont là ; ils n'obligent
pas le directeur à être poli, mais ils l'obligent à payer les douze
pour cent. Après cela , il y a de quoi s'étonner qu'une seule
fortune de vaudevilliste ait surgi depuis cette ère fortunée qui
dore le vaudeville. Pour donner une idée de ce que peut rap-
porter une pièce en un acte , il suffira de raconter l'anecdolf
suivante :
Un jeune vaudevilliste, qui depuis a fait, pour M. Arml ,
plusieurs vaudevilles d'une gaieté délirante, était encore à ses
(1) Tout récemment, cette corporation d'ouvriers liltéraires
a \o'A\\ mettre en interdit le théâtre de la Porte-Saint-Martin.
I 18 IILVUE DE PAKIS.
premiers essais, et une foule de dettes, cortège inséparable chi
talent obscur , le poursuivaient avec acharnement. Une de ses
pièces avait été reçue au Vaudeville, le jour de la première
représentation était venu , et il était en proie à sa fièvre d'au-
teur, lorsqu'on frappe à sa porte. C'était un tailleur, son mé-
moire à la main ; mémoire ancien et imi>atienté , portant
400 francs au total. — Écoutez, dit le vaudevilliste au tailleur,
j3 n'ai pas d'argent , mais voulez-vous faire une affaire avec
moi? On joue une pièce ce soir dont je suis père h moitié; c'est
une très-honnête paternité. Je vous donne ma moitié de vau-
deville i>our votre acquit. Acceptez, et mes droits vous sont
subrogés. C'est une chance à courir.
Le tailleur accepte et le marché est signé. La pièce a un
grand succès, elle reste au répertoire, et elle a rapporté au tail-
leur, pour sa part, près de 5,000 francs, sans préjudice de l'a-
venir.
Les journaux ont souvent donné le chiffre exact du revenu de
M. Scribe , qui s'élève chaque année à cent et (luelques mille
francs; l'Académie a offert un fauteuil à cette opulence : ainsi,
honneurs, fortune, rien ne manque au vaudevilliste. Demandez
maintenant pourquoi tous les gens de lettres ne font pas des
vaudevilles ?
iNous répondrons d'abord que presque tous en ont fait. On com-
mence par-là; les plus grands noms de notre littérature en ont
essayé, et les quarante, qui ont ouvertleur temple à M. Scribe.
avaienttOHS dans leur jeunesse fait des vaudevilles, lous,exepté
peut-être MM. de Quélen et Frayssinous. Les maîtres de la cri-
tique aussi, qui frappent si vertement sur les doigts des vaude-
villistes, ont pour la plupart à se reprocher quelques-uns de ces
péchés pour lesquels il sont sans pitié, et ils seraient sans doute
aujourd'hui dans les rangs qu'ils harcèlent, si les comités de lec-
ture avaient mieux accueilli leurs essais. Tel romancier de terre
oudemer,dont les vaudevillistes ne manquent pas de mettre en
.scène les pages pittoresques et dramatiques, était parti pour
être tout simplement un vaudevilliste, lui aussi, et s'il s'est trouvé
portédans d'autres sphères , la faute en est à sa bonne nature.
Pour être vaudevilliste, il ne suffitpas d'avoir de l'imagination
«l de l'esprit, il faut encore n'en avoir qu'une certaine dose. II
faut, en outre, être doué d'une certaine apilude, d'un ar( de
REVUE DE PARIS. 149
tout réduire à des proportions convenues ; enfin, d'un je ne sais
quoi l)analqui fait le vaudevilliste.
Rulhières disait que M"'<'de Coislin, qui tâchait d'être dévote,
n'y parviendrait jamais, parce que, outre la foi, il fallait, pour
faire son salut, un fonds de bêtise quotidienne qui lui manque-
rait trop souvent; i: et c'est ce fonds, ajoutait-il , qu'on appelle
la grâce. »
Les talens d'une certaine portée ne peuvent que bien diflScile-
ment se plier à l'art du vaudevilliste; quiconque aura des idées
à soi en sera tout-à-fait incapable. On ne fait guère de bons
vaudevilles qu'avec l'idée d'un autre; les pièces composées avec
les livres sont le plus souvent les seules qui réussissent sur les
petits théâtres, et si jamais la propriété littéraire se constitue et
interdit aux vaudevillistes le droit de pillage , le vaudeville
redeviendra ce qu'il était autrefois quand il volait de ses pro-
pres ailes : il retournera leste et joyeux à la faridondaine.
Paul Vermond.
13
L'ÉGOISME ET LA PEUR
I.
Dans une vision mon ame fut ravie ;
Je vis les corps des rois acquittés de la vie;
Et l'un d'eux me sembla marqué d'un sceau divin,
Il portait devant lui sa tête dans sa main;
Et jusque chez les morts gardant son sang suprême,
Cette tète coupée avait un diadème.
II Dans ce jour où sur moi le vil couteau tomba,
Dit-elle , tout mon peuple, hélas! m'abandonna.
La voix de son amour aurait pu faire taire
Le roulemenent de mort du commandant Santerre,
Mais une voix parlait plus haute dans son cœur.
Et cette voix c'était l'Égoïsme et la Peur. »
Quand il eut achevé , cet illustre fantôme
S'endormit pour toujours dans son dernier royaume.
IL
Et d'un autre côté mon regard se tourna ,
Et je vis les noyés delà Bérézina.
Ils étaient tous couverts de hideuses blessures.
Des glaçons hérissaient leurs blondes chevelures ;
Ils s'écrièrent tous : L'Égoïsme et la Peur
Nous vendirent jadis en France à l'empereur.
Nous ne maudissons pas son nom ni sa mémoire ,
Car il nous a donné ce qu'il avait: la gloire!
Mais , opprobre éternel à ce sénat flatteur ,
A ses deux conseillers , VÉgoïsme et la Peur!
REVUE DE PARIS. 151
III.
Puis je vis s'avancer une femine livide ,
Couverte (le iiaillons, et le regard timide;
Elle allait se plaignant d'une mourante voix ;
Dans ses bras amaigris s'élevait une croix ;
Non pas cette croix d'or que l'église romaine
Suspend comme un hochet à son collier de reine,
Mais celte croix de bois de l'univers entier ,
Cette pesante croix, la croix du charpentier.
Et j'entendis ces mots: Notre sœur l'Angleterre
A dans son sein des cœurs qui plaignent ma misère ;
Mais deux choses , hélas ! ont corrompu ma sœur ,
Et ces deux choses sont YÉyoïsme et la Peur!
IV.
Et cette femme en pleurs , sous le faix oppressée,
Absorba tout à coup mon ame et ma pensée ,
Et je n'aperçus plus, quand j'entendis savoix.
Ces hommes du passé , ces soldats et ces rois ;
Car cette pauvre femme , en sa misère immonde ,
Parut grosse à mes yeux de l'avenir du monde.
Angleterre , me dis-je , en ton vieux parlement ,
Tu plains l'esclave noir et son affreux tourment ;
Ton peuple entend le fouet qui sonne en Amérique ,
Et ne voit pas le sang dont lui-même trafique.
Eh! qu'aura donc produit ce schisme tant vanté,
S'il garde l'imposture et perd la charité ?
Fanatiques puissans et de Londre et de Rome,
Sous un froc différent , vous êtes le même honnnc.
Ah! sépulcres blanchis, nouveaux pharisiens.
Laissez donc là le Christ; vous n'êtes pas des siens.
Vous criez en tous lieux: Hérétiques , papistes ;
Et moi qui vous entends , je vous crie: Hypocrites !
V.
Sois absous , Rol)espierre ! et toi , Napoléon .
Car nous avons baisé votre sceptre de plomb.
152 REVUE DE PARIS.
Vous avez accompli vos deux lerril)les tâches ;
Mais , malédiction sur ce troupeau de lâches ,
Sans vice ni vertu , sans haine et sans amour ,
Qui laisse la colombe aux serres du vautour !
A ces deux ennemis de l'humaine existence
Qui jusques au tombeau nous suivent dès l'enfance;
A ces empoisonneurs qui rongent notre cœur,
A ces deux grands fléaux, VÉgoïsme et la Peur!
VI.
Et J'étais tout pensif, méditant en silence,
Quand je fus transporté dans une salle immense ,
Où des hommes assis , couverts de cheveux blancs ,
Paraissaient à regret juger des jeunes gens;
Et tout à coup je vis entrer dans cette salle ,
Et ces noyés sanglans , et cette ombre royale ,
Et cette femme en deuil , avec sa grande croix,
Et tous ensemble alors élevèrent la voix :
C'est vous qui nous avez enfoncés dans l'abîme !
Lafaiblesse, vieillards, est pire que le crime.
C'est nous qui vous jugeons... Malheur à vous ! malheur!
Plusieurs sont paimi vous VÉgoïsme et la Petir !
VII.
Pourtant , ô jeunes gens ! ces juges peu sévères ,
Qui sont vos accusés, ont l'âge de vos pères.
Vous porterez comme eux, un jour, des cheveux blancs.
Et vous serez comme eux traités par vos enfans.
Le monde va toujours , et bien folle est la tète
Qui conçoit le penser de lui crier : Arrête !
On a fait par le ciel un grand pas en avant ;
11 faut le proclamer: on ne veut plus de sang.
N'étalez pas ainsi ce facile courage ;
Siècle , fleur d';.venir , respecte le vieil âge ,
Et puisses-tu laisser , quand tu seras vainqueur ,
A ton aîné mourant VÉgoïsme et la Peur !
Antoni Deschamps.
DE LA LANGUE FRANÇAISE
ET DES STYLES.
PREMIER ARTICLE.
Au milieu des plaintes, des colères, des cris de toute sorte,
cris de joie, cris de douleur, qui s'élèvent depuis lanlôt ([uinze
ou viujjt années , dans les rangs de la crilique , au sujet de notre
littérature, à cause de sa cliuleselon les uns , de sa transforma-
tion glorieuse selon les autres ; il nous seml)Ie que le travail ,
motif ou prétexte de tout ce partage, a été poussé assez loin
jiar les prosateurs et parles poètes , i>our cpi'on puisse s'aper-
cevoi)' à la lin qu'il a été fait et poursuivi dans deux directions,
dans la mise en œuvre des idées et dans la modilicalion de la
lanjîue. D'ordinaire, les pensées nouvelles ([ui sortent de l'esprit
luimain et qui se répandent à travers le monde, procèdent
comme les bandes guerrières du moyen âge, soulevant sous
leur marche tumultueuse, à travers champs et moissons, des
Ilots nuageux de poussière, qui voilent leur Iront de bataille 5
leurs ailes et leurs profondeurs. On voit bien briller çà et là ,
par quelque déchirure du nuage, le tranchant des épées et le
reflet des armures ; mais il faut attendre , attendre long-temi)s ,
pour que leur forme se dégage, devienne précise et arrêtée. C'est
ainsi ([ue dès le premier moment où des tourbillons inusités se
sont élevés à l'horizon littéraire, la ciitiquen'a pas maucpié de
monter sur son rocher , j)onr étudier avec inciuiétude la cause
dece lunnilte et de cette obscurité soudaine. Elle y a usé avec
courage son œil et son opiniâtreté imaislaméléeétait si grande,
la confusion si i»rofoiide, le voile qui enveloppait cette marche et
13.
154 REVUE DE PARIS.
ce choc des théories nouvelles si épais , qu'elle s'est perdue en
conjectures; et qu'aujourd'hui seulement, nous autres qui
avons le bonheur d'arriver à l'heure, nous distinguons assez
clairement ce qui naguère était encore si lointain , si confus , si
mêlé, si inextricable.
Maintenant donc que le nuage a crevé , il en sort bien nette-
ment deux choses : la modification des formes littéraires et la
modification de la langue. Ce n'est pas toutefois que ces deux
révolutions soient encore définitivement arrêtées dans leur
plan , et maîtresses de leur avenir ; loin de là , elles secherchent
elles-mêmes. D'un côté , le drame s'essaie aux nouveautés , la
poésie tente des combinaisons rhy thmiques , le roman sort de
son vieux lit ; de l'autre , la langue tâtonne; elle va de la for-
mule grave et nombreuse de Louis XIV à la fornmle émondée
et alignée de Louis XV; elle oscille entre la métapho:e^t la
périphrase. Que deviendront ces deux mouvemens de l'art?
.(usqu'où leur sera-t-il donné de parvenir? Trouveront-ils
devant eux une route aplanie ou encomI)rée? Se produira-t-il ,
comme au seizième siècle , quelque renaissance inopinée , qui les
laissera en chemin, comme y furent laissées nos poésies, nos
histoires, nos épopées du moyen âge? Dieu seul, et peut-être
aussi irinstinct mystérieux des artistes, sait ces clioses; tout ce
que nous pouvons faire , nous autres ciitiques , nous antres
spectateurs de ce cirque où nous ne luttons pas , c'est de raconter
les coups qui se portent , les chances (pii se succèdent , et de
tâcher d'arracher au présent et au passé de l'histoire quelques
indices sur l'avenir.
Toutefois, il n'est pas dans notre prétention de sonder tous les
mystères des deux mouvemens qui s'opèrent aujourd'hui dans
la littérature. Le premier, celui quia pour butla rénovation des
(ormes elles-mêmes sous lesquelles se produisent les œuvres litté-
raires , la rénovation du drame , du roman , de la poésie ,
exigerait un travail très divers ,très étendu, et un livre plutôt
que des articles. Nous n'y pouvons donc pas songer, et nous le
laissons â qui aura assez de loisir, assez d'idées , assez d'ardeur
pour en entrei)rendre l'histoire. 11 n'en est pas de même du
second , de celui qui a pour objet la modification de la langue
li'ançaisc : plus borné, plus circonscrit , il est |)lus connnode
au morcellement de la criti(|ue hebdomadaiie, il se laisse mieux
REVUE DE PARIS. 153
suivre par l'esprit distrait des lecteurs, et, mieux que tout
cela, comme toutes les entreprises modestes, il n'exige pas un de
ces déploiemensde forces qu'il ne serait ni dans notre volonté de
promettre, ni dans notre i)ouvoir de tenir. Nous allons donc es-
sayer de rendre claire aux yeux la révolution que subit en ce
niomentlalanguefrançaise ;de bien distinguer et séparer les uns
des autres les élémens qui se disputent sa domination ; de balancer
le plus équitablement qu'U se pourra leur importance indivi-
duelle; et puis, ce qui sera le point capital de nos efforts, de tirer
de l'iiistoire de la langue des faits jusqu'à présent à peu près
inconnus, lesquels jetteront un jour singulier sur le débat que
se livrent entre elles les écoles rivales en matière de style.
11 y a aujourd'hui un fait capital, qu'il est nécessaire d'ex-
poser clairement , pour avoir la clef de la situa lion dans laquelle
se trouve la langue. Indépendamment des matières de littéra-
ture sur lesquelles s'exerce l'esprit des auteurs, il existe une
foule de sciences , d'arts , de métiers , qui sont tous plus ou
moins parvenus à un état que nous nommerons philosophique,
c'est-à-dire dans lequel ils se rendent ou croient se rendre à
eux-mêmes compte de leurs principes, de leurs intérêls et de
leurs lois. Ces sciences, ces arts, ces métiers, se sont élevés de la
sorte jusqu'à un certain point à des habitudes de logique, de
raisonnement, de théorie, et se sont ainsi rapprochés des esprits
t|ui n'auraient pas été assez spéciaux pour aller les trouver sur
leur terrain propre et technique. D'un autre côté , par suite
de l'immense développement de la presse, toutes ces études
particulières se sont à ce point réglées et constituées, qu'elles
ont leurs organes publics , leurs journaux par lesquels elles
se répandent et s'infiltrent dans la foule. Ainsi, les sciences
physiques , mathématiques, naturelles et morales, les arts de
toute portée et de toute direction , les métiers de toute desti-
nation et de tout ordre, écrivent au jour le jour leur histoire,
font leur analyse et leur synthèse dans des termes qui ne sont
))as trop barbares , et possèdent leurs littératures assez civi-
lisées pour que l'ainour-propre ou le talent des écrivains s'y
in(|uiète des mots congruens et des tournures délicates.
Toutes ces sciences , tous ces arts , tous ces métiers ont
donc leur langue écrite d'abord ; chose qui ne se voyait pas
autrefois, car il n'y avait ((ue les sommités de la spcculatio
156 REVUE DE PARIS.
ou de l'Industrie , l'art du veneur , l'art du verrier , l'art du
médecin , l'art du jurisconsulle , l'artdu philologue, et quelques
autres, qui eussent accès dans la région littéraire ; tout le reste ,
terminologie plus ou moins barbare , plus ou moins liumble,
plus ou moins cabalistique et mystérieuse, était une affaire de maî-
trise et de tradition. Ensuite, les arts et les sciences qui s'é-
taient élevés jusqu'à la formule écrite avaient choisi la langue
latine, seul idiome général en un temps de nationalités jalouses
et liargneuses , et le seul qui permît à l'intelligence et à l'in-
dustrie de passer de royaume à royaume, sans crainte des guer-
,res, des haines ou des préjugés. Le litiérateur était donc à peu
près le seul à manier , à cultiver , à modifier la langue française ,
à l'enrichir de tournures grecques ou latines, à la féconder enfin
selon les principes et les traditions esthétiques de la Grèce , de
l'Italie et de la France.
Aujourd'hui au contraire, chaque science, chaque art, chaque
métier, ciiaque profession se sont emparés de la langue fran-
çaise, et chacun d'eux , pour l'approprier à son usage spécial,
l'a tournée, traînée et tourmentée; chacun d'eux lui a imposé
son dictionnaire , son argot, ses hiéroglyphes. Puis, une fois
cette fourmilière d'idiomes créée , on les a régularisés et ex-
ploités dans une multitude de journaux , lesquels viennent tous
les matins, comme des ravins après les pluies d'orage, se dégorger
dans la publicité générale, c'est-à-dire dans la langue écrite.
C'est donc un spectacle singulier, et qui ne s'était encore ja-
mais vu, que celui de la langue française débordée par-dessus
ses rives classiques, grossie tout à coup par une multitude de
torrens qui ont traversé et délayé des terrains de toute couleur,
et entraîné des débris et des immondices de toute sorte ; c'est un
large courant où roulent pêle-mêle les principes les plus dis-
parates, la médecine, la politique, la géographie, la phar-
macie, l'astronomie; c'est un déluge d'eaux maudites et fan-
geuses, où la pauvre littérature seheurte à ces corps étrangers,
se perd et se noie; et l'ami des lettres antiques, l'ami du dis-
cours élégant et du noble langage, assis, comme le pasteur
de Virgile, au bord de ces eaux révoltées, écoute, plein de
frayeur, le bruit de ce grand naufrage, où périssent à la fois
les traditions grecques , romaines et nationales ; Sophocle et
Démoslhène , Cicéron et Térence. Racine et Bossuet.
REVUE DE PARIS. 1S7
Le premier fait à constater aiijoiirfl'Iiui dans Thistoîie i)ré-
sentede la langne française, c'est donc qu'elle ne s'appartient
plus ù elle-même, qu'elle n'est plus soumise seulement à ses
|)ropres traditions et à ses propres lois. Pour se modifier , pour
s'assouplir, pour se diversifier, pour s'étendre, elle ne s'inspire
[)Ius des grandes et fécondes traditions littéraires , comme au-
li-efois; elle ne peut plus aller s'enquérir, comme du temps
d'Horace et du temps de Vaugelas , si le mot qu'elle brûle d'a-
dopter est de pure race grecque ou romaine ; enfin, le dévelop-
pement futur de la langue n'est i)lus un résultat qui se lire
logiquement et uniquement des choses , élémens et matières de
son passé. Le grammairien et l'étymologiste ne se trouvent i)lus
debout à l'entrée du langage; la porte en a été forcée, comme
la barrière du Rhin au cinquième siècle , par des peuples in-
connus au monde littéraire; peuples qui parlent des idiomes
ignorés des Muses ; nouveaux Quades , Hérules et Saxons , qui
troublent la limpidité de la parole grecque et latine , comme
l'invasion troubla l'homogénéité de la civilisation gallo-ro-
maine; et qui peut-être, un jour, par le travail lent et poursuivi
des années , feront aboutir les glapissemens de leur gosier à
quelque riche et glorieuse harmonie, comme les compagnons
chevelus de Mérovée ont fini par aboutir à la nation la plus
belle de l'occident.
Donc, la langue n'est plus maîtresse d'elle ; elle est une pau-
vre captive qui marche à la suite de ses vainqueurs, qui prend
leurs lois et revêt leur costume. Ces vainqueurs de la langue
littéraire, traditionnelle, classique, ce sont en partie les idiomes
des arts, des sciences et des métiers, organes de la pensée émi-
nemment positive et pratique du dix-neuvième siècle. Il y a
des époques dont l'esprit croît, vit et se répand plus sjjécialement
du côté des arts, comme celle de Périclès , celle d'Auguste, celle
de Louis XIV ; la nôtre projette la luxuriance et l'ardeur de sa
sève plus particulièrement du côté de l'industrie et de l'économie
sociale. Or, à chaque nature de pensée, correspond une nature
de signe ; l'idée artiste et élevée produit le langage noble, drapé,
nombreux; l'idée pratique et utile produit le langage cru, sec,
en ligne droite. La presse, l'immense presse de notre temps, a
été le champ catalanique où les deux langages ont combattu ;
mais le nombre l'a emporté; les mille terminologies techniques
158 REVUE DE PARIS.
ont développé leurs bandes, torves, hideuses, rauques, effroya-
bles ; et le bataillon sacré des lettres , cédant pied à pied le ter-
rain des journaux, s'est retiré dans quelques livres, rares
forteresses qui ne résisteront peut-être pas elles-mêmes, et
dans lesquelles les barbares ont déjà pénétré avec les fuyards.
Ainsi, la première invasion qu'ait subie la langue littéraire,
lui est venue du côté'des idiomes techniques, dont elle se trouve,
à présent mélangée , bariolée , étouffée. La seconde , qu'il est
nécessaire pareillement d'indiquer, lui vient du côté des éludes
philosophiques, et de ce qu'on nomme aujourd'hui études so-
ciales. L'Allemagne, que la charpente ferme et serrée de ses
corporations a préservée jusqu'ici de nos désordres politiques ,
cultive avec ardeur les sciences morales, et, par une propriété
spéciale de son idiome , qui se monte et se démonte à l'aide de
mille petites mécaniques grammaticales, elle s'est construit
une terminologie philosophique compliquée, mais nette ; pleine
de détours, mais rigoureuse et définitive ; espèce d'échelle qu'elle
dresse et applique contre la flèche de ses conceptions les plus
ardues, pour y faire grimper le raisonnement. C'est eette ter-
minologie étrange, tudesque, sans aucun rapport avec l'écono-
mie de notre langue française , que les amateurs et fauteurs de
la philosophie allemande nous ont importée, et dont ils ont
enrayé et allourdi l'allure aisée de notre syntaxe. Ce qu'on ap-
pelle sciences sociales, c'est-à-dire, jusqu'à présent, des vues
personnelles plus ou moins boiteuses, plus ou moins vaguement
formulées, sur l'agencement des parties dont se compose le
tout d'un peuple , ont pareillement obstrué la voie du discours,
non pas seulement de mots, mais de tournures; et ce sont
encore là de nouveaux fils qui raient son tissu , de nouvelles
couleurs qui y déteignent et y font tache.
Enfin, la troisième grande irruption qui ait envahi la langue
est venue du gouvernement représentatif. Toutes les races pri-
mitives de la conquête, les Bourguignons de l'est, les Visigoths
du midi, les Celtes et les Normands de l'ouest, les ripuaires du
tiord et les Saxons du centre , qui avaient vécu si long-temps
assez distincts et séparés , gardant leurs mœurs et leurs idio-
mes , se sont trouvés réunis , depuis notre révolution, dans les
assemblées législatives. Quoique tous eussent appris à parler
la langue française, celle langue de fusion , qui appartient par
REVUE DE PARIS. 150
quelque côté à toutes les tribus primitives , sans être complète-
ment l'œuvre et la propriété d'aucune , il ne dépendait pas
d'eux de ne pas apporter dans leur discours le génie de leur
race et le tour de leur nationalité. Se servant tous des mêmes
mots, ils avaient, selon leur patrie , une manière propre de les
combiner : le Breton , le Normand, le Provençal , le Languedo-
cien, le Béarnais, construisant, selon des ordres particuliers,
rarchilecture de la phrase, ordonnant, selon divers procédés,
l'enchaînement et la syllogistique des idées, eraprunlant à dif-
férentes natures d'images la métaphore qu'ils posaient, comme
une couronne de flammes ou de fleurs, sur le front delà période
oratoire.
Or, toutes ces nationalités d'idiomes , plus ou moins frustes
ou arrondies, qui ont été versées parole à parole du haut de la
tribune, ont coulé de là et continuent à couler chaque jour, à
travers la langue écrite, par le canal des mille journaux poli-
tiques , rivières qui prennent leur source dans l'enceinte de
notre parlement. Le député ne fait donc pas seulement les lois
de la France, il en fait encore la langue; la province ne porte
pas seulement son impôt au trésor, elle le porte aussi au dic-
tionnaire. Ajoutonsavec douleur que, de ces deux contributions
dont elle enrichit Paris, la meilleure monnaie ne va pas à l'a-
cadémie.
Jusqu'à présent, nous avons trouvé trois causes qui concou-
rent pareillement au désordre actuel de la langue : d'abord, la
terminologie des métiers, des arts et des sciences ; ensuite celle
des études philosophiques et sociales; enfin , la mise en œuvre
de ce qui reste encore des idiomes de la conquête opérée par
le gouvernement représentatif. Aucune de ces trois causes n'est
littéraire, c'est-à-dire que toutes trois modifient la langue par
le mélange d'élémens qui ne sont pas de nature philologique. Il
ne s'agit dans aucun de ces trois cas d'un redressement du dis-
cours, exécuté d'après les données de sa propre histoire , mais
d'une introduction de principes nouveaux, qui troublent soi!
économie traditionnelle, et font éclater les ais de sa vieille
synthèse.
A. côté de ces trois principes de désorganisation , il y en a
d'autres encore, mais ceux-ci, littéraires, intelligens, ayant
conscience d'eux-mêmes- Le premier, c'est la question des .sys-
160 REVUE DE PARIS.
lèmes en liltérature , la question des écoles. Ces systèmes sont
aujourd'hui, comme on sait, au nombre de deux, et ils sont en
désaccord , non-seulement sur la manière de comprendre et
d'écrire la langue , mais encore sur la manière de comprendre
et de réaliser les diverses formes littéraires , comme, par exem-
ple, le drame, la poésie ou le roman.
En nous renfermant, ainsi que nous le devons, dans la ques-
tion de la langue, nous allons montrer comment les deux écoles
s'entendent parfaitement sur leurs principes avoués, et comment
celte grave difficulté se réduit à n'être en définitive qu'une ques-
tion de fait. Avant tout, prolestons autant qu'il est en nous
contre la dénomination de rommttiqtie, imposée à la nouvelle
école beaucoup plutôt qu'acceptée par elle; dénomination creuse
et sans idée par elle-même, et qui pourrait paraître en cacher
une mauvaise, par ropposition qu'elle fait dans le jargon de la
critique ordinaire à la dénomination de classique , en faisant
supposer aux simples que les romantiques se passent de travail,
d'éludé, de méditation, enfin de tout ce que la tradition et l'en-
seignement des lettres grecques et romaines apportent de noble
et d'élevé dans l'intelligence et dans le cœur.
Ceux qui se disent de la bonne et vieille école du dix-septième
siècle, et, pour emi)loyer un mot significatif et bref qui, tout en
exprimant notre pensée, ne gène pas l'allure de notre phrase,
le parli des académiciens , pose pour principe que la plus belle
période de la langue française, celle qui a produit les plus
admirables ouvrages , celle qui est et doit être entre toutes respec-
tée, vantée, reproduite, c'est la période de Louis XIV. Or, c'est
exactement ce que pense, ce que veut, ce que prétend l'école
nouvelle ; e(, pour choisir entre les écrivains plus ou moins re-
mar([uables ou illustres (ju'a déjà produits celte école , entre
M. de Lamartine, M. de Vigny, M. Sainte-Beuve, un homme qui
se soit développé plus que tout autre sous diverses faces, et qui,
par conséquent, réunisse en lui la plus grande réalisation qui
se soit encore opérée de ces principes nouveaux, M. Victor Hugo
a constamment fait effort pour remettre en honneur et faire re-
vivre les grands stylesdu dix-septième siècle, celui de Corneille,
celui de Molière, celui de Pascal, celui deCossuet. Qu'on lui re-
fuse do s'être élevéjuscpi'à la région Oi"i planent ces nobles modèles,
c'est un point sur lequel nous concevons et nous admettons par-
REVUE DE PARIS. 161
fiiitoment la controverse ; mais un aulre point tout-;Vfail hors
de litige, un i>oint qu'il y aurait de l'injustice et de la mauvaise
volonté îi ne nous pas accorder, c'est l'admiration i)ien franche,
bien nette, bien explicite de ftl. Victor llufifo pour notre grand
siècle littérah-e , pour les chefs-d'œuvre impérissables (ju'il a
bâtis, pour cette magnificence de langage et cette sévérité con-
stante d'idées qui régnent dans ses principales productions.
Quand nous nommons M. Victor Hugo, nous nommons en même
temps tous les grands et notaliles artistes de l'école nouvelle.
M. de Lamartine, M. de Vigny , M. Sainte-Beuve, ne renieront
jamais ni Racine, ni Fénelont, ni M™" de Sévigné. Loin de là, ils
placeront la période de la langue où parurent ces écrivains au
rang de ces phases rares et favorisées, comme il s'en voit deux
ou trois dans toute l'histoire de l'occident, où l'instinct du beau
s'exalte et atteint ses dernières limites; et ])uis, ils clioisiront
sans doute, dans cette période, les individualités esthétiques les
mieux en rapport avec leur pro|)re nature, pour en faire un mo-
dèle parmi les modèles, un ami parmi les amis.
Comment se fait-il donc que l'école nouvelle et le parti de l'a-
cadémie s'entendent si peu, se touchant si intimement sur les
principes? Cela tient à diverses causes de nature diverse. Il y a
partout, comme on dit, des gâte-métiers qui compromettent les
meilleures elles plus saintes causes. La nouvelle école a eu les
siens. L'e{ï'roya!)le consommation que la presse actuelle fait de
littérature a i)oussé îi écrire une foule de jeunes gens de bon
naturel , mais qui n'avaient encore eu le temps ni d'amasser
beaucoup d'idées, ni de donner un caractère h leur style. Ils se
sont dits de la nouvelle école et on les a crus. Us n'étaient d'au-
cune école, d'aucun système, pas même du leur; car, école et
système supposent un ensemble de principes bien liés, qu'ils
n'avaient pas , et un enchaînement de conséquences prévues ,
<|ue nul d'entre eux n'avait déduites ni expérimentées. Il y a donc
de l'injustice à attribuer à l'école nouvelle le déplora!)le encom-
brement de rapsodies dramali(|ues , poétiques et autres , dans
lesquelles nos [)ieds tréiniclient à chaque pas ; embiyons sans
avenir, larves avortées, monsiruosilés A tous les points de vue,
où l'histoire, la morale et le style sont outrageusement piloriés.
Cependant nous devons dire, pour étrejusics, que le tort du
malenlendu qui sépare le parti académicien de l'école nouvelle
M
162 REVUE DE PAPxlS.
ne vient pas tonl entier des gâte-métiers de celle-ci; le parti en
peut revendiquer sa moitié, et la jjIus grosse. Ces littérateurs
qui se ])rétendent exclusivement classiques ont ceci de singulier
dans leur logique, qu'adoptant les grands écrivains de Louis XI V
pour modèles, ils font une littérature diamétralement opposée à
celle de ces écrivains. Quoi de plus noble, de plus aisé, de plus
grandiose, que la manière du dix-septième siècle ; quoi de plus
plat, de plus guindé, de plus fluet que la manière de 1 806 ! Quelle
plus grande horreur delà périphrase que dans Corneille, dans
Bossuet,dans La Rochefoucauld! Quel plus grand fouillis de
synonymes manques , tournant autour de l'idée, que dans De-
lille , dans Bernardin de Saint-Pierre , dans Baour-Lormian !
Les styles du dix-septième siècle, les plus beaux, les plus renom-
més, sont d'une superbe crudité cavaUère, prenant toujours
l'idée par le manche du mot propre, exi)!iquant les abstractions
par une grande gerbe d'images qui les illuminent, ou reposant
rame éblouie du luxe des métaphores par une générahté pure et
sereine, où la pensée aux proportions immenses vient se réduire
comme en un médaillon. Quoi de pareil, nous le demandons
sincèrement, dans les hommes qui ont la prétention démarcher
sous la bannière du dix-septième siècle ! Est-ce que vous trouvez
le style de M. de Jouy coupé et tressé A grands anneaux, qui se
tiennent et roulent les uns dans les autres, comme les phrases
du duc de Saint-Simon? Est-ce que les vers libres de M. Etienne
vous paraissent noblement drapés , comme les alexan-
drins des Femmes Savantes? Est-ce que la prose de M. Jay
vous semble nonchalamment parsemée d'images qui servent
d'interprète et de Iruchementàl'idée, comme dans cet admirable
livre des Maximes? Quoi! ces messieurs sont classiques! di-
sent-ils.Us admirent Corneille, ils admirent Molière, ils admirent
Bossuel! Mais, alors comment entendent-ils leur admiration?
Il n'y a pas, i)armi ce qu'ils nomment les romantiques, un seul
écrivain qui voulût les avoir outragés comme eux. Ce sont eux,
ce sont leurs vers étriqués et leur prose périphrasière qui ont
gtâté le goût du |)ublic, qui font dormir aux vers de Corneille et
silïler aux vers de Molière.
Entre l'école nouvelle et le parti académicien , ((ui placent
l'une et l'autre sur le pavois la langue du dix-septième siècle,
il n'y a donc plus qu'une question de fait: celle de savoir qv'x
REVUE DE PARIS. 163
compreiul le mieux celle Inngue, el qui la parle le mieux. Nous
ne voulons pas imursuivre celle idée/qui nous enlrainerait hors
tle la difficullé du monienl; mais nous croyons certain que, si
Ton veut y regarder de près, les écrivains les plus vérilablement
classiques , c'est-à-dire ceux qui savent le mieux les traditions
littéraires, et quilesexploilentavecleplusd'inlelligence, cesont
évidemment les notables auteurs de l'école nouvelle. M. de La-
martine est plus près de Racine que M. de Jouy ; M. Sainte-Beuve
est plus près de Fénelon que M. .lay; M. Victor Hugo est plus
près de Corneille que M. Etienne ; M. de Vigny est plus près de
Balzac que M. Arnault. Ce sont là des vérités qui vaudraient la
peine qu'on y regardât, afin que ceux (|ui ont pendu la langue
à leur gibet ne se donnassent plus pour de fidèles serviteurs, qui
veillent armés autour de son trône.
Nous pouvons maintenant revenir à la proposition générale de
cette étude, à savoir la cause de trouble dont est pour la langue
la divergence des deux écoles rivales qui prétendent l'une et
l'autre à fonder les règles du style, celle-ci poussant celle langue
d'un côté, celle-là la poussant de l'autre. Une nouvelle cause de
chaos, et celle-ci sera la dernière à laquelle nous nous arrêtions,
c'est la différence qui naît de l'individualité des styles. Même
avec un système de littérature nettement défini et arrêté, avec une
langue faite et stationnaire, il y a toujours des procédés difïérens
de style; cela tient à celte même raison qui fait que deux feuilles,
dans une forêt, ne se ressemblent jamais , et qu'il n'y a eu , en
aucun temps et en aucun pays , deux hommes paifaitement
semblables de corps, d'ame et de son de voix. Les écrivains sont
tous faits de telle manière , qu'ils sentent différemment les objets
extérieurs, el qu'ils perçoivent différemment leurs idées. Pour
penser, rintelligence se meut et se transporte de notion à no-
tion ; or, les intelligences ont chacune un pas qui les distin-
gue et qui les fait reconnaître. Ces différences dans le pas de
res|)rit qui se meut, cesont les différences des styles. Tel va de
l'idée à l'image, tel de l'image à l'idée. Et puis, cette marche
tjst différemment coupée et cadencée : la phrase de Balzac
frappe ordinairement deux coui)s ; celle de Voiture eu frappe
quatie.
Indépendamment du procédé rhythmique et musical , qui dis-
tingue les écrivains entre eux , et qui met leur nom à leurs ou-
164 REVUE DE PARIS.
vrages, beaucoup mieux que leur propresignature,flya encore
ce ipie nous nommous la (orme diverse de l'idée. Dans tel esprit,
l'idée se produit toujours mal arrêtée, mal éclairée aux extrémi-
tés, timide, dubitative ; et alors ,lestyle s'avance les yeux baissés,
tout Manqué de pour ainsi dire et de peut-être ; dans d'autres
esprits, elle apparaît entière et impérieuse, bien nette et bien
quarrée;ct alors, le style s'avance dun pas fer me, résolu, tout
plein de proverbes, d'apopbthegmes, de maximes , c'est-à-dire
de formules qui ont l'autorité de la tradition pour elles, et qui
n'admettent pas la dicussiou. Les styles se divisent ainsi en
genres nombreux et en familles plus nombreuses encore; en
général , ils sont tous [ilus ou moins bons pourvu qu'ils soient
vrais. Les mauvais styles, ce sont ceuxd'iinitation et de placage.
Il y a aujoud'iuii dans notre littérature une fourmilière in-
croya])le de styles , sans compter mille façons bâtardes , qui
n'ont ni raison , ni loi, et qui servent ù desservir le premier
Paris de la j)resse quotidienne. Cette multiidicité de styles tient
à l'existence simultanée des deux écoles littéraires , deux genres
qui ont leurs espèces et leurs sous-espèces. Nous n'aurions peut-
être pas encore parlé de tout ceci , s'il n'y avait pas de ré|)an-
due à ce sujet une erreur qu'il importe de détruire. Il existe
aujourd'bui un groupe d'écrivains plus ou moins remarquables,
que l'on désigne par l'appellation d"Intii)ies, et sur lesquels
la critique s'abuse, à notre avis. Il y a deux cbôses dans la
composition du style : la forme plus ou moins airêtée de l'idée,
et le retentissement musical avec lequel elle toml^e dans l'har-
monie générale du discours. On peut faire une tiiéorie sur
l'agencement mécanique de la phrase , la rendre plus sourde ou
plus sonore ; mais la forme même de l'idée ; son contour indé-
cis ou décidé, échappent à tout système , parce que ce sont là
des qualités qui tiennent à l'ame elle-même, et à sa manière
individuelle de procéder. Or, ce qui caractérise un écrivain
intime, comme on dit, du moins un écrivain \intinte de ceux
que nous avons sous les yeux , c'est d'abord res|)rit du détail ,
I)uis, pour nous servir d'un mot qui dit bien ce qu'il veut dire,
le penchant à l'autobiographie , enfin l'hésitation de l'idée ; c'est-
à-dire trois choses qui tiennent à la i)ersonnalité, et qui ne
peuvent pas donner lieu à une école , par la raison qu'on ne se
donne pas , à sa/antaisie , un tempérament sanguin ou bilieux.
REVUE DE PARIS. 1G5
Les intimes ne peuvent donc \nu [)i'étendi'e l\ former une école
de style, parce cpie ce qui leur ai)parlient eu propre est une
cliose individuelle par sa nature, et qui ne peut pas être géné-
ralisée et systématisée. Cela est si vrai , (ju'ils ne se distinguent
de la manière d'écrire du reste de l'école nouvelle et de l'école aca-
dénii(piL',(pieparcet élément personnel ; BI. Sainte-Beuve étant
aussi riche d'images que M. Victor Hugo, et M. George Sand
employant la périphrase aussi bien que Delille , et la description
aussi bien cpie Cernardin de Saint-Pierre.
Si nous portons noire regard en arrière , sur les considéra-
tions que nous avons développées jusquici, nous trouvons que
la langue française est aujourd'hui dans nu chaos, comme
il ne s'en est jamais rencontré dans son histoire. La termino-
logie technique et scientifique a jeté le désordre dans ses mots;
les écoles rivales l'ont jeté dans sa syntaxe. Nous ne dirons pas
néanmoins qu'elle est en décadence. En général , les éi)oques
«iu'on nomme de décadence , soit dans la littérature , soit dans
la politique , sont tout simplement des pb.ases qui n'ont pas été
jirévuespar les lois esthétiques et sociales précédentes, et qui,
j)leines défaits nouveaux et d'élémens inconnus , font éclater le
fagot, serréde trop près, en vertu decette loii>hysiquequiveut
que le contenant soit plus grand que le contenu. Kous sommes
donc pleins de foi dans l'avenir de notre langue, comme dans
l'avenir de toute chose (pii tient à laconslituLion même des so-
ciétés, lesquelles marchent à la garde de Dieu. Cependant , comme
il serait utile (pie notre intelligence aidât un peu le bon vouloir
lie la Providence , et que , si Thomme pouvait metti'c efficace-
ment la main à ses affaires, elles iraient, sans nul doute,
beaucoup plus dioit et plus vile, il nous a semblé qu'il était
profitable de chercher selon quelles données il convenait d'opé-
rer sur la langue française, pour la conduire à son but et achè-
vement. Or , pénétrés comme nous sommes de cette maxime ,
(jue la tradition est le meilleur des giUdes, et que, selon un
mot de M. Victor Cousin , celui qui veut traiter d'une science
doit s'attacher avant tout à l'histoire de cette science, nous
nous occuperons du passé de notic belle langue, ayant soin de
la jirendre par les cùlés ((ui n'ont pas encore été touchés , afin
d'ajouter un chapitie au livre de ses annales.
A. Granier de CASSAG^Af;.
11.
VISITE A ABBOTSFORD.
PORTRAIT, ANECDOTES, SOUVENIRS DE WALTER SCOTT.
Le 29 août 1 8 IG , j'nUeijïiiis sur le lard la petite ville de Selkirk,
ancienne forteresse d'Ecosse. Je venais d'Edimbourg, un peu pour
visiter l'aJjbaye de Melrose et ses environs, beaucoup pour en-
trevoir le puissant ménestrel du Nord. J'avais pour lui une lettre
d'introduction de Thomas Campbell, le i)oète ; et d'après l'in-
térêt qu'il avait pris à mes premières tentatives littéraires ,
j'avais quelque raison de penser que ma visite ne serait point
importune.
Le lendemain , après un déjeuner matinal , je partis en chaise
de poste pour l'ajjbaye. Arrivé devant Abbotsford, j'envoyai le
postillon porter la lettre et ma carte , sui' laquelle j'avais écrit
que, me rendant aux ruines de Melrose, je désirais savoir s'il
serait agréable à M. Scott ( qm n'était pas encore baron ) de
me recevoir dans le cours de la matinée.
Tandis que j'attendais réponse à mon message , j'eus le temps
d'examiner la maison. Elle s'élevait à i)eu de distance, plus bas
que la roule, sur le penchant d'une colline cpii descendait
jusqu'aux bords de la rivière. D'un aspect rustique et pittores-
que, ce n'était alors que la modeste demeure d'un gentilhomme
campagnard. Toute la façade était tapissée de verdure ; au-des-
sus du portail, une grande paire de cornes d'élan se dressaient
à travers le feuillage , et semblaient indiquer un rendez-vous
de chasse. Le vaste et seigneurial édifice, qui a été construit
depuis , commençait seulement à poindi'e. Partie des murs ,
entourés d'échafaudages, s'élevait déj;'» aussi haut que la petite
REVUE DE PARIS. 167
maison , et la cour était encombrée de masses de pierres tail-
lées.
Le bruit de la voiture avait troublé le calme des habitans.Uii
lévrier noir, yardien du château , sauta sui' un des blocs de pierre,
et commença un aboiement furieux. Son appel fit sortir toute
la garnison de race canine: petits et grands, dogues, doguins,
tous accoururent, la bouche ouverte et vociférant.
Un peu après , le seigneur ciiàlelain parut en personne. Je le
leconnus de suite aux descriptions que j'en avais lues, et aux
portraits qu'on avait publiés de lui. 11 était grand, fort, robuste;
il portait une vieille veste de chasse, de couleur verte, des pan-
talons de toile écrue, de forts souliers attachés aux chevilles et
un chapeau qui avait évidemment du service. Un sifflet pendait
;"» sa boutonnière. 11 monta en boitant lelong de l'allée sablée,
s'aidant d'un gros hàton en guise de caime, mais marchant
avec rapidité et vigueur. A ses côtés trottait un grand lévrier ,
gris de fei- , d'un maintien grave et réservé , et qui , loin de pren-
dre part aux clameurs de la populace doguine , semblait se croire
obligé , pour la dignité de la maison , à me faire un accueil
courtois.
Avant que Scott eût atteint la porte, il me cria, du ton le
plus cordial , que j'étais le bien-venu à Abbotsford , et me de-
manda des nouvelles de Campbell, n Allons , dit-il en me don-
nant une chaude poignée de main, poussez jusqu'à la maison,
et mettez pied à terre. Vous arrivez juste à temps pour déjeuner;
vous verrez ensuite à votre aise toutes les merveilles de l'ab-
baye. ;i
Je tentai de m'excuser sur ce que je n'étais pas à jeun. » Bah!
jeune homme ! s'écria-t-il , une i)romenade matinale à l'air pi-
quant de nos montagnes ouvre l'appétit et juslilîe bien un se-
cond déjeuner. i> Quelques tours de roues me conduisirent à
l'entrée de la maison , et un peu après je pris place à table. Il
n'y avait que la famille, comiiosée de M™" Scott , sa fille aînée,
Sophie , bellejeune fille d'environ dix-sept ans ; miss Anne Scott,
plus jeune de deux ou trois ans ; Walter , garçon d'une belle
venue , et Charles, gentil enfant de onze à douze ans.
Je me sentis bientôt lout-à-fait à l'aise et le cœur épanoui
d'une si franche réception . J'avais compté d'abord ne faire qu'une
simple visite, maison ne voulut pas me tenir quitte si facile-
168 REVUE DE PARIS.
ment, k N'allez pas vous imaginer, me clit Scott, que notre
voisinage se lise comme une gazette, en una matinée. Il y faut
plusieurs jours d'étude. Un voyageur oI)servateur, qui a quel-
que attrait |>our les friperies du vieux monde , ne saurait se
contenter à moins. Après déjeuner, vous irez faire votre pro-
menade à l'abbaye de Melrose. Je ne pourrai vous y accompagner;
j'ai à vaquer à quelques affaires de ménage ; mais je vous don-
nerai mon fils Cliarîes, qui est très-Versé en tout ce qui con-
cerne la vieille ruine et ses alentours. Lui et mon ami Johnny
Bowcr, VOUS raetti'ont au fait , et vous en diront beaucoup plus
long que vous n'êtes appelé à en croire, à moins que vous ne
soyez un vrai et complet antiquaire, ne doutant jamais de rien.
Ouand vous serez de retour, je me charge de vous promener
dans le voisinage. Demain, je vous fais voir Yarrow ; après-
demain , je vous mène en voiture à l'abbaye de Dryl)urgh,qui
est une i)ei!e vieille ruine, et (jui vaut i)ien qu'on vous la mon-
tre. 11
Bref! avant que Scott eût déroulé tout son i)lan , je me trou-
vai obligé à prolonger ma visite de plusieurs jours : il semblait
qu'ime terre magi(iue se fût tout à coup ouverte devant moi.
Aussitôt après déjeuner, je me mis en route pour l'abbaye
avec mon petit ami Charles, très-gai et très-amusant com-
pagnon de voyage. Il avait sur le pays une ample provision
d'anecdotes (pi'il tenait de son père , et un inépuisable fonds
de remarques spirituelles, de fines plaisanteries, toutes luiisées
à la même source, et dites avec un franc accent écossais et un.
mélange de phraséologie écossaise qui leur prêtaient une sa-
veur de plus.
Chemin faisant, il me parla de .loiiniiy Covvcr, auquel son
père avait fait allusion. C'était le saerislain de la paroisse et
le gardien des ruines. Il les tenait propres et rangées et les
montrait aux curieux; un digne petit homme , qui , dans son
humble sphère , n'était i)as dépourvu d'ambition. La mort de
son prédécesseur avait été annoneée dans les journaux , de sorte
que le nom était apparu en caractères imprimés par tout le
REVUE DE PARIS. 1&9
pnys. Quand Johnny succéda au vieux gardien , 11 stipula qu'à
sa mort pareils lioiiueurs lui seraient rendus , ajoutant, pour
compléter lillustralion , qu'il voulait que ce filt de la plume
de Scott lui-même. Ce dernier s'engagea gravement à payer ce
tribut à la mémoire du digne homme qui escomptait ainsi de
son vivant son immortalité poéti((ue.
Jeme trouvai entin faceà face avec,IohnnyBo\ver,petil vieil-
lard d'un aspect décent , en habitbleu, en veste rouge. Il nous reçut
avec de grandes démonstrations de joie, et parut surtout char-
mé de voir mon jeune compagnon, qui était tout espièglerie,
tout gaieté , et mettait de son mieux en saillie les particularités
du sacristain. Cicérone infatigable , et des plus scrupuleux, il
indiquait toutes les |)arties de l'abbaye décrites par Scott dans
le Lai du dernier Ménestrel^ et récitait avec son pur et lar-
ge accent écossais plusieurs passages du poème.
En passant sous les cloîtres , il me lit remarquer les feuilles
elles fleurs sculptées dans la pierre avec la plus exquise déli-
catesse. Elles avaient conservé à travers les siècles toute la net-
teté de leurs contours , et rivalisaient de formes avec les objets
réels dont elles n'étaient qu'une imitation.
ti Ni herbe ni fleurette ne croissait là qu'on n'en vît l'image
)) taillée sous les hautes voûtes du cloître (!).'>
Il y avait , parmi les sculptures , une tète de religieuse fort
belle, devant laquelle Scott s'arrêtait toujours; «car, ajou-
tait .lohnny Bower , le shirra ( shérif) vous a un merveilleux
œil pour toutes ces choses-là. i>
La considération dont Scott jouissait dans le voisinage sem-
blait tenir au moins autant à son titre de shérif du comté qu'à
sa qualité de poète.
Dans l'intérieur de l'abbaye, Johnny Bower me conduisit
droit à la piyre sur laquelle le hardi AVdIiam Deloraine s'assit
avec le moine , durant la mémorable nuit où le livre du magi-
cien devait être tiré du tombeau, .lohnny avait i)oussé ses re-
cherches d'antiquaire amateur plus loin que Scott lui-même;
car il avait découvert la position exacte de la tombe du magi-
cien , circonstance laissée dans le vague par le poète. Il se van-
tail de s'en être assuré en observant la direction des rayons
(!) Lai du dernier Ménestrel.
170 REVUE DE PARIS.
de la lune, à miniiit, alors que, passant à travers les vitraux
peints de l'ogive, elle projetait l'omljre de la croix sanglante
sur le pavé, » tout comme c'est dit dans le poème. Je l'ai mon-
tré au shirra , et il n'a pu nier que ce ne fût évident. ))
Jésus ensuite que Scott, amusé delà simplicité du vieux
garde et du zèle qu'il mettait à vérifier chaque passage du
poème, comme s'il se fût agi de l'histoire la plus authentique ,
acquiesçait toujours à toutes ses conjectures : aussi les fictions
du poète étaient-elles devenues des faits irrécusables \)om
riionnête Johnny Bower. L'habitude de vivre sans cesse au
milieu des ruines de l'abbaye de Melrose et de les rattacher ,
comme sites , au Lai du dernier Ménestrel , avait fait entrer
ce poème si avant dans sa vie, que je suis persuadé que de
temps à autre il s'identifiait à quel([ues-uns des personnages.
Il ne pouvait souffrir qu'aucune autre ])roduclion de Scott
fût i>référée à celle qu'il regardait à bon droit comme sienne,
ic En conscience, me disait-il , n'est-ce pas un aussi beau mor-
ceau que jamais il en ait écrit ? S'il était li> , je le lui dirais i\
lui-même , et il se mettrait à rire. )>
Il ne tarissait pas sur rafl'al)ilité du shirra: « Il vient ici quel-
quefois , en compagnie de grandes gens , des gens hupés , quoi !
Eh bien ! la première nouvelle que j'en ai,^ c"est en l'entendant
appeler tout du haut de sa tète : Johnny ! Johnny Bower ! hé !
Et quand j'arrive, il a toujours quelque drôlerie, quelque gen-
tillesse à dire. 11 va rester là des heures à jaser et à rire avec
moi , ni plus ni moins ({u'une vieille femme ; — et penser ça d'un
homme qui vous a une si fameuse science! qui en sait, de l'his-
toire , en veux-tu , en voilà ! »
Une des inventions ingénieuses dont le digne petit homme
tirait vanité consistait à placer un des curieux, visiteurs de
l'abbaye, le dos tourné aux ruines, et à lui dire alors de se
baisser et de regarder entre ses jambes. Vu de cette étrange
manière , l'édifice prenait, disait-il , un aspect tout différent.
Les hommes goûtaient fort son idée; mais, quant aux dames,
elles y faisaient plus de façon , et se contentaient de regarder
par-dessous leur bras.
Comme Johnny Bower se piquait de montrer exactement
tout ce qui était décrit dans le poème, il y avait un passage qui lui
causaitdegrandes perplexités;c'était l'ouvertured'un des chants
REVUE DE PARIS. 171
«i Si tu veux bien voir 3Ielrose la l)elle , va la visiter à la pâle
lueur de la lune; car les gais rayons d'un jour éclatant dorent,
mais insultent à ses ruines griscàtres , etc. »
Fidèles à cet avis , les dévots pèlerins ne pouvaient se con-
tenter d'une visite faite au grand jour et insistaient pour qu'on
leur montrât les ruines , de nuit et au clair de lune. Or la lune
ne brille malheureusement qu'une partie du mois, et, ce qui
est encore pis. elle est très-sujette, en Ecosse, à se laisser
voiler par les nuages et les brouillards. Johnny avait donc fort
à faire pour fournir à ses poétiques visiteurs l'indispensable
clair de lune. Enfin, dans un moment d'inspiration, il ima-
gina un merveilleux expédient: il attacha au bout d'une i)erche
une énorme chandelle , avec laquelle il conduisait les curieux
au milieu des ruines, pendant les nuits sombres , iileur entière
satisfaction ; si bien qu'il en était venu à trouver sa chandelle
préférable à l'astre lui-même, d Elle n'éclaire pas tout à la fois,
à la vérité , disait-il ; mais on peut la promener de çà , de là , et
montrer la vieille abbaye , bout à bout , tandis que la lune ne
réclaire que d'un côté, i
Honnête Johnny Bower ! bien des années se sont écoulées de-
puis ma visite, etil est plus que probable que sa léte repose,
maintenant sous les murs de son abbaye favorite. J'espère que
son humble ambition a été satisfaite, et que son nom a été mis
en lumière par l'homme qu'il honorait et aimait par-dessus
touL
A mon retour de Melrose , Scott proposa une promenade
dans les environs. Nous sortîmes , et toute la meule se disposa
à nous accompagner : le vieux chien courant Maida , noble
animal , grand favori de Scott ; Hamlet , lévrier noir . jeune
étourdi plein de feu , (jui n'avait pas encore atteint l'âge de
discrétion; Finette, jolie chienne au poil fin et soyeux, aux
longues oreilles pendantes , <à l'œil doux , qui avait ses entrées
au salon. ÎN'ous fûmes rejoints dans la cour par un limier inva-
lide . qui sortit des cuisines en remuant la queue , et que son
maître accueillit en camarade et en vieil ami.
172 REVUE DE PARIS.
Scott fît en promenant de fréquentes allusions à ses chiens;
parfois même il leur adressait la parole comme à des créatures
raisonnables. Maida se comportait avec un décorum et une gra-
vité en harmonie avec son âge et sa taille. Comme il trottait
en avant , îi quelque dislance de nous , les plus fous de la troupe
gambadaient autour de lui, lui sautaientau cou, lui tirailaient
les oreilles et essayaient de le forcer à jouer. Le vieux chien garda
pendan Hong- temps un im|)erturbal)Ie sang- froid ,se contentant
de mettre un frein , de temps à autre , à l'espièglerie de ses
compagnons. Enfin il se tourna tout à coup, en saisit un elle
roula dans la poussière ; puis, nous jetant un coup d'œil, com-
me pour nous dire : u Vous voyez , messieurs , il n'y a pas
moyen de tenir l'i leurs extravagances, j» il reprit sa dignité
habituelle et se remit en marche comme avant.
Scott prenait grand plaisir à ces traits de caractère, u Je ne
doute pas , disait-il que Maida , un fois seul avec les jeunes
chiens , ne mette sa gravité de côté , et ne fasse l'enfant autant
et jjIus que les autres: mais il a honte den agir ainsi devant
nous , et semble diie : i: Finissez donc vos sottises , écervelés !
que penserait de moi le laird et cet autre gentilhomme , si je
me laissais aller à de pareilles folies ? »
Maida lui rappelait, ajouta-t-il, une scène à laquelle il avait
assisté à bord d'un vaisseau de guerre, pendant une excursion
faite avec son ami , Adam Ferguson. Ils avaient surtout remarqué
le pilote, beau et robuste marin, qui était évidemment flatté de
se voir l'olijet de leur attention. A un certain moment, l'équi-
page entra en verve de gaieté, et les matelots se mirent à sauter
et à battre des entrechats sur le pont, aux sons de la musique
militaire du vaisseau. Le pilote regardait d'un air d'envie ,
comme s'il n'eût pas demandé mieux que d'en être, mais un
coup d'œil lancé vers Ferguson et Scott, montra qu'il y avait
lutte entre son plaisir et sa dignité. 11 craignait de s'abaisser à
leurs yeux. Enfin un de ses camarades vint à lui, et, le prenant
par le bras , lui proposa de danser une gigue. Après un peu
d'hésitation, le j)i!ole consentit, fit une ou deux, gambader bien
gauches , comme notre ami Maida , et y renonça presquiî aus-
sitôt. <( C'est pas la peine, dit-il. rajustant sa ceinture, et nous
jetant un regard de côté, on n'est pas toujours en train de dan-
ser non plus. i>
REVUE DE PARIS. 173
Tandis que nous devisions des humeurs et fantaisies de nos
compajïnons ([uadrupèdes, quel([ue olijet éveilla leur colère, et
les plus petits de la bande commencèrent un aboiement aijïre
et pétulant ; mais il se passa quelques minutes avant que Maida
piU se résoudre à faire deux ou trois bonds, et à venir ren-
forcer le chœur de sa basse sonore et profonde.
Ce ne fut qu'une irruption passagère ; le lévrier revint tout
de suite, remuant la queue, et regardant son maître en face,
comme incertain s'il serait loué on blâmé, u Ah! ah! vieux
drôle! s'écria Scott, vous avez faitmervelUes ! vous avez ébranlé
les collines d'Eildon de vos rugissemens. Vous pouvez mainte-
nant laisser reposer votre artillerie pour le reste de la Journée.
Maida, continua-t-il , est comme le gros canon de Coustanli-
nople : il faut si long-temps pour le charger que les canons
ordinaires peuvent tirer en attendant une douzaine de coups;
•nais quand il est tout de bon en train , et qu'il part , c'est le
diable ! n
Ces simples anecdotes servent à montrer le tour habituel des
idées de Scott dans son intérieur. Là, il était toujours rayon-
nant de bienveillance et de gaieté. Tout le monde , bêles et
gens, s'épanouissait à son sourire. Les figures s'animaient à
son approche, comme à l'attente d'un encouragement, dim mot
aimable.
Nous allâmes visiter une carrière où plusieurs hommes étaient
occupés à tailler de la pierre pour le nouvel édifice. Tous sus-
pendirent leur travail, afin d'avoir un petit bout de conversa-
lion avec le laird. L'un était un bourgeois de Selkirk,que
Scott plaisanta à pro|)OS de la vieille chanson de son [(ays;
l'autre, premier chantre de la paroisse, menait la psalmodie le
dimanche, et faisait danser les filles et les garçons les jours
ouvriers ,dans les soirs d'hiver, quand les travaux deschamps
étaient finis. Le troisième, vieux paysan, grand et droit, au
teint robuste, aux cheveux d'argent, se disposait à charger sur
son dos une auge de mortier, mais il fit une pause et resta im-
mobile à regarder Scott, de ses yeux bleus et un peu scintillans,
comme s'il eût attendu son tour : car le vieux matois savait
bien qu'il était un des favoris du laird.
Scott l'aborda d'un air affable, et lui demanda une prise de
ta!)ac. L'homme tira de sa poche une tabatière de corne, u Eh,
15
174 REVUE DE PARIS.
mon brave, dit Scolf, fi de cette vieille boîte-là ! où est la belle
tabatière française que je vous ai rapportée de Paris?
— Votre honneur n'y songe pas, répliqua le vieux paysan, de
croire qu'un pareil bijou est fait pour les jours ouvriers, »
En quittant la carrière, Scott me dit que pendant son séjour
à Paris il avait acheté une quantité de babioles pour en faire
présent à son monde , entre autres la belle tabatière que le vé-
téran [Tardait si soigneusement pour les dimanches, «i Ce n'est
pas tant la valeur du don qui le leur rend cher, que l'idée que
le laird a pensé à eux quand il était bien , bien loin. »
Le vieux paysan avait été soldat, et sa taille droite, sa démar-
che ferme , sa figure basanée, me rappelèrent certains traits
d'Édie Ochiltrie. Du reste Wilkie l'a fait figurer dans un tableau
représentant Scott et sa famille.
I! L'Ecosse est la terre des chants. Nos chansons font partie
de notre héritage national, disait Scott ; nous pouvons vraiment
les appeler nôtres. Elles n'ont aucune teinte étrangère; elles
sont imprégnées du parfum des bruyères ; c'est le pur souffle
de nos montagnes. Toutes les races légitimes descendues des
anciens Bretons, les Écossais, les Gallois, les Irlandais, ontdes
airs nationaux. Les Anglais n'en ont point, parce qu'ils ne sont
pas les fils du sol; ils sont métis tout au plus. Leur musique,
faite de lambeaux étrangers, n'est qu'un habit d'arlequin , une
pâle mosaïque . Dans notre Ecosse même il y a peu de chansons
nationales du côté du levant, où il y a eu débordemiyit d'étran-
gers. Une vraie chanson écossaise est un cairn gorni, une
|)ierrerie de nos rochers à nous; ou plutôt, c'est une précieuse
relique des vieux tem|)s, profondément empreinte du caractère
national; une sorte de camée, sur lequel on retrouve les traits
primitifs du visage national , tel qu'il était dans les vieux jours,
avant que la race fût croisée. i>
Tandis que Scott discourait ainsi, nous montions le long d'une
gorge étroite: les chiens battaient les buissons, à droite et à
gauche, quand tout à coup ils firent lever un coq de bruyère.
« Ah ! cria Scott, maître WaKer aurait là une bonne aubaine !
REVUE DE PARIS. 175
nous l'enverrons de ce côté quand nous serons de retour.
Walter est maintenant le chasseur de la famille : c'est lui qui
nous approvisionne de gibier. Je lui ai , à peu de chose près ,
abandonné mon fusil, car je ne me sens plus aussi alerte à
battre l'estrade que par le passé, n
Notre promenade nous conduisait sur des hauteurs qui do-
minent une perspective étendue, u îS'ous y voici, dit Scott, je
vous ai amené, comme le |)élerin dans the PiUjrinvs Pro-
gress (1), au sommet des Montagnes délectables , pour pou-
voir étaler ù vos yeux toutes les merveilles de nos pays. Là,
vous avez Lammermoor et Smailhohne ; ici c'est Galashiels et
Torwoodlee, puis Gala Waler ; et, dans celte direction, regar-
dez! voilà Teviotdale, voici les Braes de Yarrow; et ce filet
d'argent qui serpente sous vos yeux , c'est le limpide courant
d'Etlrick , qui va se jeter dans la Tweed. :>
Il poursuivit , passant en revue tous les noms célébrés jadis
dans les chants de lÉcosse, et qui ne doivent aujourd'hui leur
vif intérêt qu'à sa plume. En effet, une gi'ande étendue du pays
des frontières se prolongeait à l'horizon devant moi, et je pou-
vais distinguer les lieux où s'étaient passées les scènes de ces
poèmes , de ces romans qui ont en quelque sorte ensorcelé le
monde.
Je regardai quelque temps autour de moi dans une muette
surprise , je pourrais presque dire dans un muet désappointe-
ment. Une succession de collines grises, à cimes ondulantes et
monotones , se déroulaient les unes derrière les autres , aussi
loin que ma vue pouvait atteindre. On auiait presque distingué
une grosse mouche marchant le long de leurs profils arides,
tant elles étaient dépourvues de végétation ; et celte Tweed si
renommée coulait entre des montagnes stériles, sans un taillis,
sans un bouquet d'arbres pour ombrager ses rives. Cependant
il y a une telle magie dans le reflet jeté par la poésie et lima-
ginalion sur toute cette contrée, que je la préférais aux plus
beaux sites que j'eusse admirés en Angleterre. Je ne pus m'ein-
pêclier d'en dire toute ma pensée.
Scott chantonna quelques minutes entre ses dents, et devint
fort grave. Il n'entendait nullement que sa muse fûl louée aux
(1) Ouvrage allégorique de John Bunyan, vieil auteur anglais.
176 REVUE DE PARIS.
dépens de ses montagnes natales, u Ce peut ê(re entêtement ,
prévention, dit-il eniin ; mais ces collines ^l'ises , ces fronliOres
sauvages, ont à mes yeux des beautés qui leur sont propres.
J'aime jusqu'à la nudité de cette terre, j'aime sa pîiysionomie
sévère , agreste , rusti([ue. Quand j'ai passé que!(pie temps au
milieu des riches campagnes d'Edimbourg , semblables à un
jardin de luxe surchargé d'ornemens, j'en viens à me souhaiter
de nouveau au milieu de mes honnêtes , de mes naïves collines,
aux teintes grisâtres. Vrai, si je ne voyais les bruyères au
moins une fois l'an, je crois cjue j'en mourrais ! »
Il accompagna ces derniers mots , dits avec une verve qui
partait du cœur, d'un bon coup de canne trappe sur le sol,
comme pour ajouter à l'énergie de ses paroles. Il j>rit aussi la
défense de la Tweed , cette belle rivière , ajoutant ((u'elle ne lui
plaisait pas moins pour être dépouillée d'arbres , probablement
à cause de sa vieille passion pour la pêche à la ligne.
Je plaidai à mon tour, et tentai de justifier ma première im-
pression : j'avais été si accoutumé à voir les montagnes se
couronner de foiêts, les fleuves s'ouvrir des roules à travers les
solitudes encombi'ées d'arbres que, dans mon idéal de paysage,
tout site romantique devait être nécessairement boisé.
Il Oui, c'est le grand charme de votre pays, s'écria Scotl.
Vous aimez les forêts , comme moi les bruyères ; mais n'allez
pas croire que je sois insensible aux glorieuses beautés des
contrées boisées. Rien ne me ravivait plus que de me trouver
au milieu d'une de vos forêts vierges , dans ces vastes déserts
d'arbres que le pied de Thorame n'a point foulés. Une fois, à
Leilh, je vis arriver d'Amérique une pièce de bois énorme , que
l'on venait de débarquer. Sur son sol natal , debout, dans sa
majestueuse hauteur, parée de toutes ses branches , (luel arbre
gigantesque ce devait être! Je la regardai avec admiration:
c'était comme un de ces obélisques colossals que de lemi)s à
autre on nous api)orte d'Egypte pour faire honte aux raonu-
mens pygmées de l'Europe. Au fait, ces arbres superbes , ces
fils du sol, qui ont abrité les Indiens avant l'invasion des
hommes blancs, sont les monumens et les antiquités de votre
pays. )•
Ici la conversation tomba sur le poème Gertrude de IFyo-
ming , par Campbell , apporté en preuve des motifs poétitpies
rxEVUE DE PARIS. 17/
fournis par les siles américains. Scott en causa (k' cette façon
libérale , qui lui est Iial)iUielle, quand il parie des écrits de ses
contemporains. Il cita plusieurs passaijes de Gerlrude avec dé-
lice. Il Quel dommage , dit-il , que Campbell n'écrive pas davan-
tage et plus souvent , et qu'il ne (donne ]»as tout essor à son
génie ! Il a des ailes qui renlèveraient aux cieux : parfois il les
ouvre dans toute leur grandeur, mais tout à coup il les rei)lie
et retombe sur son perchoir , comme s'il avait ]ieur de prendre
son vol. Il ne connaît pas sa propre force , ou peut-être n'ose-
t-il s'y fier. Souvent même, quand il a fait quelque chose de
bien il en augure mal. Il avait mis au rebut plusieurs beaux
passages de son Lochiel, mais j'ai obtenu de lui de les réhabi-
liter. 1) Ici Scott répéta quelques morceaux d'un style admirable.
<c Quelle belle idée sur les présages prophétiques , ou pour
mieux dire sur la seconde vue !
)t Les événemenâ en marche jettent leur ombre devant
eux. Il
)> C'est une noble pensée, et noblement exprimée. Il y a en-
core ce brillant petit poème de Hohenlinden : après l'avoir
écrit, Campbell ne paraissait pas en faire grand cas. C'étaient,
selon lui, dedamnés vers, tout tambours et trompettes. Je le.
j»ressai de me les réciter, et je crois que le ravissement que je
sentis et que je laissai voir contribua à le décider à les livrer à
l'impression. Le fait est, ajouta-t-il , que Campbell est en quel-
<]uel sorte son projire épouvantait : l'éclat des ses premiers suc-
cès paralyse tous ses efforts, «c // a peur de Fombre que sa
)>ropre renommée jette devant lui. n
Tandis que nous discourions ainsi , un coup de fusil partit
du milieu des collines, u C'est Walter, à ce que je présume , dit
Scott, il a fini ses éludes du matin, et le voilà courant avec son
fusil. S'il s'est rencontré avec notre coq de bruyère , je ne se-
rais point surpris que le garde-manger y gagnât quelque chose,
car Walter est excellent tireur. »
.le fis quelques questions sur les études de Walter. « Ma foi !
dit Scott, je ne puis dire grand'chose sur ce chapilie : je n'ai
jamais nourri la fantaisie de faire de mes enfans autant de
prodiges ; quant à Walter , lorsqu'il était petit gargon , je lui
ai appris à monter i» cheval , à tirer un fusil et à dire la vérité;
j'abandonne le surplus de son éducation « un digne jeune
15.
178 REVUE DE PARIS.
homme , fils d'un de nos ministres ; c'est lui qui instruit tous
mes enfans.
A dînei", Scott ayant quitté ses vêtemens demi-rustiques, re-
parut entièrement vêtu de noir. Ses lilles aussi , complétant leur
toilette , avaient passé dans leurs cheveux les gracieuses tiges
de bruyère lilas , qu'elles avaient cueillies sur les collines , et
elles paraissaient aussi fraîches que leur parure.
Il n'y avait que moi d'étranger : autour de la table , deux ou
trois chiens restaient en attente. Maida , vieux favori , se tenait
près du coude de Scott , l'œil attaché sur celui de son maître ;
t.'indis que l'épagneule Finette ne quittait pas M""" Scott , qui
la gâtait évidemment.
La conversation ayant tourné sur les mérites divers de ses
chiens, Scott parla avec grande affection et sentiment de son
terrier favori. Camp , qui figure auprès de lui dans son premier
portrait gravé. Il le regrettait comme un ami perdu. Sa fille
aînée , le regardant malicieusement , fit observer que « papa
avait répandu plus d'une larme lorsque le pauvre Camp était
mort. 11 J'eus plus tard d'autres preuves de la tendresse de Scott
pour ses chiens , et de sa façon originale de la leur témoigner.
Errant avec lui , un matin , aux alentours de la maison , je re-
marquai un petit tombeau sur lequel on lisait, en caractères
gothiques.
CY GIT LE PREUX PERCY.
Je m'arrêtai, supposant que c'était la sépulture de quelque
vénérable guerrier des anciens temps ; Scott me força d'avan-
cer, u Bah! s'écria-t-il, ce n'est qu'un monument de mes folies,
et vous n'en trouverez que trop de ce genre. i> J'appris ensuite
que c'était la torabe d'un lévrier favori.
Entre autres commensaux importans et privilégiés, faisant
galerie autour de la table, était un gros chat gris que ,
de temps à autre , on régalait de quelques friandises. Ce grave
personnage était le Benjamin du maître et de la maîtresse: la
luiit il couchait dans leur chambre, et Scott faisait remarquer,
en riant , qu'on laissait la fenêtre ouverte la nuit pour que
Minet pût aller et venir. Aussi le chat s'attribuait-il , parmi les
REVUE DE PARIS. 179
quadrupèdes, une sorte de supériorité : il s'iégeait majestueu-
sement dans le fauteuil du maître ; et parfois il s'établissait sur
une eliaise, ù côté de la porte, pour passer ses sujets en revue,
allongeant un coup de patte derrière l'oreille de chaque chien
qui entrait. Du reste, le soufflet pris en bonne part, n'était
sans doute qu'un pur acte de souveraineté de Grippeniinaud à
l'effet de ne pas laisser mettre en oubli un vasselage que tous
semblaient reconnaître par leur parfaite quiétude. Somme
toute , l'harmonie régnait entre le souverain et les sujets , et
tous dormaient pèle-nièlc au soleil.
Scott fut rempli d'anecdotes, et ne tarit pas tout le temps du
dîner. Il lit quelques observations admirables sur le caractère
écossais; il parla avec d'énergiques louanges de la manière de
vivre honnête, paisii)le et régulière de ses voisins, <; conduite
(ju'on aurait difficilement pu espérer des descendans de bandes
de voleurs et de maraudeurs de frontières, fameux dans les
vieux temps par leurs querelles , leur esprit de haine et de ven-
geance, enfin, par des violences de tous genres. »
Il y avait eu très-peu de procès pendant le grand nombre
d'années où , en quaUté de shérif, Scott avait administré la loi.
t( Les vieilles haines, les divisions d'intérêts locaux, les animo-
sités, les rivalités, pouvaient cependant, dit-il, être aisément
rallumés; l'amour héréditaire des noms était encore vivant, et
Ton ne pouvait sans danger permettre , même une partie de
paume, entre deux villages. Le vieil esprit de clan pouvait en-
core i)rendre feu tout à coup, les Écossais étant plus vindicatifs
([ue les Anglais. )>
Pour prouver qu'il restait encore des traces de l'ancienne ri-
valité des Montagnards et des Saxons des basses terres , Scott
cita l'histoire d'un frère de Mungo-Park qui était venu s'établir
dans un des cantons sauvages des hautes terres, bientôt il s'y
vil considéré en intrus, et tous ces coqs de montagnes lais-
sèrent percer de plus en plus le besoin de lui chercher querelle,
persuadés qu'ils étaient, qu'en sa qualité d'habitant du plat pays,
il blanchirait à l'épreuve.
Il supporta quelque temps leurs railleries et leurs jactances
avec un parfait sang-froid; enfin, l'un des mauvais plaisans,
prenant avantage de sa mansuétude, tira son diri; (coutelas) ,
180 REVUE DE PARIS.
et le lui meltant sous le nez, lui demanda s'il avait jamais vu,
dans son pays plat, lame de celle trempe? Park, fort comme
un Hercule, saisit le coutelas, et, lui faisant d'un seul coup tra-
verser la table de chêne : «t Oui da! dit-il, allez conter à vos
amis qu'un homme des basses terres l'enfonce en lieu d'où le
diable même ne la saurait tirer, n Tous les assistans furent en-
chantés de l'acte et des paroles, ils burent avec Park à leur
plus ample connaissance, et, à partir de ce moment, devinrent
ses plus chauds amis.
Après dîner nous passâmes dans le salon qui servait à la fois
de cabinet d'étude et de bibliothèque. Un long I)ureau à tiroirs
adossé d'un côté à la muraille, était surmonté d'une petite ar-
moire de bois verni, à portes à deux battans richement incrus-
tées d'ornemens de cuivre. C'était là que Scott enfermait ses
papiers importans. Au-dessus de l'armoire , dans une espèce de
niche , on voyait une armure complète d'acier brillant , avec le
casque fermé , flanqué des gantelets et haches d'armes. Des tro-
piiées et divers objets de curiosité étaient suspendus tout au-
tour; il y avait un cimeterre de Tippoo-Saéb ; un large sabre
montagnard trouvé à Flodden Field; une paire d'éperons de
Uippon ramassés à Bannockl)urn ; et , ce qui altira mon atten-
tion par-dessus tout (car je savais que Scott faisait alors impri-
mer un inman fondé sur l'histoire de Rob-Iloy), un fusil qui
avait ai)pa!tenu à ce célèbre bandit, et qui portait ses initiales,
R. M-G.
De chaque côté de l'armoire à inscrustations il y avait des ta-
blettes surchargées de livres, de romans en plusieurs langues,
dont (juei([ues-uns étaient antiques et rares. Ce n'était pourtant
là que l'élablisscment de campagne de Scott; sa itibliothéque
restait à Edimbourg. Il tira de cette armoire un manuscrit ra-
massé sur la plaine de Waterloo ; c'étaient des copies de chan-
sons, populaires en France à cette époque. Le papier était taché
(le sang. <( Probablement le sang du cœur, dit Scott, de quel-
(jue jeune militaire, insouciant et gai, qui chérissait ces cijan-
sons comme un gage de souvenir donné par quelque beauté
l)arisienne. i»
Il fit allusion alorsd'unefaçon louchante A la pelitechauson de
guerre, moilié mélancolique, inoilié joyeuse, qui est attribuée
au général W'olfe, et qui fut chantée par lui, à soui'cr, la veille
REVUE DE PARIS. 181
(Je Tassant de Québec, dans lequel il tomba glorieuscmenl.
u Pourquoi, soldais, pourquoi
i> Serions-nous tristes , camarades ?
1) Pounjuoi, soldais, pourquoi?
!> Notre affaire à nous n'est-ce pas de mourir , etc. ? ,>
u C'est ainsi , continna-t-il, que le pauvre garçon , qui tomba
îi Waterloo, chantait probablement ces chansons à son bivouac,
la nuit qui précéda la i)ataille , pensant à la belle qui les lui
avait apprises, et se prometlant de revenir tout glorieux vers
elle! !»
.l'ai vu depuis des traductions de ces chants faites par Scott ,
tl l)ui)liées dans un mélange de ses poésies légères.
La soirée s'écoula délicieu.-,emenl; le poète lut ])Uisieurs i)as-
sages du vieux roman à' Arthur, avec sa belle voix i»ro-
fonde, sonore, et cet accent de gravité qui allaita merveille
avec Tan tique ouvrage à caractères gothiques. C'était une
î-are bonne fortime qne d'entendre pareille lecture , en pareil
lieu , et d'un tel homme? Scoll. assis dans un immense fau-
teuil à bras, son chien favori Maida à ses pieds, et autour de
lui d'antiques livres , des trophées darmes et de pittoresques
reliques des vieux temps.
Pendant la lecture , le sage Grippeminaud s'était établi sur
une chaise , à côté du feu , et reslaitl'œil fixe el la physionomie
réfléchie, comme s'il eût prêté une profonde attention au lec-
teur. Je fis observer à Scoll (jue son chat paraissait avoir un
goût tout particulier pour la littéralure du moyen âge.
u Ah! dit-il, ces chats sont une race mystérieuse et extra-
ordinaire ; il se passe plus de choses dans leur cerveau «>jc nous
ne pensons , sans doute à cause de leur familiarité avec les
sorciers et sorcières )> Il nous conta, à ce sujet, une petite his-
toire arrivée à un brave paysan: le bonhomme s'en revenait une
nuit à sa cabane, lorsque, dans un lieu solitaire, écarté , il rencon-
tre une procession de chats, tous menant granddeuil, et portant
en terre un des leurs dansuncercueil recouvert de velours noir.
" Le digne homme, étonné et peu rassuré à cet étrange spectacle,
gagne en toute hâte son logis, el se met à raconter à sa femme
et à ses enfansce quil venaitdevoir. llachevaità peine ce récit,-
iS2 REVUE DE PARIS.
lorsqu'un grand chat noir, accroupi près du feu, se lève tout à
coup de toule sa hauteur, s'écriant: d Je suis donc roi des
chats ! )i et il s'évanouit par la cheminée. Les funérailles vues
par le honhomrae étaient celles d'un des chats de la royale
dynastie féline.
it Notre Grippeminaud, ajouta Scott, me fait quelquefois
songer à cette histoire par ses airs de potentat , et je me sens
disj)osé il le traiter avec le respect dû à un grand prince inco-
gnito , qui peut, au premier moment, remonter sur son trône. »
La soirée fut animée aussi par plusieurs chansons que Sophie
Scott chanta , à la première requête de son père , haliades écos-
saises, données sans accompagnement et dans leur dialecte
naïf. Scotte goûtait heaucoup ces mélodies antiques , et parti-
culièrement quelques vieux chants jacobites qui avaient jadis
cours parmi les partisans du jeune chevalier.
Scott cita un fait curieux. Parmi les papiers du Prétendant,
qui lui avaient été communiqués, il avait trouvé un mémoire
adressé à Charles par quelques-uns de ses adhérens d'Amérique.
Ce document daté de 1778,danslequel on offre de lever le drapeau
des Sîuart sur les points reculés de la colonie, existe sûrement
encore dans les papiers du gouvernement anglais.
Scott raconta peu après l'histoire d'un singulier tableau qui
ornait la chambre, et qui avait été fait par une dame de sa connais-
sance. Il représentait la cruelle perplexité d'un riche et beau
jeune chevalier anglais des anciens temps , qui, dans une expé-
dition sur les frontières , fut fait prisonnier , et conduit dans le
château d'un vieux baron, à haute justice, et A tête dure.
L'infortuné jeune homme fut jeté dans un donjon , tandis qu'on
élevait, pour son exécution , une haute potence à la porte du
château. Quand tout fut prêt dans la grande salle où siégeait
le refrogné baron, entouré de ses guerriers armés jusqu'aux
dents, on amena le prisonnier pour lui donner le choix d'être
pendu au gibet ou marié â la Iille du baron. L'alternative ne
semblait pas douteuse; mais malheureusement la jeune dame
était d'une telle laideur qu'on ne pouvait, pour or ou pour
amour, lui trouver unmari; grâce à sa bouche qui allait d'une
oreille à l'autre, elle n'était connue aux environs que sous le
nom de Meg à la grande bouche. D'après la chronique , ayant
long-temps balancé entre la corJe et le nœud, l'échafaud et
REVUE DE PARIS. 183
l'autel , l'amour de la vie l'eniporla , et le jeune homme se
rendit aux charmes deMeg. Contre loule probabilité, le mariage
fut heureux. La fille du baron au regard terrible, fut, à défaut
d'une belle femme, une épouse exemplaire, et. sans être trou-
blé dans sa félicité conjugale par un doute jaloux, l'Anglais
devint le père d'une belle et légitime lignée encore Qorissanle sur
la frontière.
Le lendemain , de bonne heure , le soleil lançait ses rayons
par-dessus les collines , lorsque je me levai, et regardai à Ira-
vers les branches de l'églantier qui ombrageait la fenêtre. Je
fut étonné devoir Scott déjà debout, déjà dehors, assis sur un
bloc de pierre , et causant avec les ouvriers employés à ses
nouvelles constructions. Je supposais qu'après avoir perdu tant
de temps avec moi la veille , il serait sérieusement occupé ce
matin ; mais il avait l'air d'un oisif qui n'a rien à faire qu'à s'é-
tendre au soleil et à jouir de la vie.
• Je m'habillai à la hâte et le rejoignis. Il parlait de ses plans
et de ses projets pour Abbotsford. Il eût été heureux pour lui
qu'il se fût contenté de sa délicieuse petite maison tapissée de
de treilles , et de celte hospitalité cordiale et simple avec
laquelle il m'avait reçu. Le grand bâtiment d'Abbotsford , les
dépenses qu'il entraîna , les domestiques , les gens , les hôtes,
tout cet établissement de baron, a saigné sa bourse, épuisé
ses facultés , rempli son ame d'inquiétudes et a fini par le tuer.
Tout étant pour le moment encore dans les brillantes va-
peurs de l'avenir, Scott se plaisait à décrire sa future résidence,
comme il aurait fait d'une des créations imaginaires de ses
romans. C'était un de ses palais aériens qu'il s'essayait à réduire
en pierres de taille et en mortier. Autour de lui gisaient quelques
débris des ruines de l'abbaye de Melrose qui devaient faire par-
tie de sa maison ; il avait déjà construit , avec des matériaux
de ce genre, au-dessus d'une source, un autel gothique sur-=
monté d'une petite coupe de pierre.
Parmi les restes de l'abbaye , épars devant nous , il y avait
un antique petit lion de pierre rouge, qui me plaisait. J'ai ou-
blié à quel monument il avait appartenu , mais je n'oublierai
jamais les remarques auxquelles il donna lieu et qui concer-
naient les vieilles murailles de Melrose. S,oll parlait avec une
182 REVUE DE PARIS.
véritable alTection de cette abbaye. <i II n'y a pas de paroles ,
répétait-il , pour peindre les trésors enfouis dans ces glorieuses
raines. C'est une vraie mine pour ces pillards d'antiquaires. Il
y a d'admirables morceaux d'antique sculpture pour l'archi-
tecte, et de riches liistoires des vieux temps pour le poète. Il
y a de quoi éplucher comme au fromage de Slilton , et dans le
même goût; du plus moisi on tire le meilleur, n
Entre antres reliques, Scott avait un crâne d'homme, pro-
bablement celui d'un des jovials frères si honorablement men-
tionnés dans la vieille ballade des frontières.
(i Oh ! que les moinesde Melrosefont bonne chère le vendredi,
)i quand ils jeûnent!
)i Ils n'ont jamais manqué de bœuf ni d'ale , tant que leurs
)i voisins en ont eu. »
Scotl avait fait nettoyer et vernir ce crâne , qui était placé
sur une chiffonnière , dans sa chambre, où il grimaçait triste-
ment en face du lit. C'était la terreur des femmes de chambre,
et Scott s'amusait beacoup de leur effroi. Quelquefois , en chan-
geant d'habit, il posait son col en turban autour de la tète
redoutable, et aucune des filles de service n'osait y toucher. On
s'émerveillait, on se demandait pourquoi le laiid avait une «c si
effroyable fantaisie pour cette vieille carcasse grimaçante. :>
Ce matin , à déjeuner , Scott a conté de fort plaisantes choses
d'un petit montagnard nommé Campbell du Nord, ([ui a un
procès pendant avec un noble du voisinage, sur les limites de
leurs biens. Ce procès est le premier mobile de la vie de l'hom-
me , le thème continuel de ses conversations ; il en conte
chaque détail à toutes les personnes ((u'il rencontre; et, pour
s'aider dans la description des lieux et donner plus de précision
à son histoire , il a fait faire une grande carte de sa propriété,
rouleau de plusieurs pieds de longueur, qu'il porte ha!)iluel-
lement sur son épaule. Campbell est un petit homme à long
buste, à courtes jambes cagneuses, toujours en costume de
montagnard; et ({uand il chemine, armé de ce gigantesque
rouleau, ses petites jambes se courbant en double parenthèse
sous son jupon écossais , cela fait une figure des plus origi-
nales. C'est une espèce de petit David portant glorieusement
une massue de Goliath, en forme de cylindre de tisserand.
Après la tonte des moutons, Campbell avait coutume de se
REVUE DE TARIS. 185
vendre à,Édimboiirg pour'y suivre son procès; il payait double,
couchées et repas , recommandant ù riiOte de ciiaque aul)erge
d'en garder mémoire. Parce moyen il défrayait son retour;
car il se tenait pour averti , disait-il , qu'il lui faudrait dé-
bourser jusqu'à son dernier sou avec les hommes de loi d'E-
dimbourg , et il jugeait prudent d'assurer sa retraite.
Dans une de ses visites à son avocat, apprenant que ce der-
nier n'était pas chez lui et qu'il ne trouverait que sa femme :
<i C'est tout un, j> dit le petit Campl)ell. Introduit dans le salon,
il déroule sa carte, expose bien son affaire, l'explique dans
toute sa longueur. Ayant tout dit, il paie les honoraires comme
de coutume. La dame veut les refuser ; Campbell insiste, disant :
« J'ai eu tout autant de plaisir à vous raconter l'iiistoire qu'à la
dire à voire mari , et, à ce que je présume, le même profil, n
La dernière fois que Campbell avait vu Scott , il se disait sur
le point de s'entendre avec le laird , son adversaire, « car ils ne
différaient plus sur leurs limites que de la bagatelle de quelques
milles. 11 Si je ne me trompe, Scott ajouta qu'il avait conseillé
au petit homme de remettre sa cause et sa carte aux soins du
pesant Willie Mowbray , d'assommante mémoire. Ce magistral
était fort employé par les gens de campagne ; il fatiguait telle-
ment chacun au barreau par ses visites éternelles et fréquentes,
son ton traînard , sa prolixité sans bornes , qu'il gagnait toutes
ses causes , à force d'ennuyer ses juges.
De toute la famille, c'était Sophie et son frère Charles qui
paraissaient le plus en rapport avec Scott et qui évidemment
jouissaient le plus de ses histoires. M™» Scott n'y apportait
qu'une très médiocre attention , faisant çà et là des remarques
dont l'effet immédiat était de glacer la conversation. Ainsi , un
soir , Scott s'était lancé dans toute sa joyeuse verve à raconter
une anecdote sur le laird de Macnab , n (jui , pauvre diable , di-
sait-il, est maintenant mort et oublié!...
— Comment ! monsieur Scott , interrompit la bonne dame ,
mort ? Il n'est pas possilde que Macnab soit mort!
— Par ma foi! ma chère, reprit Scott avec une gravité plai-
sante; s'il n'est pas mort, on lui a fait une cruelle injustice,
car on l'a enterré. )>
Washington Irviivg.
TOHE V. 16
AINDRÉ. - LÉONI.
PAR GEORGE SAND
11 y a presque toujours dans la carrière littéraire d'un auteur
un moment décisif : c'est celui où , ayant épuisé le sentiment
qui d'abord lui avait fait prendre la plume , il apporte à l'étude
du cœur humain , à l'observation de la société , avec les facultés
actives que la passion lui a faites , un regard plus calme , un
coup d'œil i)liis désintéressé , plus libre , un sentiment moins
personnel , plus accessible aux impressions du dehors. De ce
jour seulement il devient artiste dans l'acception véritable du
mot; il revêt cette impartialité suprême qui fait la majesté de
sa mission ; jusque-lA il avait été avocat plus ou moins éloquent
d'une cause plus ou moins sainte ; mais ce n'est que du jour où
il a obtenu justice pour lui-même , liberté pour ses sensations
long-temps prisonnières au fond de son ame, qu'il peut par-
courir avec aisance et souplesse la gamme sans lin des émotions
humaines. Ce moment où l'artiste, affranchi de l'obsession in-
spiratrice , vient à la dominer à son tour , il faut que la critique
soit attentive à le saisir et à le signaler ; c'est alors qu'elle doit
appeler au secours toutes ses forces, car c'est le cas ou jamais
dechercher à exercer sur la direction ultérieure de l'auteur la
faible part d'influence dont elle peut disposer.
Nous n'avons jamais eu le bonheur de comprendre bien dis-
tinctement ce qu'on a voulu dire par les théories de l'art pur. de
REVDE DE PARIS. 187
l'art pour lui-même , qui ont régné long-temps dans le monde
littéraire. Nous savons qu'il y a un art de la forme qui veutétre
étudié, laborieusement appris , et sans lequel les plus féeondes
pensées ne peuvent se produire, et meurent étouffées en germe
sans avoir pu se dégager de leur enveloppe; mais de pareilles
études ne sont guère à l'art lui-même que ce que la grammaire
est à l'éloquence ; c'est une discipline qu'il faut avoir subie ;
c'est un préliminaire indispensable; mais si de pareils enseigne-
mens n'étaient point fécondés par quelque pensée venue du cœur,
l'artiste , destitué de la puissance d'émouvoir , ne serait , avec
ses facultés oisives, qu'une admirable macliine privée de mou-
vement et de vie. Il y a donc lieu , quand un auteur a exercé
une influence morale incontestable, de rechercher le sentiment
qui lui a servi de point d'appui. Ce n'est pas là, quoi qu'on eu
dise, traiter l'art comme un sermon , et un roman comme une
thèse ; une moralité est toujours implicitement contenue au fond
de toute œuvre littéraire; dépouiller la vérité de ses voiles bril-
lans, chercher l'esprit qui anime ces incarnations ingénieuses,
c'est encore là, à notre sens, la meilleure portion du rôle néces-
sairement secondaire de la critique , puisque c'est s'attaquer au
sentiment inspirateur de l'œuvre, et que le modifier en un seul
point, si minime (juil pût être, ce serait avoir gagné quelque
chose sur tous les enfanlemensà venir de l'écrivain.
Ce travail, qu'on nous i)ermette de l'essayer. Nous entendons
peu de chose aux subtilités de cette analyse presque chimique, à
l'aide de laquelle de clairvoyans critii[ues savent décomposer un
écrivain et le ramènera sesélémens premiers, reconstruire son
arbre généalogique et reconnaître, à travers l'entrecroisement de
ses racines , les sucs divers dont il s'est nourri. C'est là un soin
que nous laissons à d'autres, mais nous serons bien aise, puisque
l'occasion s'en présente, d'appeler l'attention et l'examen sur
quelques types littéraires dont l'origine remonte à Byron et au-
delà, et qui, grâce à l'adoption de notre grand romancier, ont
conservé, aux dépens i)eut-être de sa gloire à venir, un éc lat qu'ils
empruntent surtout de la force de son génie.
Le talent de George Sand avait paru jusqu'à ce jour tenir
du poète plus encore ([ue du romancier. A côté de ses élans di-
thyrambiques, de ses descriptions vivantes des lieux , du senti-
ment exquis des détails et des nuances, de sa verve abondante
188 REVUE DE PARIS.
et intarissable, de toutes les faciillés ({iii consliluenllcpoèle, on
rencontrait bien quelques caractères dessinés avec charme et
vérité. L'action en général commence bien, l'exposition est na-
turelle; mais à peineles acteurs ont-ils été nommés et produits,
que le poète, entraîné pour son propre mouvement, transporte
bientôt dans le ciel ce drame commencé sur la terre ; ses li-
{jures grandissent, s'élèvent, s'idéalisent; mais en même temps,
et par un contre coup nécessaire , elles se détachent du sol et
l>erdent pied, et la scène, ouverte dans la Beauce ou dans le
Berry, tel jour de telle année, s'achève dans le temps et dans
l'espace. Sortir de la vraisemblance , oublier les usages , les
préjugés du monde qu'on a choisi pour théâtre, c'est un grand
défaut pour un romancier ; cependant , si tout ce que perd la
réalité tournait au profit de l'idéal , nous nous tiendrions pour
contens. Voyons donc si les exceptions morales introduites par
George Sand dans tous ses romans justifient la préférence qu'il
leur conserve sur des types empruntés à une nature plus natu-
relle.
Si je ne craignais de donner des armes contre unauteur dont
j'honore la personne et dont j'admire les écrits, je dirais que les
personnages qu'il a fait mouvoir devant nous jusqu'ici sont de
trois genres bien distincts : les hommes, les femmes et les neutres.
Ses femmes sont ravissantes: Indiana, Valentine, Juliette,
Fernande, la Marquise, Lavinia, montrent assez avec quelle ex-
quise délicatesse cl quelle diversité de nuances George Sand a
su peindre la femmedans tout ce que son caractère offre de dé-
vouement, de grâce, de tendresse et de fragilité. A côté de ces
séduisantes figures, nous voyons des caractères d'homme unifor-
mément maltraités, pleins d'égoïsme, d'orgueil, de sensuahté
brutale, de cujjidité retorse, comme M. Delniar*, Raymond de
Ramière, M. de Lansac, Léoni, etc. ; enfin apparaissent au mi-
lieu de ces personnages, bons ou mauvais, odieux ou aimables,
mais tous du moins vivans et reconnaissables, ces êtres que j'ai
appelés des neutres, qui, sous forme virile ou féminine , sem-
blent, du sommet de leur impassibilité glacialeetde leur absolu
détachement, surveiller et présider les orageuses passions dont
ils sont pour jamais guéris. C'est Trcmnor, c'est Lélia, c'est Syl-
via, types entiers dont resi)rit se retrouve, quoiquemiligé, dans
Bénédict, dans Jacques, et même dans Ralph, bien que celui-ci.
REVUE DE PARIS. 189
plus h; iireiix, finisse i)ai' rentrnr dans la vie, dont les autres de-
ineiirenL jusqu'au boni les impuissans et infortunés spectateurs.
Voilà bien, si nous ne nous trompons, les troupes de George
Sand rangées en bataille, chaque cohorte autour de son drapeau.
Nous allons rechercher maintenant, si toutefois ce dénombre-
ment renouvelé d'Homère ne fatijïue pas le lecteur, quel accueil
le pnhlic a fait à ces héros et à ces héroïnes , à mesure qu'ils
défilaient.
Quant aux femmes . il n'y eut qu'un cri, ce fut un haro uni-
versel. Pres([ue toutes ces femmes, si séduisantes , avaient en
effet, non-seulement le malheur d'aimer en dehors du mariage,
mais, ce qui est bien pis, la scandaleuse imprudence de ne pas
vouloir se partager entre leur mari et leur amant. Or, on avait
bien vu, dans les romans comme dans le monde , des femmes
avoir des amans ; mais ce qui parut odieux, effronté, immoral,
c'était de l'avouer , et de prétendre qu'il n'y a de liaison vrai-
ment respectable que celle que le cœur ratifie. Le péché tout
seul eût été pardonné, car, comme l'a fort spirituellement re-
marqué M. de Balzac dans la préface de son père Goriot , les
femmes criminelles ont des attraits que n'ont pas toutes les autres;
mais la droiture , l'audace , l'amour énergique des héroïnes de
George Sand . fut regardé comme attentatoire à la morale pu-
blique; on cria que la société était sapée dans ses fondemens,
que le mariage était foulé aux pieds , tandis qu'après tout la
question aboutissait au divorce, que la nation française, consti-
lutionnellement représentée par ses députés, demande opiniâtre-
ment depuis quatre ans, sans croire aucunement porter atteinte
aux fondemens natiu-els de la société. Ce qui eût été plaisant
dans tout ceci , c'eût été d'examiner d'où partaient ces saintes
clameurs. Il y eut bien par-ci par-là dans la presse deux ou
trois bons jeunes gens, d'une candeur toute primitive, ([ui, après
y avoir mûrement réfléchi , se crurent obligés de se mettre en
désaccord avec les grands noms de la critique ; mais cela fit peu
de bruit. Ils avaient beau s'écrier : Mais, mesdames, comment
faire quand on est mariée à un homme qu'on n'aime pas et
qu'on en aime un autre? Renoncer au bonheur de toute la vie,
c'est bien dur; tromper son mari, c'est bien infâme; comment
faire , à moins de le quitter ? A (pioi les aimables interlocutrices
opposaient une foule d'objections insurmontables en discussion
16.
190 REVUE DE PARIS.
publique, sauf, en petit comité , à ne plus présenter que quelques
difficultés sérieuses , qui toutes revenaient à ceci : Indiana
aurait dû attendre que la chambre eût adopté la loi sur le di-
vorce , et que le texte , si long-temps espéré , en eût été inséré
au Bulletin des Lois , revêtu de la sanction des trois pouvoirs.
Ainsi ce n'était plus qu'une question de temps et de formalité ,
et tout le crime de cette femme efiFrontée se trouvait n'être ,
après tout, qu'une anticipation coupable aujourd'hui, sur une
pratique qui demain sera consacrée par l'opinion. —Je ne sau-
rais trop recommander le petit comité à ceux qui veulent dis-
cuter morale avec les dames.
Néanmoins cette secousse imprimée à l'opinion donna lieu
aux réactions les plus bizarres. On vit des hommes qui jusque-là
n'avaient paru avoir aucun rapport ni direct ni indirect avec la
morale, de ces êtres prédestinés, qui, avec l'heureuse insou -
ciance du sauvage, mangent le fruit sur l'arbre sans demaader
le nom du propriétaire, on les vit, saisis de je ne sais quel ver-
tige soudain, se porter pour défenseurs de l'ordre social attaqué,
de cet ordre social dans lequel ils avaient jusque-là vécu , les
heureux mortels, comme le poisson dans l'eau, plus soucieux de
s'y ébattre que d'en faire disparaître les souillures. Ce fut un
beau moment qui datera dans leur vie , et que n'oubliera pas
non plus quiconque connaît assez les coulisses de la scène litté-
raire , pour être à même de rapprocher , au moins dans son
esprit, la biographie du prédicaleurde ses sermons.
Pour nous , si quelque chose nous a jamais paru digne d'éloge
et d'encouragement, c'est cette noble franchise d'un écrivain
qui montre la vérité sans déguisement, telle qu'elle lui est appa-
rue , sauf à ne recevoir pour salaire que des calomnies et des
injures, sauf à attendre, sous un feu continu de propos mal-
veillans , cette justice que le temps amène toujours avec lui ,
mais qu'il fait quelquefois bien attendre. C'est un courage
d'autant plus méritoire , qu'à l'opposé du moraliste , l'artiste
ne cherche pas la vérité, il la rencontre, et la transaction lui
serait d'autant plus facile et plus permise , qu'il n'a pris avec
personne l'engagement d'enseigner , mais seulement de ra-
conter.
Quant aux hommes mis en scène par George Sand et à ces
êtres bizarres que j'ai appelés des neutres, je demande la per-
REVUE DE PARIS. 101
mission de m'y arrêter un instant ; il y a là quelque chose de
trop remaniuable, de trop arrêté, une répétition trop constante
des mêmes ligures sous une a|»parente diversité de costume,
pour qu'une pareille étude ne jette pas de vives lumières sur la
source même des inspirations de notre grand romancier, sur le
sentiment qu'il a de la vie humaine.
Par quelle singularité inexplicable se fait-il que , dans ces
romans , tous les hommes qui ne sont ni brutaux comme M. Del-
mare, ni froidement intéressés comme de M. Lansac, ni égoïstes
sans mesure et passionnés sans dignité comme Leoni, mais qui,
au contraire , sont représentés comme de vastes intelligences
et de nobles caractères , soient tous frappés , à un degré ou à un
autre, de je ne sais quel désenchantement fatal qui leur fait
prendre en pitié, non-seulement les misères et les pauvretés de
la vie, mais aussi ses joies , ses occupations, ses intérêts, ses
attachemens ? 11 y a dans tous ces personnages une incrédulité
certaine , obstinée , raisonnée , systémati(iue , à laquelle ils ont
été antérieurement conduits par des voies que nous ignorons.
Ces caractères tristes, concentrés , inflexibles , ce sont les seuls
dont nous puissions attendre quelques actions nobles ou fortes ;
on voit que s'ils daignaient ou s'ils osaient vivre, ils vivraient
dignement; mais ils redoutent la vie comme une expérience
fatale, et non sans raison, il faut le dire, car l'essai qu'ils en
font ne manque jamais de leur être funeste. Si Bénédict sdrt de
sa fierté solitaire , c'est pour tomber dans un amour qui se ter-
mine i)ar une double catastrophe; si Jacques, devenu sceptique
pour des raisons qui nous sont inconnues, tente, arrivé ù trente-
cinq ans , de ressaisir le bonheur auquel la pratique de sa jeu-
nesse lui avait appris à renoncer, Jacques est puni de sa témérité
par des douleurs effroyables , et ce n'est que par le sacrifice
héroïque de ses affections et de sa vie qu'il échappe au rôle
odieux de M.Delmare. Aussi les sages par excellence, Trenmor,
Sylvia, se gardent-ils soigneusement de se compromettre dans
cette dangereuse arène , d'où il est si difficile de rapporter ses
facultés entières.
Ces personnages exceptionnels ont généralement déplu, et
justement à notre avis; inactifs par caractère ou par expérience,
ils ne jouent dans le drame que le rôle de raisonneur, comme
on dit en style de théâtre; ils regardent, conseillent et mora-
192 REVUE DE PARIS.
lisent. Or, on conçoit que chez Molière, Ariste ou Cléanle,
hommes graves, qui ont l'expérience de la vie, se permettent de
dire leur mot, et d'exercer sur les résolutions de leur frère ou
de leur neveu une légitime iniluence ; il s'agit , en effet , de cir-
constances par lesquelles ils ont passé dans leur jeunesse, et
dont ils se sont tirés avec honneur; ils ont et peuvent avoir un
avis en pareille matière; ils ont une solution au problème, un
déiîoûment à l'intrigue formée ; la vie n'est pas pour eux un
mystère de terreur contre lequel leur intelligence est venue se
JM'iser. Pris ainsi, soit dans Molière, soit dans Racine, soit dans
.Sophocle , soit dans Homère , ce rôle de conseiller est suscep-
tible de poésie et d'intérêt; pour s'en convaijicre. il suffit d'ou-
vrir le livre à la page voulue. Dans Homère , par exemple , le
vieux Nestor, avecles conseils de sa vieillesse encore belliqueuse,
contraste bien avec la fougue impétueuse des Ajax et des Dio-
mède. Phœnix, conjurant Achille au nom de? soins donnés à
son enfance, est encore une de ces figures d'une simi)licité tou-
chante que les anciens s'entendaient mieux que nous à repré-
senter. Mais que peut dire Trenmor, si ce n'est : N'essayez pas
de toucher à l'arbre de vie, car rien qu'en cherchant à en
approcher , moi, j'ai été foudroyé. La sagesse , c'est de s'abste-
nir, de ne pas aimer, de ne pas vivre; la sagesse, c'est d'étouffer
en soi le germe des passions fécondes et des nobles instincts ,
car ce n'est là qu'une voix perfide , qu'un piège intérieur que
Dieu nous a tendu. Défiez-vous donc de ces folles illusions.
Enveloppez votre cœur d'une couche de glace ; la sagesse, c'est
d'assister en spectateur désintéressé à la tragédie burlesque de
ce monde; mais bien fou , croyez-moi, qui prend un rôle dans
cette farce odieuse.
Or, s'il est au monde quel((ue chose d'évident , c'est que de
semi^lables conseils n'auront jamais, et le ciel en soit loué,
|)uissance de persuader , parce qu'ils rencontrent au fond de
notre ame un éclatant démenti, et que l'instinct de l'enfant ,
d'accord avec la sagesse du vieillard, sent bien que les passions
peuvent être dirigées , modérées , mais non supprimées dans le
cœur de l'homme.
Cependant ce conseil des prétendus sages est confirmé par
l'expérience des autres. Lélia est indocile aux avis de Trenmor ;
sa perle, celle de Magnus et Slénio, sont le prix de son indoci-
REVUE DE PARIS. 105
lilé. Jacques persiste, malgré Sylvia, à l'aire une dernière len-
lalive pour être heureux ; et Jaccpies, déchiré par tous les serpens
(le la jalousie, de l'amour trompé, de ramitié déçue , n'a pour
ressource dernière que les précipices des Alpes , seul asile ouvert
ù sa détresse contre les cruelles méprises du monde et les
angoisses de son propre cœur. Est-ce donc, par hasard, qu'il n'y
amail de salut dans ce monde que pour les natures grossières,
cupides, que pour ces âmes viles, qui, sous une forme humaine,
ne cachent (pie des appétits dignes de la brute? Celte triste
solution , je voudrais pouvoir la dissimuler, mais elle éclate et
se proclame elle-même à chaque ligne. Or, il y a dans une con-
clusion pareille quelque chose de si triste , de si décourageant ,
qu'il vaut la peine d'examiner si ces personnages , les seuls
grands dans la pensée de l'auteur,, sont bien les martyrs de
leurs vertus , ou s'ils ne seraient pas plutôt les victimes de
(luelque infirmité secrète. Voyons donc.
Et d'abord , remarquons que tous ces hommes d'une si haute
intelligence ne sont d'aucune profession ; ils ont presque tous
le malheur d'être riches , ou tout au moins de jouir d'une posi-
tion indépendante: ensuite, ils ont le malheur beaucoup plus
sérieux de ne rien trouver, dans tout ce qui sert d'objet aux
désirs de l'homme, qui soit digne d'exercer leurs nobles facul-
tés ; de telle sorte que , dans ce désœuvrement complet du cœur
et des sens , leur intelligence active n'a plus qu'à se dévorer elle-
même. De quoi vivent-ils, dites-moi , ces hommes supérieurs ,
et par où éclate leur supériorité? Quel est leur paiti politique,
leur croyance religieuse? Quels sont leurs intérêts de famille ,
d'affection , de fortune? Rien de tout cela n'est digne d'eux. Trop
orgueilleux pour marcher sous un chef, trop faibles pour com-
mander , trop dédaigneux pour prêter leur secours et combat-
tre en auxiliaires à côté de qui que ce soit , ils ne tiennent au
monde par rien , et passent leur vie à blasphémer contre l'hu-
manité qui les oul)lle , et contre Dieu qui ne les entend pas. Con-
venez d'une chose avec moi, c'est que tous ces grands hommes
prétendus ne sont que de pauvres malades , malades d'orgueil
et d'Impuissance , organisations fortes , mais privées de vie et
de charité.
Et cependant, il faut le reconnaître, l'auteur les a revêtus de
proportions si grandes , leur a prêté une intelligence si auda-
191 REVUE DE PARIS.
cieuse et si pénétrante , un langage si éloquent , un désespoir si
raisonné , si foit , si persuasif , qu'il faut s'y prendre à deux fois
avant de découvrir, sous la pompe éblouissante dont ils sont
entourés , le ver intérieur qui les ronge.
Byron aussi, témoin des dernières angoisses d'un monde à
l'agonie, avait rêvé des héros d'incrédulité, poètes et aventu-
riers vagabonds , créés à son image. Il avait mis lui-même son
poème en action ; mais du moins ces personnages, si fortement
conçus , il les mettait aux prises avec une société croulante ;
et si leurs passions énergiques , en cherchant partout un ali-
ment impossible à trouver , éreintaient sur leur passage des
croyances caduques ou des amours sans vigueur, du moins fai-
saient-ils preuve, dans cette lutte , d'une volonté active de re-
cherche et d'une puissance d'action vraiment admirable. Mais
que trouver dans ce désespoir stoïque , immobile , enveloppé
dans son manteau , dans cet athéisme passé à l'état chronique ,
qui n'essaie même pas de se guérir? Byron est mort en 1825. Il
nous semble que depuis lors , dans le monde moral , un siècle
s'est écoulé. Prophète comme tous les poètes , Byron dénonçait
la ruine imminente, sous les dehors de stabilité auxquels le vul-
gaire se laissait prendre. N'y a-t-il donc aujourd'hui que des
ruines à prévoir et des sépultures à décrire pour ceux dont l'ima-
gination aime à s'élancer au-devant des choses à venir ?
J'ai tort peut-être ; mais il me semble qu'à force de se sous-
traire aux conditions moyennes de l'humanité, ces figures qui
voudraient être idéales manquent en même temps aux conditions
de la vraie grandeur. Esclaves humiliés en face de la toute-puis-
sance divine , ils s'arment contre l'humanité d'un orgueil et d'un
mépris implacables ; et , comme ces enfans qui s'efforcent de
fixer le soleil , ils ne peuvent plus reporter vers la terre que des
yeux éteints et des regards affaiblis. C'est que, non plus que
le soleil , on ne contemple pas impunément Dieu face à face :
il faut l'adorer dans ses œuvres, comme le soleil dans les mer-
veilles que ses rayons illuminent, et ne pas user nos faibles
organes dans une lutte insensée , non plus que notre esprit dans
des méditations qui donnent le vertige.
Conçu encore sous une inspiration triste et fataliste, i.eoivi
est, à mon sens, un des ouvrages les plus fermes et les plus
acTievés qui soient sortis de la plume de George Sand. Sauf deux
REVUE DE PARIS. 105
ou trois lâches faciles à réparer, ce petit volume est un chef-
d'œuvre. Depuis l'explication amenée d'une manière si vraie et
si touchante entre Juliette et Bustamente, jusqu'à la méprise
qui égare la vengeance de ce dernier, on se sent emporté à
travers cette douloureuse histoire comme par un souffle irré-
sistible qui ne permet pas de s'arrêter une minute. Juliette est
une de ces femmes délicieuses dont l'auteur porte en lui le moule
inépuisable et varié. Quant à Leoni, j'ai souvent entendu critiquer
ce personnage ; il y a certes une exagération ultra-poétique
dans les idéales perfections accumulées à plaisir sur cette tête
privilégiée ; et , par un juste retour , on pourrait se plaindre
qu'il trempe dans l'infamie plus peut-être qu'il n'était nécessaire
au contraste. Mais comme la fascination de cet homme est ren-
due! comme sa puissance magnétique sur la pauvre Juliette est
exprimée! Comme dans ce récit si rapide, si entraînant , tous
les détails sont conservés , comme rien n'est oublié et comme
tout marche ! Je ne sais non plus si nulle part ailleurs George
Sand a rendu avec autant de vérité ces cris de cœur, ces su-
blimes distractions de l'ame qui se répond à elle-même. Il y a
des passages qu'on ne peut lire à haute voix , on se sent la gorge
serrée, on étouffe. La description de ce bal terrible où Leoni
enlève Juliette , la ravissante peinture de leur vie pastorale dans
un chalet de la Suisse , ce sont là des morceaux à relire cent fois,
et dont je ne saurais en vérité où trouver les équivalens. Quelque
triste d'ailleurs que soit cette alliance de tous les vices et de tous
les prestiges dans un même homme, cet homme du moins est
doué de passions, il est vivant, iln' appartient pas à cette race
iuactive et solennellement impuissante à laquelle j'ai déclaré la
guerre ; dépouillez-le de l'auréole romanesque qui resplendit
autour de sa tête, ramenez à des proportions bourgeoises cette
nature idéale , Leoni est vrai, vous l'avez dix fois coudoyé dans
la rue ; pour mon compte , je le connais.
Mais, j'ai hâte d'arriver à Axdré qui, moins fort certaine-
ment que Leoni , me paraît appelé à un succès plus populaire,
et qui , en même temps qu'il révèle une face , à peu près ina-
perçue jusqua ce jour , du talent de l'auteur . pourrait bien avoir
dans la série de ses idées , et , comme acheminement vers des
voies nouvelles, une importance à laquelle , pour notre compte,
nous serions heureux de croire.
196 REVUE DE PARIS.
Nous avions déjà vu dans Vale^tine avec quel bonheur George
Sand sait reproduire les scènes familières de la vie champêtre.
Oui ne se rappelle Bénédict, Valenlineet Athénaïs se promenant
au Iiord de l'Indre , par une belle journée d'été , et l'amour ger-
mant dans le cœur de Valentine , sous l'influence des émanations
embaumées de la campagne , de la fraîclieur du paysage , de la
lumière d'un beau ciel? Cette scène si sauve, si harmonieuse ,
rappelle la touche de Léopold Robert , dans ses Moissoînneurs ,
et sa poésie calme, reposée, empreinte de je ne sais quelle volupté
rêveuse. Dans André , la même inspiration , sans produire peut-
être rien d'aussi achevé, se retrouve plusieurs fois. Pris à un
degré moins élevé de l'échelle sociale , tous les personnages de
ce petit drame respirent un air de vérité jtarfaite ; et si le poète
s'élève moins haut, le romancier est plus près de la réalité. I!
n'y a pas une de ces figures qui ne soit excellente. La douce et
fière Geneviève , Henriette , avec son bon cœur , sa susceptibilité
et son point d'honneur de grisette ; Joseph Marteau , franc jeune
homme et galant redouté ; enfin le vieux marquis de Morand,
dont la morgue paternelle et nol)iliaire est mise en regard du
caractère faible et passionné d'André , forment ensemble un ta-
bleau plein de vérité et d'oppositions naturelles. L'action est
conduite, en général , avec un respect des vraiseml)lances qu'on
ne trouve pas toujours chez George Sand ; mais ce qui mérite
d'être particulièrement remarqué , c'est le talent comique, dé-
ployé dans plusieurs scènes impoi'lantes. Jusque-là rien n'avait
attesté , dans George Sand , la faculté de l'observation et le sens
de l'expression comique. Or il y a dans André deux ou trois
scènes, conduites d'ailleurs avec une rare habileté , qui provo-
quent le rire le plus franc et du meilleur aloi. Telle est l'arrivée
triomphale chez le marquis de Morand de Joseph , à la tête de
son bataillon de grisettes, sa fuite avec le char-à-bancs, à la
barbe du vieux hobereau ; mais ce qui est excellent , ce qui est
digne de Molière , c'est l'entretien où Joseph soutire au
marquis uue pension pour André, en agissant sur lui parla
crainte qu'André ne réclame le bien de sa mère. Le lieu de
ta scène , l'admiration calculée de Joseph pour les améliora-
tions que le marquis a introduites dans ses cultures, ses
exclamations perfides , ses suggestions alarmantes et les ap-
parences de parfaite candeur qu'il sait garder jusqu'au bout;
REVUE DE PARIS. t97
loiilc cette tactique du canipajînard mailié est menée avec unr:;
supériorité, un naturel et un comique <iui montrent mieux qu(t
tous les commentaires de la ci'itique les admiral)Ies ressources el
la lîexihililé prodigieuse du talent de George Sand . Je ne regrette
qu'une chose , c'est la déplorable faiblesse d'André ; iion que
je sois de ceux qui voudraient , conformément à la i)oéti(iue si
spirituellement exprimée par Cliarlet, que toutes Us histoires
d'amour se terminassent par la forme sacramentelle : et ils fu-
rent heureu.v. Non, ce n'est pas cela ; mais encoie pourquoi
ne pas justilîer , au moins par quelques efForls méritoires de fer-
meté , cet André qui , dans l'origine , nous avait été montré sous
des couleurs si dilîérenles?ll est faible , il est écrasé par le des-
potisme de son père ; la faiblesse est fortifiée en lui par l'habi-
tude d'obéir ; mais enfin il est amoureux, et l'amour peut bien
donner du courage. Qu'il succombe à la fin , soit ; mais qu'il
lutte du moins , qu'il essaie de s'affranchir , que sa défaite vienne
de sa faiblesse et, non de sa lâcheté, car cela fait tache. On
n'aime pas à voir un homme, d'abord haut placé, faillir pour
tomber aussi lias. La faiblesse poussée à ce point touche à l'in-
famie, et l'on en veut toujours un peu à l'auteur de nous avoir
recommandé cet homme, de l'avoir introduit dans notre estime,
pour ensuite le déshonorei- à plaisir el faire ainsi retomber sur
nous la honte de l'avoir adopté.
Le caractère d'André est d'ailleurs parfaitement vrai , il y a
beaucoup d'hommes de cette trempe molle et pliante ; mais s'il
s'en trouve un seul dans le nombre qui soit doué de l'imagina-
tion poétique, de la droiture de cœur d'André, et qui devienne
amoureux d'une aussi charmante fille que Geneviève, n'y a-t-il
pas quelque chance i)0ur que le courage qu'il n'avait pas eu pour
lui-mèrae, lui vienne quand il s'agira de sa femme et de son en-
fant! Mais André, je le vois bien , n'est qu'un soldat de cette
nombreuse armée d'invalides en amour dont George Sand a en-
trepris le dénombrement. C'est une cause détachée du grand
procès qu'il instruit contre l'égoïsme et la lâcheté des hommes.
Ainsi soit ; ce n'est pas moi qui viendrai m'inscrire en faux ;
si George Sand a voulu ju^endre en main les intérêts et les griefs
d'un sexe trop long-temps opprimé, et, en face du dévouement,
delà faiblesse confiante et intrépide des femmes , dévoiler les
déplorables noystères d'égoïsme, de lâcheté , de perfidie que la
17
198 REVDE DE PARIS.
morale bourgeoise , indulgente pour tout ce qui s'abrite der-
rière le code, a couvert de sa honteuse protection , c'est bien ,
nous applaudirons des premiers à ces accusations méritées.
Mais nous aimerions à voir maintenant ce vigoureux athlète ,
désarmé par la victoire , abandonner la route qu'il a si glorieu-
sement ouverte et tourner ailleurs ses efforts. N'est-il pas las
aujourd'hui de poursuivre et de flageller ? N'essaiera-t-il pas à
la lin de nous faire entrevoir ces célestes figures , dont les visi-
tes mystérieuses l'ont rendu si dédaigneux'de notre triste nature?
Quand pourrons-nous contempler ces hommes perfectionnés
qu'il a vus dans ses rêves, ces hommes qu'il ne peut comparer
à nous autres tous tant que nous sommes , sans frémir de colère
çt de mépris? Et puisque le romancier est armé des ailes du
poète , que ne laisse-t-il quelquefois la terre , que ne prend-il
hardiment sa volée, que ne nous emporte-t-il avec lui dans ce
sanctuaire privilégié où son œil sait atteindre, et d'où nous ne
pourrions redescendre, sans rapporter sur notre front, comme
Moïse, quelques rayons en souvenir de cette tranfîguration
passagère.
Mais nous parlons , sans nous en apercevoir . comme si le
dénoûment appartenait au poète; comme s'il ne lui était pas
fatalement imposé , comme s'il était libre toujours , après avoir
contemplé le monde du haut de ces cimes élevées accessibles à
lui seul , de redescendre vers les hommes , de laisser les petits
s'approcher de lui , et de les instruire avec bonté des choses
qu'ils ne connaissent point encore. Il y a malheureusement des
esprits qu'une puissance invincible pousse en haut et force à
monter. Vainement ils étouffent dans cette atmosphère rare et
subtile, vainement ils voudraient se mettre aux pieds des san-
dales de plomb , se faire grossiers et pesans; ils ont jeté leur
lest, et maintenant le vent les emporte. Ils voudraient éclianger
contre l'obscurité de quelque vallon solitaire la magnificence
importune d'un horizon sans bornes ; mais ils sont condamnés
à errer dans l'aspace, sans trouver une limite à leurs regards ,
un repos pour leurs yeux fatigués. Aussi, cherchez un peu
pourquoi le monde leur est apparu si triste , la vie si lourde,
l'homme si chétif; pourquoi l'avenir est pour eux si voilé; pour-
quoi l'espérance du mieux n'est plus qu'une belle et consolante
chi'; ère dont ils se bercent dans leurs momens de faiblesse.
REVUE DE PARIS. Î99
sauf à se railler eux-mêmes de leur propre crédulité quand la
force et la raison sont revenues, et vous verrez que ce qui les
fait si tristes c'est de s'être élancés seuls vers la lumière, sans
se retourner jamais vers ceux qui sont encore dans les ténèbres.
Emportés par une vitesse incomparable, ils sont arrivés seuls au
but , sans compagnons et sans suite avec qui s'entretenir des
merveilles du chemin ; et alors , rois d'un désert inhabité , ils
s'y sont sentis faibles et seuls , et ils ont maudit leur conquête,
forcés qu'ils sont d'y attendre leurs compagnons attardés.
Pour nous , qui admirons ces excursions hardies et ces cam-
pagnes aventureuses, nous sentons au fond de notre cœur une
espérance tenace qui nous dit que, lorsque le corps de bataille
aura rejoint , on trouvera tous ensemble quelque sentier moins
aride, quelque plaine mieux abritée où l'on pourra s'établir,
pour, de là , féconder le désert , et ajouter au calme régulier de
la vie de chaque jour le luxe de ses immenses perspectives ; car
Une sera pas dit que les glorieux aventuriers , qui s'égarent par-
fois dans leur course , doivent toujours aboutir au précipice
marqué , où le doigt du lâche ou du railleur impitoyable les
montre en exemple aux insensés qui s'efforcent, qui cherchent ,
qui espèrent.
Ad. Guérodlt.
LES FEMMES POÈTES
AU XIX» SIÈCLE.
Le liiiibre sonore
Lentement frémit douze fois.
U se tait , je l'écoute encore ,
Et l'année expire A sa voix.
Adieu!.. Salut , sa sœur nouvelle ,
salut! quels dons chargent ta main , elc
— Mme TASTU. —
I. _ M™« TASTU.
POÉSIES, 1826. CHRONIQUES DE FRANCE, 1829.
POÉSIES NOUVELLES, 1835.
Le nouveau volume de M""» Tastu semble une réponse à ces
vers. Il nous est venu au milieu des fêles du jour de l'an. C'é-
tait, disait-on , un gracieux présent à faire à quelqu'une de ces
jeunes femmes qui, entre la matinée et le bal, ont encore une
heure à donner aux pures jouissances de l'esprit. Les fêtes de
janvier ont passé sur ce premier-né de la poésie, en 1855, et
après elles les folles joies de février. Je vous donne aujourd'hui
le livre pour l'un des plus mélancoliques qu'ait vus écloi-e
notre âge. On dirait que l'auteur l'a jeté au milieu de nos plai-
sirs frivoles, comme une poignante ironie. Après l'avoir lu
REVUE DE PARIS. 101
avec r.n charme inquiet et pensif, on se demande si c'est là cette
voix connue , et <iiiel poids de secrète douleur cliacun des jours
écoulés a laissé sur celte anie. On remonte alors , avec une pieuse
synipalliie , la pente de cette poésie si limpide et si fraîclie dans
sa source, cherchant comment des premières inspirations ont
pu naître les dernières. Celles-ci nous ont ramené à ce volume
delSîîC), si délicat, si gracieux, si jeune. Nous l'avons relu sous
rémotion toute récente des poésies nouvelles , et nous avons
cru entrevoir dans ces œuvres successives une triple transforma-
tion dont nous essaierons de retracer l'histoire.
Nous ne raconterons pas la vie de M'"" Tastu ; la vie d'un
honuiie se raconte; celle d'une femme, quelque célébrité qui
s'attache à son nom , doit rester ensevelie dans le mystère du
foyer domestique. La biographie (|ui s'empaie de l'humble des-
tinée d'une femme pour la produire aux regards , enlève aux
œuvres de cette femme quelque chose de leur parfum. Laissons
donc à M'"'' Tastu le chaste voile qu'elle-même a voulu étendre
sur ses jours. M. deLamartinecompare les |)oètes ii ces oiseaux
(le passage qui suivent le courant de l'onde , et qui chantent loin
(les bords. C'est là toute Thisloire de M""' Tastu: le monde ne
connaît d'elle que sa voix , et les chants de cette voix ont laissé
;iu silence qui se fait autour de l'épouse et de la mère toute sa
pureté.
En 182f), un volume parut sous ce titre : Poésies, par M™"
Amahle Tastu. Des morceaux qui formaient ce volume quel-
(pies-uns, insérés déjà dans divers recueils , avaient annoncé
un poète. L'auteur, disait-on, était une jeune femme, plusieurs
fois elle avait conquis la palme aux Jeux-Floraux, cette Acadé-
mie de pi'ovince qui conserve encore son renom de poésie, sans
doute paice que née sous le ciel des troubadours elle a eu pour
aïeule leur muse toujours populaire. Il appartenait à l'Académie
(le Clémence Isaure de couronner M'"^' Tastu. On disait encore
((ue le poète avait vu le jour à Metz , et on remarquait qu'il
empruntait à peine au midi quelques-unes de ses images, gardant
de son autre patrie la netteté de la pensée, et je ne sais quelle
grâce un peu mâle et tièredans son langage.
Ce <iui aidait encore au succès de ce volume, c'est que l'on y
trouvait mêlés, dans une harmonieuse fusion, les mérites divers
des deux écoles qui se partageaient alors la |)oésie et la critique-
17.
202 REVUE DE PARIS.
respect pour la tradition dans le style , et dans le fond des
idées liberté pour l'inspiration. Fallait-il voir en ceci le noble
effort d'nn esprit concluant ? C'était aussi, je crois, le dévelop-
pement naturel d'un génie sobre et réservé. Dans ce volume,
rien qui semble fort personnel au premier abord. Les sentimens
que le poêle exprime, nul doute qu'il les ait éprouvés. Sous ses
créations les plus diverses , et , si j'ose parler ainsi , les plus
désintéressées, on sent un cœur qui bat ; mais ces créations ,
mais ces sentimens empruntent leur vêlement à l'imagination de
l'écrivain. Il est artiste d'abord , artiste avec son ame, recon-
naissons-le bien, moins préoccupé toutefois du mouvement de la
pensée que de l'harmonie de sa parole. Ce contras le d'une in-
spira lion naïve et d'une forme savante est, dans certaines
familles de poêles, le plus haut degré de la perfection. Ajou-
tons que dans l'œuvre d'une jeune femme il est à lui seul une
poésie. Il répand sur celle pensée qui se laisse seulement entre-
voir- le charme souverain d'une pudique beauté.
Tel est, selon nous, le caraclêre général de ce premier recueil,
chaste pensée déjeune fille et déjeune femme, sous une sévère
expression d'artiste.
Les morceaux dont il se compose rentrent dans deux classes
différentes. Les uns appartiennent à cet art intermédiaire que
nous avons essayédedéfinir;lesautresémanenlplusdirecteraent
del'ame du poète.
Arrêtons-nous un moment aux premiers. C'est d'abord une
belle et noble élégie qui a pour titre: Les Oiseaux du Sacre.
Ce fut, il nous en souvient, quelque chose de louchant que cette
voix qui s'éleva gémissanle, parmi toutes celles qui saluaient l'a-
vénementd'un nouveau règne. Cette voix n'avait ni malédictions
pour le passé, ni prophéties menaçantes |)ourravenir: elle priait
pour ceux qui souffrent. Une autre élégie , Lyon en 1793, ap-
partient sinon à la même époque , du moins à la même inspira-
tion , l'amour de la patrie. La France trouvait toujours dans
M"* Taslu une interprèle digne d'elle. Tout à l'heure elle plaidait
éloquemment la cause de la liberté ; que le Louvre prête aux
œuvres de l'industrie française ses royales galeries, le poète aura
des chants pour les trésors de notre industrie. Disons cependant
qu'il y a, dans ces divers essais d'élégie nationale, plus de ta-
lent de style que de véritable poésie; j'en excepterais toutefois
REVUE DE PARIS. 205
V Enfant de Canaris, qui se distingue par une sorte d'inspi-
ralion maternelle.
Approchons-nous davantage de l'ame du poète: l'amour de
l'art est une de ses passions les plus vives; aussi y a-t-ildansle
recueil tout un côté où l'art a déposé ses révélationsles plus in-
times, ses émotions les plus vraies, et qu'il a consacré de ses
noms les plus chers, Lamartine, C. Delavigne, 'Victor Hugo,
Béranger, Sleuben, puis sur tous ces noms aimés, l'ombre de ce
nom, Shakspeare. On n'a pas oublié le beau tableau de la valléede
grand Rutii;il a inspiré à Mra'îTastu l'une de ses compositions les
plus heureuses. Si le pinceau de Steuben est énergique et fort,
la voix du poète aussi est ferme et sonore. On se souvient de la
gracieuse épitre de M. de Lamartine à l'auteur des Messéniennes
et de la spirituelle réponse de celui-ci. Les deux pavillons se sa-
luaient en chantant. Une femme écoulait, du bord , ce merveil-
leux dialogue, et reportait aux deux rivaux les vœux et les sym-
pathies de la France. C'était encore M""" Tastu. Mais avant ce
morceau des Deux Poètes, il faut placer le fragment délicieux
adresser à la fille de 51. Cli. nodier. Quelque temps auparavant,
M^^Tartu payait dignement à la mémoire de W^^ Dufrénoy la
dette de la France et delà poésie. Cette dette était aussi la sienne,
car elle avait reçu de M""" Dufrénoy ces traditions de beau
langage qu'elle continuait avec gloire. Le Chant de Saphoau
bûcher d'Érmne est une belle création lyrique. C'est le com-
mentaire d'une ode fameuse, bien des fois reproduite.Mais ici
l'image dÉrinne , morte dans toute la pureté du jeune âge tem-
père chastemenlThymne passionné de Sapho. La Chambre de la
Châtelaine est une élégante imitation de Mathurin, et le Barde ,
la Mer, l'Odalisque, n'ont rien jierdu, en passant dans notre
langue, de la grâce mélancolique et sérieuse de Thom.Moore.
Ces œuvres diverses, où tant d'ame entrait dans l'imita-
tion , étaient pour le talent de M™" Tastu un exercice puissant,
qui hâtait sa maturité. Par ces luttes avec Mathurin et Tho-
mas Moore, elle se rapprochait peu à peu de Shakspeare. Lors-
qu'enfin elle vint à lui , elle avait certes dans le style assez
de vigueur pour traduire la scène de Brulus et de Porcia,
assez de souplesse pour reproduire les adieux de Roméo et
de .luliette; et pour réduire le chant de Titania qui s'en-
dort.ou les lamentations du roi Lear, la grâce pouvait-elle
204 REVUE DE PARIS.
jamais manquer Ji son langage, la sensibilité à son cœur?
Le choix de ces imitations , la manière dont elles étaient con-
çues , tout en révélant les prédilections du poète et ses pensées
les plus habituelles, décelaient déjà dans son talent un côté plus
intime. J'arrive à cette seconde partie du recueil.
Deux morceaux la résument tout entière : l'un avec plus de
grâce , les Fetiilles du satile ,• l'autre avec plus de profondeur
et sous une forme consacrée par le catholicisme, rjnge gar-
dien. Retour mélancolique sur le passé , regard déjà timide et
oraintif jeté du côté de l'avenir, telle a été l'inspiration communede
ces deux pièces. A la première la rêverie a donné ce qu'elle a
de plus suave ; sur la seconde la foi a répandu ce <iue ses mys-
tères ont de plus touchant ; car il y a de lune et de l'autre dans
l'ame du i)oète , une rêverie douce et une foi sans mysticisme.
De cette foi simple et tolérante est née encoi'e la Veille de Noël,
une charmante élégie. N'oublions pas le pèlerinage à la Cha-
pelle de Notre-Dame de Consolation, dans les Pyrénées, et
une belle étude (|ui a pour titre : les Saisons du Nord; le Nord
et le Midi, les deux i»atries de &!'»« Tastu.
Tel est ce premier volume. Vous le voyez : maturité de cœur
et jeunesse d'imagination, rêves déjeune femme, déjà consacrés
j)ar ce que le sentiment du devoir a de plus élevé, la conscience
de plus délicat. C'est la première époque de la vie de notre poète,
et c'est aussi la première manière de son talent. Au dehors,
quelque chose d'indécis encore et de fiottant; mais au dedans,
une base profonde et sûre. Maintenant un peu de soleil et de
gloire à celte piemière fleur de poésie.
11 y a telle nature de i>oète chez (jui le génie éclate tout d'a-
bord sous la forme «pii lui est !)ropre. Ceux-là , dès le premier
vers qui leur échai)pe, le monde sait où ils vont et quelle pas-
sion les mène. D'autres, au contraire, se laissent aller à tout
vent de poésie , jusqu'à ce qu'ils aient trouvé le souffle qui con-
vient à leurs ailes. Ils façonnent en mille essais divers ce nier-
veilleux instrument du style, et ils rap|)liquent à toutes choses :
ici , chantant un hymne à la partrie ; là , exhalant la foi de leur
ame dans quelque pieux cantique ; ailleurs, se passionnant pour
Part et pour ses créations; ailleurs encore, se servant de <|ue!-
que nom antique pour y cacher timidement une i)ensée indivi-
duelle; partout enfin, se préparant à bien recevoir la destinée
REVUE DE PARIS. 203
que leur fera le temps. M™e Tastii , par son premier recueil , se
rallacliait à celle famille.
L'année 1iS2'J nous a|)|!orla un second volume qui annonçait
<|u'une révolution s'était accomplie dans le talent du poète. Je
veux parler des Chroniques de France.
II y a dans la vie de l'homme un moment qui aurait dû occu-
per plus long-temps la pensée des moralistes : c'est le moment
qui suit la première jeunesse , quand l'âge mùr est loin encore.
Ce sont après les ferventes années quelques jours d'apaisement
et de quiétude. Tout commence à se calmer au dedans de l'homme;
il s'arrête alors et se repose quelque temps dans un heureux
équilibre de toutes ses facultés. Réconcilié désormais avec les
sévères exigences des choses, il n'a pas dit un dernier adieu aux
illusions du jeune âge ; mais il les repousse dans une sorte de
lointain où chaque jour elles s'effacent davantage; moment
unique dans la vie, et qui tire toute sa beauté de ce merveilleux
accord entre L-» destinée terrestre de notre ameetses immortelles
espérances.
Ce moment s'annonce chez les poètes jjar des œuvres pacifi-
ques (pii ne naissent pas fatalement de la passion , mais du
libre choix de l'intelligence. Prenons dans son ensemble le dé-
veloppement poétique de M. de Lamartine. Il débute par ses
Premières Méditations : là , c'était bien l'ame chantant ses
douleurs, et jamais douleuis plus poignantes ne débordèrent
par la poésie. Vient alors dans la carrière de ce noble génie le
moment dont nous parlions. Les Nouvelles Méditations l'an-
nonçaient déjà par la molle insouciance, et aussi parle caractère
déjà plus extérieur de l'inspiration : le poète est sorti de ce bril-
lant tourbillon qui l'emportait, haletant, dans les voies de l'in-
fini. Il a encore les yeux fixés sur le ciel; mais il regarde quel-
quefois à terre; il chante Saphosurle mode antique; ils'empai-e
de la tragique histoire de Napoléon ; il essaie à loisir, dans cet
admirable morceau des Préludes, tous les tons de la muse. La
Mort de Socrate révèle plus profondément encore la l'évolution
qui s'opère, et le dernier chant de Childe-Harold nous la mon-
tre accomplie; — puis le poète retourne à son sillon primitif,
et les Harmonies vont éclore.
Le talent de M""" Tastu a suivi une route singulièrement
analogue. Nous avons vu ([uel il a été à son début, gracieuse
206 REVUE DE PARIS.
alliance d'un art élégant et d'une noble individualité. Parvenu
à son second âge , il se met à l'aise dans les Chroniques de
France. Cette époque a été pour M^^ Tastu celle des patientes
études et des veilles choisies ; de ces veilles et de ces études , les
Chroniques sont nées. Si le poète s'en est tenu à ce premier
essai , ce n'est pas , certes, que son essor l'ait trahi , mais les
acclamations ont manqué à sou œuvre ; mais les soucis de ce
monde sont venus; mais enfin, elles passent vite pour les
poètes lyriques ces années paisibles où le talent s'épanche d'un
cours limpide et égal.
A chaque grande époque de notre histoire , M™« Tastu dérobe
un souvenir qu'elle revêt élégamment de la couleur de celte
époque. Aux temps religieux , elle emprunte cette délicieuse
légende des Amans de Clermont , que Grégoire de Tours nous
a conservée. Aux temps barbares , le Meurtre des enfans de
Clodomir; et à l'âge chevaleresque , la glorieuse défense du châ-
teau de Pontorson. Ces divers récils , les deux premiers surtout,
sont empreints d'un charme attendrissant : ce n'est pas la grâce,
c'est la vigueur qui leur manque. Je me hâte d'arriver à ce que
jime xastu a nommé les temps politiques de l'histoire de France.
Les Scènes de la Fronde ont un mérite de couleur qui n'a pas
été assez remarqué. C'est une piquante comédie pour laquelle
on désirerait l'éclat de la représentation , si une ovation popu
laire pouvait jamais valoir , pour la chaste muse , le demi-jour
de-sa solitude. Quoi qu'il en soit , ces scènes si heureusement
dialoguées révèlent tout un côté nouveau dans ce talent déjà si
souple et si varié. Le coadjuteur , Mazarin , Condé, .4nne d'Au-
triche , ne parlent pas , dans les écrits contemporains , une
langue plus vraie et plus conforme à leur caraclère. C'est un
mérite peu commun que d'avoir fait de la Fronde une comédie
nouvelle , après les mémoires du cardinal de Retz. La voici
cependant : elle commence dans l'oratoire de la reine , et se
dénoue sur l'escalier où Guitaut somme le grand Condé de lui
remettre son épée.
Tout autre est le mérite des Cent-Jours . brillante esquisse des
temps modernes. Là, c'était l'étude paliente qui reconstruit , la
verve originale qui rend à une langue morte sa vivacité naturelle;
ici c'est, dans son essor le plus hardi, le mouvement lyrique.
Napoléon a sa page dans les plus beaux livres de notre époque.
REVUE DE PARIS. 207
Celui-ci , je le crains , ne laissera pas trace profonde après
lui; mais dans cette partie du moins, si le sujet est grand , le
poète l'est aussi.
Tel est ce second recueil , souvent plein d'éclat et de charme
dans le détail , mais dépourvu dans son ensemble d'une origi-
nalité véritable. Tout ce quele talent a pu sans une forte inspi-
ration , il l'a fait. Le livre est une erreur peut-être , mais quel-
ques erreurs de cette portée suffiraient à la renommée d'un
poète.
Après s'être un moment reposé dans la Mort de Socrate et
dans le Pélerinagç iVHarold, la méditation de M. de Lamar-
tine brise son enveloppe d ramatique , et s'épanouit de nouveau
sous sa forme élégiaque. Victor Hugo , après les Orientales y
cet épisode éblouissant de son épopée lyrique , est rentré , à
son tour, dans la poésie individuelle, et nous avons eu les
Feuilles d'automne. Les Chroniques de France sont , dans
l'œuvre de M"« Tastu , l'anneau qui lie aux poésies anciennes
les Poésies nouvelles.
Ace littéraire développement d'une pensée de choix , voici
que succède quelque chose de plus intime et de plus spontané.
Par cette libre et patiente étude, le poète a donné à son style
une allure plus vive , et à son rhylhme plus de fermeté. L'in-
spiration est ensuite venue d'elle-même. D'elle-même! oh! non
pas; elle est née de l'irrésistible fatalité des choses.
Ce serait méconnaître ce qu'il y a de profond dans celte inspi-
ration , que d'en dire qu'elle est uniquement personnelle. Voilà
bien encore des regrets qui suivent le passé dans sa fuite, des
craintes qui s'attachent à l'avenir, toutes les anxiétés enfin d'une
destinée pour laquelle la gloire et la vertu ont seules porté
leurs fruits. Mais alors même que le poète exhale sa propre
plainte , une plainte plus haute et plus solennelle s'y mêle sour-
dement. Ce gémissement isolé se perd dans le gémissement de
tous. Cette souffrance solitaire s'agrandit de celle de tout un
monde. Dans cette voix qui se plaint tout bas , c'est tout un
siècle qui se lamente.
Voilà, si je ne me trompe , le caractère nouveau de ce livre ,
et c'est à ce prix que, de nos jours, on achète l'originalité.
Quel est donc ce mal du siècle qui fait ombre jusque sur la
douce pensée d'une femme? c'est le mal de toutes les époques
208 RE^TJE DE l'ARlS.
de transition, de tous les âges où la société se transforme, l'in-
certitude en toutes choses, car je ne voudrais pas écrire: le
scepticisme.
Passé qui emporte avec la jeunesse le souvenir des premiers
succès , avenir qui s'avance inconnu et qui ne réfléchit sur le
présent aucun des biens que la Providence lui réserve, placé
entre ce délaissement cruel et celte douloureuse attente, le poète
chante encore, mais sa voix a toute la tristesse des jours voilés
de cet automne de l'humanilé. S'U dérobe encure, comme autre-
fois, à l'Angleterre quelques fleurs de sa poésie, ce ne sont plus
les suaves chansons de Thomas Moore, où la mélancolie n'est
qu'une grâce de plus, ce sont les élégies de miss E. Landon, ou
celles de W^ Felicia Ilemans. Shakspeare enfin n'est plus le
génie qu'elle environne de son culte , et dont elle s'essaie à re-
produire les beautés ; c'est Dante celte fois , Dante lui-même ,
non plus ses fictions , Dante en ce qu'il a de plus tragique, ses
imprécations sur Florence.... Mon Dieu ! le glaive est donc entré
bien profondément dans cette ame !
Ce nouveau recueil reproduit assez souvent les mêmes sujets
que le premier ; mais comme on sent bien qu'entre l'un et l'autre
dix ans se sont écoulés , et que le poète a jeté dans ces flots ra-
pides de sa vie bien des illusions d'autrefois ! On avait remarqué
dans cet autre volume une belle élégie qui avait pour titre to
Mendiante. Oh! (ju'il y a bien une autre énergie dans le mor-
ceau sur /a Pauvreté! celte fois le poète a touché de sa main
les misères humaines ; le spectacle de la réalité est une muse
terrible. Dans une gracieuse composition du premier recueil,
l'Jnge r/ardien, M'"» Tastu passait en revue les époques di-
verses de sa vie, celles qui avaient fui avec ses jeunes pensées,
et celles qui venaient lui apportant la gloire et lui promettant
le bonheur. Le Drame nous offre ici la même image ; mais
quelle différence, grand Dieu! et comme les couleurs ont
changé! Nous admirions le T/mn^ de Sapho au bûcher d'É-
rinnc, et nous sentions comme le souffle d'une inspiration
récente dans celte belle étude de la passion antique. Oh! qu'elle
éclate maintenant avec plus de vigueur dans le chant du poète
au tombeau de M'"" Élisa Guizot! On a pu voir çà et là , dan;;
les précédentes élégies , quelque défiance des hommes et des
événemens; mais la timide ci'ainte d'alors se nomme aujour-
REVUE DE PARIS. 20Î)
d'hui/e Découragent ent, et, .-iiix mauvais jours, le Tentateur.
M™" Taslu est demeurée fidèle à toutes les sympathies de ses
années adolescentes ; mais par ce côté encore , le scepticisme
est entré quelquefois dans son cœur. Relisez les belles stances
qu'elle adresse i> M. de Chateaubriand , et la messénienne que
lui inspire le convoi de M. de La Fayette. Quelques morceaux
encore portent profondément la date de ce temps-ci : ainsi ./c*
Migrations , admirable élégie où la simplicité du rhythme aide
encore à l'émotion qui naît de la pensée, le Christ au Tombeau,
les Dieux s'en vont! lamentables échos de ce doute, autre
tourment de notre âge. Mais où donc, ô poète ! est cette foi de
la jeunesse qui mettait sur vos lèvres ces doux cantiques à la
Vierge?
Voici dans ce talent un autre signe de sa transformation nou-
velle. Il est de la nature de certains génies, quand ce n'est plus
le premier élan du cœur qui les porte, de se développer par mo-
mens , sous leur aspect pittoresque , au détriment du côté ly-
rique. Je veux dire qu'à certaines heures, les brillantes fantai-
sies de l'esprit prennent la place de l'inspiration. Nous avons
loué dans les Scènes de la Fronde la verve ingénieuse du style;
on la retrouvera , non moins piquante , dans les morceaux qui
ont pour titre : Le Cabinet de Robert Estienne , Mon
Royaume, la Mansarde, surtout dans le poème étincelanl de
Peau d'âne. Le poète a-t-il voulu raconter ici, sous forme allé-
gorique, la vie toute matérielle du siècle? On le dit , mais je ne
puis le croire. Cette pensée ne ressort pas assez nettement du
récit; de loin en loin elle s'y montre, mais sans le domine.".
Laissons ce conte aux fées qui l'ont dicté. Redites-nous, fée des
lilas, les aventures de la belle infante! Pour ma part, je remercie
M™" Tastu de m'avoir fait relire dans Perrault ce conte de Peoî^
d'âne, et après celui-là... tous les autres.
Nous citerons en finissant un morceau qui justifie nos éloges,
et qui résume les divers points de vue que nous venons d'ex-
poser,
LA MER.
Laissez , ne troublez pas l'heure qui m'est donnée ,
Que je puisse au bonheur reprendre im peu de foi !
18
110 REVUE DE PARIS.
Innombrables liens dont ma vie est gênée ,
Pensers de chaque instant, soins de chaque journée,
Laissez, oh! laissez-moi.
Je veux oublier tout, oui, tout pour cette rive
Où la mer vient briser sa majesté plaintive.
Je veux suivre de l'œil ses souples mouvemens,
Tendre une oreille avide à ses mugissemens ,
Et mêler, sur le bord de l'humide étendue ,
A son souffle puissant une haleine perdue.
Mais, quoi ! de l'Océan ce n'est là qu'un lambeau ,
Un des pans azurés de son large manteau!
II faut le voir aux lieux où la France féconde
Sent contre son flanc nu battre toute son onde.
Pourquoi pas?... Demandez à l'invisilile main
Qui de mes vœux sans cesse a barré le chemin ;
Demandez à ce joug qui fait ployer ma tête.
Quand k se redresser il la sent toujours prête ;
Demandez au fardeau qui ralentit mes pas ,
Faits pour atteindre un but qu'ils ne toucheront pas.
Vous qui vibrez encor dans mon ame oppressée ,
Bruit tonnant de juillet qu'elle traîne après soi ,
Du sang de nos martyrs trace à peine effacée,
Laissez au gré des flots s'endormir ma pensée ,
Laissez, oh! laissez-moi.
Je veux oublier tout , oui, tout pour la soirée
Où monte de l'été la plus haute marée.
Entendez-vous des sons étranges , inconnus ,
Du profond de l'abîme à la terre venus ?
C'est elle , c'est la mer. qui , toute frémissante ,
Semble loucher les cieux de sa hauteur croissante.
Écoutez sur le roc ces coups égaux et sourds ,
Pareils aux coups lointains du canon des trois jours.
Qui ne la connaît pas la dirait en colère :
Tel menace et rugit l'Océan populaire !
Mais sans frein apparent, ce courroux solennel
A son heure marquée et son but éternel!
REVUE DE PARIS. 911
Cependant, pauvre barque, il te brise au passage ,
Et charrie, en jouant, tes débris sur la plage!...
Humble fortune , hélas ! détruite en peu de coups ,
Sans même avoir valu l'effort de son courroux!...
Insupportables cris des intérêts servîtes ,
S'arrachanl les lambeaux de l'éternelle loi ;
Vains débats des partis , bruits oiseux de nos villes ,
Écho toujours grondant des discordes civiles ,
Laissez , oh ! laissez-moi.
Je veux oublier tout , oui, tout pour le navire
Que laisse au sein du port le flot qui se retire.
.le veux voir décharger, aux lueurs du matin ,
Tous les dons parfumés de l'Orient lointain ;
Puis, le soir, contempler , ces voiles repliées ,
Ces cordages , ces nœuds, ces lignes déliées
Qui se croisent dans l'air, et semblent sur l'azur
Le travail délicat d'un pinceau ferme et pur.
Salut au pavillon qui joue entre ces toiles,
Et porte en un champ bleu treize blanches étoiles !
C'est pour notre triomphe aujourd'hui que tu viens!
Le tien fut notre jour , ô sœur , tu t'en souviens :
Salut, et vous. Anglais, qui, nos rivaux naguères,
A YOix haute aujourd'hui vous proclamez nos frères ,
Comme des bras amis nos ports vous sont ouverts ;
Venez !... Mais quelle proue a sillonné les mers?
Oh! voyez, on dirait, sur les vagues fidèles ,
Un oiseau qui reveint au nid à tire d'ailes!
Mes yeux me trompent-ils ? Sur nos bords , en plein jour,
Les bannis d'Holy-Rood seraient-ils de retour ?
Ce navire à la fois porte-t-il à la France
Leur bannière vieillie et leur jeune espérance?
Non : s'il a pour parrain l'héritier des vieux rois ,
C'est que le temps va vite, et que, depuis dix mois ,
Devers le pôle austral harponnant la baleine ,
Il n'a rien vu , rien su : de la grande semaine ,
Rien ; d'un roi nouveau , rien !... Et le voilà cinglant
.\Yec son nom proscrit et son pavillon blanc.
212 REVUE DE PARIS.
Arrachés par le fer, exhalés dans les chaînes ,
Derniers soupirs de ceux qui meurent pour leur foi ,
Que pousse le Midi de ses lièdes haleines ,
Que le souffle du Nord apporte de ses plaines ,
Laissez , oh ! laissez-moi .
Je veux ouhlier tout, oui , tout pour cette brise
Qui laboure à grand bruit la mer houleuse et grise ,
Pour ces vagues soupirs tristement modulés,
Pareils aux longs échos des orgues ébranlés.
On dirait quelquefois un concert d'hymnes saintes ,
Puis un murmure sourd de reproche et de plaintes !
Ah ! dans ton vol vengeur , messagère du Nord ,
On te verra bientôt nous rapporter la mort.
La mort! non cette mort éclatante et parée
Qui dort sur un drapeau , de palmes entourée ,
Et nous laisse tomber sous un glaive vainqueur,
Un espoir à la bouche , une foi dans le cœur :
La mort ! mais sans écho, muette, inattendue ,
En subtiles vapeurs dans les airs répandue.
Qui fondra sur ce monde à de vils soins livré ,
Sans y frapper un coup digne d'être pleuré !
Son souffle fanera, vous qui vivez de fêtes ,
Les couleurs de vos fronts et les fleurs de vos têtes;
Vous qui tendez le verre aux vins étincelans ,
Elle y viendra verser ses poisons à pas lents.
Voyez-la se dresser, gens d'argent ou d'intrigues ,
Entre vous et votre or , entre vous et vos brigues;
De privilèges point : elle se prend à tout ;
D'asile, de rempart, point : elle entre partout.
Dépeuplant sans pitié les obscures mansardes ,
Elle franchit les seuils environnés de gardes ;
Sans respect, des palais le royal escalier
A son pied redoutable est déjà familier !...
Et pourtant pas un cœur prêt à la voir paraître !
Moi-même, moi, qui sait? je l'attendrai peut-être,
Murmurant à voix basse un chant frivole ou vain ,
Sur ma lèvre entr'ouverte interrompu soudain.
REVUE DE PARIS. 213
Hélas! m'enviez-vous Theiire qui m'est donnée ,
Souvenirs pleins de trouble, avenir plein d'effroi?
Au fond de cette coupe, à ma soif destinée,
Laissez donc retomber la lie empoisonnée ,
Laissez , oh ! laissez-moi.
Il semble que le poète ait trouvé dans la sincérité de son
inspiration nouvelle une hardiesse de style qu'il n'avait pas
auparavant. Ce morceau marque, selon nous, le point le plus
élevé qu'ait encore atteint le talent de M™^ Tastu , et nous
laisse entrevoir par-delà une belle destinée lyrique. Espérons
qu'elle pourra librement conquérir cette destinée. Où serait
donc la justice , si, après avoir honoré sa vie par d'humbles et
saints travaux , M™" Tastu ne pouvait pas aussi par ses chants
honorer de nouveau le pays et la poésie ?
Antoine de Latovr.
18.
HUiT JOURS AU CHATEAU
MONTFILLON.
Je désire que ce récit ne paraisse pas à mes lecteurs une pré-
tention de faire connaîtreles mœurs d'un pays que j'ai long-temps
parcouru, mais quejenai pas eu le loisir d'étudier; c'est une
histoire véritable , que je raconte comme elle s'est passée , avec
les individus et les caractères tels qu'ils se sont montrés à
moi. Cependant il peut résulter de ce récit une réflexion qui ,
pour ma part, m'a semblé juste lorsqu'elle m'a été faite :
c'est que nos provinces sont pleines d'habitudes, de préjugés, de
caractères, qui, habilement mis en œuvre, donneraient ma-
tière à des ouvrages aussi curieux que ceux de Walter Scott :
personne ne peut dire aussi beaux. Si je me trompe, sesera ma
faute , et je prie mes lecteurs de me la pardonner.
Au mois de septembre 1831, je fus appelé par quelques affaires
de famille dans le midi de la France. Je partis de Paris avec
un de mes amis , Ernest de MontfiUon , un assez beau jeune
homme , qui , avec de l'esprit et un grand nom , écornait en assez
mauvaise compagnie l'héritage futur qu'il attendait de son père,
M. le marquis de MontfiUon. Nous montâmes en voiture un
hmdi à minuit, elle jeudi suivant nous entrions àsix heures du
soir dans la métropole du Languedoc. Nous avions parcouru
en soixante-six heures les cent quatre-vingts lieues qui séparent
Paris de Toulouse. On peut aller plus vile quand on observe;
REVUE DE PARIS. 213
mais ni l'un ni l'autre n';i\ ions pensé à regarderparlaportièrede
notre voiture pour étudier les mœurs et riiistoire des pays que
nous traversions. Nous avions voyagé dans une dormeuse, gran-
dement approvisionnée de cigares et de vin de Bordeaux, et, en
C43nséquence, nous avions considéraljlementbu, dorraiet fumé.
Enveloppés dans la vapeur de nos cigares, comme dans un de
ces nuages enchantées qui voilent les voyages rapides des fées ,
nous n'avions rien vu des cent quatre-vingts lieues qui séparent
Paris de Toulouse. Arrivé dans la ville savante.je sus immédia-
tement que le notaire à qui j'avais affaire était absent pour huit
jours. J'avais donc devant moi une semaine d'attente et d'ennui.
Ernest me la demanda, et vingt minutes après notre entrée à
Toulouse, nous étions surla route de Castres, dans une diligence
à quatre ou cinq coupés juxta-posés ; façon de voiture qui met
de beaucoup la province au-dessus de Paris pour le confortable
du voyageur. Nous avions pris les trois places du coui)é antérieur ,
moins pour nous y étendre en liberté que pour y continuer à
Taise cette effrayanteconsommation de cigares qui nous absorbait
merveilleusement depuis Paris. Ce fut donc dans cette atmos-
phère, où la pensée dort et où l'image des objets environnans
pénètre à grand' peine, que nous abordâmes Castres , où je puis
dire que nous arrivâmes de plein saut, comme si nous avions
bondi des tours de Notre-Dame sur le marché à arcades de cette
ville tisserande.
Loi'sque nous fûmes exposés au grand air , sur des chevaux
que M. de MontfiUon nous avait envoyés , nous semblâraes nous
éveiller d'un long sommeil , et nous regardâmes d'un air tout
surpris le pays que nous parcourions , et auquel rien ne nous
avait j)réparés.
Ce petit préambule m'a paru nécessaire pour expliquer l'éton-
nement que j'éprouvai à l'aspect de la contrée que je parcourais
et au contact des hommes que j'y rencontrai. Sans cette façon
de voyager , que nous ne choisîmes dans aucun but , je me serais
probablement fait à la vue de nouveaux costumes, à l'audition
d'une langue qui n'est plus le français; je me serais usé, en cou-
rant, la nouveauté de la vie que j'allais mener, je me serais
averti moi-même que j'allais pénétrer dans l'intimité de ces
dissemblances qui distinguent la province de la capitale , dis-
semblances dont l'extérieur m'eût frappé, ne fût-ce qu'en tra-
216 REVUE DE PARIS.
versant au galop une rue de ChâLeauroux, de Limoges ou de
Montauban.
D'abord nous gravîmes assez lestement une route en galerie
qui saillissait sur le flanc de l'une des hautes collines qui com-
mencent la montagne Noire. Nous étions suivis par une sorte
de paysan mal endimanché , portant un gilet rouge qui ne recou-
vrait pas la naissance d'un pantalon bleu, dont l'ampleur pos-
térieure se plissait disgracieusement à ses reins par le tirage
forcé des bretelles ; une veste grise , et plus exiguë encore que
le gilet, complétait raccoutrement. Lorsque nous étions montés
achevai. Jacquet, dont j'avais usurpé la monture, avait ôté
ses souliers et ses bas pour nous suivre à pied ; ceci me parut
une profonde intelligence de l'usage des souliers ; du reste , le
trot de nos roussins ne dépassait jamais le pas rapide du jeune
gaillard ; et lorsqu'il y avait une montée, il avait l'obligeance de
nous attendre. Alors il s'asseyait sur une pierre et nous regardait
avec une curiosité singulière. Je demandai à Ernest si ce n'était
pas un garçon de ferme qu'on nous avait envoyé.
— Bon ! me répondit-il , mon père ne traite pas si lestement
l'héritier futur de son nom ; c'est son valet de chambre qu'il m'a
député , et celui-ci vient de me dire que l'intendant est désolé
de s'être donné un coup de ))isaigue au pied en équarrissant
une poutre; ce qui l'empêchait de venir lui-même au-devant de
moi.
Le valet de chambre nu-pieds et l'intendant équarrissant une
poutre allaient commencer la série de mes étonnemens, et don-
ner lieu de ma part à quelques questions , lorsque Jacquet s'ar-
rêta tout d'un coup et parut écouter. Ernest lui-même suspendit
le trot de son cheval, et j'entendis un hââou éloigné et plaintif
qui gémit dans l'air comme le son du cor. Un autre cri du même
genre , mais dont la note aiguë attestait une voix de femme, ré-
pondit à cette espèce d'appel.
— Est-ce quelqu'un? dit Ernest en s'adressant à Jacquet.
— Non , monsieur le marquis , répondit celui-ci ; ce sont les
tessiers (tisserands) de Mazamet qui houpent les filles de Mont-
lîllon.
Un moment après , nous entendîmes répéter le premier cri ;
le second lui répondit encore , et sur-le-champ ce fut des deux
côtés de la montagne un duo de hââou masculins et féminins,
REVUE DE PARIS. 217
c]ui devenaient plus pressés, à mesure que les deux groupes qui
les poussaient se rapprochaient davantage.
— Êtes- vous curieux de voir nos ouvriers dans leurs atours ?
me dit Ernest.
— Celui-ci, lui répondis-je en montrant Jacquet, m'en donne
une suffisante idée.
— Celui-ci, reprit Ernest, est une dégénérescence du monta-
gnard pur, un paysan delà plaine, corrompu dans la civilisa-
tion toulousaine , où il accompagne mon père tous les hivers.
Celui-ci est un de ces êtres transitoires entre les espèces , exis-
tence presque toujours ridicule et incomplète dans tous les or-
dres ; c'est le singe entre l'homme et la bête , l'huitre entre ra-
nimai et le végétal.
— Voyons donc l'espèce dans sa pureté.
— Jacquet, dit Ernest, je voudrais voir les tessiers.
— Oui , monsieur le marquis , dit Jacquet avec une obéis-
sance qui était accoutumée à ne demander compte d'aucun
ordre.
Aussitôt il s'arrêta pour prendre haleine, et lança dans l'air
trois hààou qui retentirent long-temps dans les leplis de la mon-
tagne; la réponse nous arriva bientôt, eflious nous remîmes en
marche.
— Voilà une manière de correspondance qui vaut bien les
télégraphes ! dis-je à Ernest.
— Oh! me répondit-il , si vous connaissiez cette langue, elle
vous charmerait à entendre. C'est au printemps, quand la saison
amourache toutes nos populations , qu'il fait beau entendre ces
longs dialogues d'amour qui parlent d'une montagne à l'autre,
et se croisent sans se confondre. 11 y a quelque chose de mer-
veilleusement sauvage dans ces hurlemens forts et retentissans
qui annoncent à la vallée l'apparition de quelque beau monta-
gnard, et dans ces longs gémissemens , partis de la plaine, qui
disent qu'unebelle fille les a entendus! Puis ces cris qui continuent
plus doux, à mesure qu'ils s'approchent, et qui s'éteignent enfin
dans le silence , le plus doux langage des amans ! Que de fois ,
encore enfant , je les ai écoutés , sans les comprendre , jusqu'au
jour où j'ai moi-même crié , à pleine poitrine de jeune homme,
mes appels d'amour à quelque grande montagnarde qui me ré-
pondait !
218 REVUE DE PARIS.
— Ouoi, Ernest, lui dis-je en riant, vous avez fait eet amour
de chat qui miaule sur une gouttière?
— Amour de cliat ! me dit-il , lorsqu'il est enfermé dans la do-
mesticité de la maison, amour de tigre sur nos vastes monta-
gnes , où il faut avoir la poitrine large pour y bien aimer et y
bien respirer!
Je considérai Ernest avec étonnement; ce n'était pas là mon
ami blasé du foyer de l'Opéra , mon compagnon fumant et dor-
mant du coupé de la veille. Il s'en aperçut , et me dit :
— Est-ce que vous ne vous sentez pas retrempé jusqu'à vos
illusions dans cet air dense et pur qui vous pénètre ? Quant à
moi, j'y redeviens jeune de tout mon être. Je crierais si j'osais.
— Criez ! mon cher , lui répondis-je ; je serais curieux d'en-
tendre votre voix Uùtée lutter avec les rudes organes de vos
belles.
Ernest ne se le fit point redire, et se mit à pousser le hââou
national de la montagne Noire. Jacquet se retourna à ce cri;
un sourire presque attendri passa sur ses lèvres hâlées , et il dit
avec un petit mouvement de tète :
— C'est ça , monsieur le marquis ; merci , merci , vous ne
nous avez pas oubliés.
— Ni eux non plus , dit Ernest en entendant la réponse qui
nous vint une minute après. Us m'ont reconnu. Combien sont-ils ?
Jacquet ne répondit pas ; mais il jeta sur moi un regard soup-
çonneux. Ernest le comprit sans doute, car il s'approcha du
valet de chambre, et ils se mirent à causer à voix basse, en me
laissant un peu en arrière.
J'ignorais pourquoi Ernest venait dans sa famille , je ne la
connaissais pas. Seulement je savais que son père et sa mère vi-
vaient, et qu'il était leur fîls unique ; je savais aussi qu'ils étaient
de cette noblesse provinciale qui avait en abomination l'événe-
ment de 89 et celui de juillet , et je regrettai de m'ètre impru-
demment exposé à passer huit jours en face de gens qui
m'assommeraient de toutes les vieilleries d'anathèmes qu'un
gentilhomme doit à toute révolution. Je prévoyais déjà mes dis-
cussions avec monsieur le marquis, et je voyais la marquise me
lançant aux jambes le dernier carlin de la création , dormant à
ses côtés dans une boîte fourrée de peau de mouton. J'y pensai
d'abord sérieusement ; puis je pris le parti d'en rire,et je m'ar-
RÇVUE DE PARIS. 219
rangeai en conséquence. Je tirai d'un portefeuille un bout de
ruban bleu , liséré de rouge , que j'avais destiné à intéresser en
ma faveur le républicanisme de mon notaire , et je m'inscrivis
à la boutonnière : Homme de juillet! Ma visite au marquis car-
liste me parut en devenir originale. Lorsque Ernest se rapprocha
de moi , il me regarda d'abord sérieusement , puis il me dit en
souriant :
— Voilà qui est beau et brave ! Ce serait plus brave cependant
si nos paysans savaient exactement ce que cela veut dire, et
si vous voyagiez seul dans la montagne,
— Et que m'arriverait-il ? lui dis-je.
— On i)Ourrait bien vous faucher un peu.
— Je ne comprends pas.
— C'est que , me dit Ernest , quand nos montagnards onl
Fesprit à l'envers, ils emmanchent de même leur faux, et alors...
Il s'arrêta et reprit :
— Mais le pays est tranquille , et il n'y a rien à craindre.
Je ne sais pourquoi , mais je trouvais à Ernest quelque chose
de grave et de mystérieux que je ne lui avais jamais vu ; si ce
n'eût été à Paris le plus insouciant viveur que j'eusse connu ,
j'aurais soupçonné qu'il tramait quelque terrible complot contre
le gouvernement, ou quelque mauvaise plaisanterie contre moi.
Nous redescendions l'autre côté de la colline que nous venions
de franchir , lorsque nous fûmes avertis , par le trot serré d'un
cheval, que nous étions suivis par un cavalier mieux monté que
nous ou plus pressé. Ce cavalier était une cavalière, assise sur
une large selle, aux deux flancs de laquelle étaient attachés deux
grands ballots recouverts de toile cirée, de façon que les jambes
de l'amazone étaient remontés à la hauteur du cou de sa mule ,
car le cheval était une mule. Elle portait l'étroit casaquin , re-
nouvelé, il y a quelques vingt ans à Paris, sous le nom de spen-
cer; le casaquin noir, à manches justes, orné de boutons de
métal à la hussarde; le jupon rouge haut coupé, les bas de iîloselle
bleus et les souliers noirs bordés de feu, avec des rubans de même
couleur qui se croisaient autour de la jambe; elle avait quitté
le bonnet à auréoles qui, dans le Midi, est la couronne de la gri-
sette , et avait coiffé le madras , aux plis anguleux , aux cou-
leurs tranchées , d'où s'échappait un bandeau de batiste à plis-
sure microscopique. Son casaquin, ouvert en gilet, laissait voir
220 REVUE DE PARIS.
les bords d'un fichu bigarré qui servait d'accompagnement à ses
revers ; sur son cou souple et dégagé , brillait un collier de co-
rail , et ses oreilles étaient ornées de grands anneaux d'or. Son
visage brun ne l'était pas assez pour absorber le noir éclat de
ses yeux et de ses longs sourcils ; ses dents blanches et d'un
émail humide luisaient au soleil; ses membres menus , sa taille
qui plia comme un jonc quand elle sauta lestement à terre ; tout
cet ensemble chaud, frêle et hardi, rappelait volontiers le sang
maure qui a long-temps fécondé la population du Midi , et dont
le type s'est gardé dans les classes inférieures de nos pays ,
comme les traits blonds et busqués des Francs ont long-temps
été le partage delà noblesse pure du Nord.
— Ah ! fit Ernest , voilà une femme de Montpellier !
— C'est sans doute son costume, lui dis-je, qui vous apprend
le nom de sa ville natale ?
— Pas précisément , me répondit-il , car il se peut qu'elle soit
née à Castres ou au petit village que nous laissons à gauche ;
ce qui ne l'empêche pas d'être une femme de Montpellier.
— Mon cher Ernest, il y a en vous préméditation de me
mystifier d'une façon ou d'autre ; prenez garde , je suis gascon
de naissance , et quoiqu'il y ait de bien longues années que je
n'ai touché le sol sacré de la patrie, je peux, comme un nouvel
Antée,y trouver des forces pour me venger.
— Le système des mystifications est tombé avec la cuisine de
Cambacérès, me dit Ernest, et vous oubliez d'ailleurs que les
droits sacrés de l'hospitalité m'interdisent toute tentative de cette
espèsce. Mais vous devriez vous servir de vos souvenirs pourme
comprendre et non pour vous venger.
— Je trouve fort difficile à comprendre , avec quoi que ce
soit en aide , qu'une femme de Castres soit une femme de Mont-
pellier.
— Comment, vous ne savez pas que la plupart des femmes
du petit commerce de Montpellier font le métier de colportage;
que ce sont elles qui fournissent toute la province de foulards,
d'indiennes, de mercerie ; et ne comprenez-vous pas que, par
extension , on a donné le nom de femmes de Montpellier à toutes
felles qui exercent le même métier? Vous parlez de souvenir;
mais, tout petit enfant, vous n'avez donc jamais bondi de joie
lorsque vous avez vu s'arrêter à la porte de votre château le
REVUE DE PARIS. 221
maffasin à cheval , où se trouve au fond quelque joujou que la
marchande a gardé expressément pour vous ; et . plus tard ,
dans la solitude virginale de votre manoir , peuplé de parens à
barbe grise et de tantes tant soit peu blettes , vous n'avez pas
accueilli avec une douce espérance ces lestes filles dont voîis
voyez un si joli modèle ! Allons , décidément , vous n'êtes pas de
votre pays.
— Un moment ! m'écriai-je J'en suis ; mais je n'ai ni château ,
ni manoir ; je suis un homme de peu , qui ai vécu dans la civi-
lisation de nos petites villes , avec un épicier , mercier , marchand
de modes', d'un côté de ma porte , et un tailleur, fabricant de
draps, de l'autre ; ce qui ne m'a point obligé à avoir reccours à
ce commeice ambulant des femmes de Montpellier.
— Eh bien! me dit Ernest, ce sont les anges consolateurs de
la montagne Noire ; sans elles , point d'excellent tabac prohibé,
point de jolies cravates toutes fraîches arrivées de Paris, point
de savon parfumé , point de gants , point de cosmétiques d'au-
cune sorte; puis, sous un autre rapport, point de petites bro-
chures défendues par la police, point de gais romans défendus
par les papas !
— Je vois, lui dis-je , que ces filles d'Eve vendent volontiers
toutes sortes de fruits défendus. J'appuyai sur les mots fruits
défendus, pour les rendre intelligibles dans toute leur portée.
Ernest me répondit:
— Quelquefois, mais pas toutes, et pas à tout le monde;
d'ailleurs , elles donnent souvent aux beaux garçons ; mais les
intentions de ces belles et le moment de les comprendre sont
difficiles à bien saisir. Les coquettes, car nulle grande dame ne
s'entend à coqueter comme ces johes filles , les coquettes ont une
espèce de conversation qui prend un si juste milieu entre le rire
et la passion, qu'on s'expose, à la moindre tentative, à une
rebuffade d'une moquerie plus qu'impertinente , ou à des pro-
testations d'amour inmortel bien plus redoutables.
— Ma foi, en voici une pour laquelle, lui dis-je, on peut
courir toutes les chances. Croyez-vous qu'elle soit abor-
dable ?
Ernest prit son lorgnon , ce qui lui rendit un moment son
véritable air parisien , et inspecta la jolie colporteuse qui mar-
chait en avant de nous en causant avec Jacquet ; puis il me dit :
TOME IV. 11»
222 REVUE DE PARIS.
— Je crois l'entreprise difficile; celle fille a un amoureux, et
n'en a qu'un : ou bien elle n'en avoue qu'un.
— Ceci devient merveilleux, lui dis-je ; où diable avez-vous vu
tout cela ?
—Voyez, me répondit-il , ces mains à moitié couverte* de
mitaines tricotées ; elles ne portent qu'un gros anneau d'argent ,
c'est l'anneau du fiancé. Si j'avais vu reluire à l'un de ses jolis
doigtsquelque bague d'or , avec un grenat lourdement enchâssé ,
je vous aurais dit: Tentez. Si nous avions découvert, en outre,
quelque anneau à la chevalière en gros or massif, ou quelque
jonc de brillans probablement distrait de l'écrin conjugal d'un
veuf à qui sa femme a légué sa bijouterie , je vous aurais dit :
Faites votre marché. Si j'avais remarqué des mains chargées
de bagues de toute dimension, je vous aurais dit: A la première
rencontre, prenez un rendez-vous; au premier rendez-vous...
Mais rien ne m'autorise à vous donner de tels conseils. Cette
fille-ci est au-dessus du soupçon ; ou peut-être au-dessus du prix
que vous voudriez y mettre. Je puis m'en informer.
— Non , lui dis-je , laissez-moi le charme de tenter une
séduction ou un marché. Je pense que nous verrons la belle à
Montfillon.
— Cela n'est pas douteux; probablement elle s'informe à
Jacquet de ce qui nous manque.
Au moment oil nous finissions notre dialogue. Jacquet et la
jeune fille s'arrêtèrent, et celle-ci, désignant Ernest du geste,
dit en patois au valet de chambre:
— Es aquel ? (C'est celui-là ?)
Le domestique lui répondit affirmativement. Ceci me rappela
que je parlais et comprenais admirablement ma languemater-
nelle, et je me tins pour dit de cacher celte science pour en
tirer parti au besoin.
La jeune fille profita de la première borne du chemin pour
s'exhausser et sauter d'un bond sur sa mule ; elle passa leste-
ment les jambes par-dessus le cou de sa monture , et repartit
au trot en nous disant d'un air amistous : — Adieu, messieurs!
— Est-ce une fille du pays ? dit Ernest à Jacquet lorsqu'elle
fut éloignée.
— Eh ! c'est Marianne , répondit Jacqwet ; comme si l'univers
itevaH connaître Marianne.
REVUE DE PARIS. 2^23
Je ne sais si l'univers la connaissait ; mais assurément Ernest
savait qui elle était, car il avança immédiatement auprès de
Jacquet , et recommença avec lui son dialogue à parte. J'étais
toujours travaillé de l'idée qu'un mystère tournait autour de
moi , mais la tîgure de Marianne me paraissait trop gracieuse
pour se mêler à un complot , et je m'apprêtai à quelque surprise
campagnarde et seigneuriale qui nous attendait au château de
Monttîllon. Or, nouscheminions toujours , et bientôt nous aper-
çiiinesde loin , et à remljranchement de deux routes , un groupe
iiomI)reux d'iiommes et de femmes dont le vent nous apportait
de temps à autre les joyeux éclats de rire.
— Haut la main ! médit Ernest; un train de galop jusqu'à
cette foule: nous ne pouvons pas arriver au milieu d'eux comme
des métayeis qui reviennent de la foire , et qui ont peur de faire
sonner l'argent de leurs sacoches.
Et prenant des mains de Jacquet le bâton que celui-ci portait,
Ernest rossa sa rosse avec une vivacité et une persévérance qui
la déterminèrent à une série de bonds qui figuraient passable-
ment le galop. L'esprit d'imagination gagna ma monture, à qui
Jacquet appliqua, en guise d'avis , deux ou (rois coups de jued
dans le ventre , et elle partit à son tour, en me secouant les
«ntrailles à me les déraciner. Je tins à honneur de rester sur la
ligne d'Ernest, et moi, battant avec fureur ma rosse des talons;
lui , talonnant la sienne de son gourdin , nous arrivâmes triom-
phalement parmi une vingtaine de paysans de tout sexe qui
encombraient le conlîuent des deux routes que nous avions
devant nous. Toutes les têtes se décoifTèrent à notre aspect ;
mais je ne pus m'attribuer la moindre part de cette politesse ,
car c'est à peine si on daigna me regarder, tandis qu'on en-
tourait Ernest quidistribuail royalement des poignées de main
aux paysans qui les recevaient avec un respect profond. Je me
réservai d'en faire la guerre au carlisme de mon camarade , qui
avait beaucoup blâmé les poignées de main de la royauté
citoyenne, et je profitai de ce qu'on ne faisait point attention
a moi pour examiner les autres. Ce qu'Einest appelait les
atours des campagnards ne différait guère de ce qu'on appelle à
Paris un habit de malin , si ce n'est par le chapeau , les bretelles
et le gilet ; c'était le vaste pantalon flottant , la chemise atta-
chée avec l'épingle à ardillon , dans un énorme anneau d'or. Le
224 REVUE DE PARIS.
chapeau était large et haut , avec des ailes immenses ; le gilet
brodé de boutons de cuivre, et ouvert en cœur, de manière àlaisser
voir les bretelles , où brille tout le luxe des montagnards. Elles
étaient travaillées en laine avec un soin exquis ; elles glissaient
sur des boucles d'argent et se joignaient par une espèce d'ac-
colade, à la pointe de laquelle pendaient des glands de laine,
d'argent et même d'or ; il y avait deux, trois, quatre glands,
comme à l'harnachement d'un mulet, et ils étaient la plupart
un don d'amour. C'étaient comme les chevelures des ennemis
vaincus que les sauvages de l'Amérique portent à la ceinture.
Tout le monde avait des souliers aux pieds. Plus tard j'appris
que les dignes montagnards les avaient ôtés de leurs mains pour
recevoir dignement le jeune marquis. Quant aux filles, elles
avaient le costume de Marianne, diversement bigarré, plus
le superbe bonnet rayonnant , d'oil sortait leur figure brune.
Je fus liés peu charmé de ce petit morceau de la population.
Lorsque j'en parlai à Ernest, il me dit : Ce ne sont pas là nos
montagnards ,ce sont pour la plupart des ouvriers de fabriques»
rabougris dans des ateliers malsains , dél)auchés par la nature
de leurs travaux sédentaires, qui, comme vous le savez de
reste, ont une fatale influence sur les mœurs. Le quartier des-.
tisserands , à Athènes , était renommé par l'impudicité de ses
habitans. Pausanias nous l'atteste, et le moindre médecin vous
expliquera pourquoi cela était et est encore ainsi.
Cependant Ernest faisait des questions à tous ces honnêtes
prolétaires sur leur famille , et toutes les réponses étaient sau-
poudrées d'une révérence et d'un monsieur le marquis, qui
commença à me paraître ridicule. J'allais me mêler à la scène
lorsque je remarquai, à quelques pas de la foule, un grand
gaillard de ceux qui réalisaient la poésie d'Ernest, qui m'obser-
vait plus attentivement que je n'avais observé les autres, et qui
m'expliquait à deux ou trois rustres de son espèce. Comme il
n'y avait rien de bienveillant dans leurs regards, je poussai vers
eux , et je les abordai en disant :
— Je vous parais bien curieux, à ce qu'il me semble , mes
braves gens ?
— Mais assez curieux comme ça , me dit un des paysans , de
venir écouter ce que nous disons.
— Cailloté Joseph , es un palaou , dit un gros homme à celui
REVUE DE PARIS. 223
qui avait parlé ; ce qui voulait dire: Tais-loi, Joseph, c'est un
palaud. Un palaud voulait dire en 95 un républicain , en 1815
un Bonapartiste, en 1820 un libéral , en 1851 un partisan de la
révolution de juillet , depuis le juste-milieu Guizot jusqu'à l'op-
position Cabet. Je n'avais pas eu le temps de répondre, que
Jacquet se jeta vivement au milieu de nous.
— Que fais-tu là, Joseph ! cria-t-il avec vivacité, es-tu fou?
— Je voulais voir notre jeune marquis , répondit encore
Joseph.
— El pour ça, tu t'exposes à le faire prendre. Sauve-toi! Si je
disais à monsieur le marquis que tu es venu ici, il te planterait là.
— C'est bon ! dit Joseph , je m'en vais.
— Un moment , reprit Jacquet; as-tu vu Marianne?
— Oui , il y a un moment.
— C'est donc ça que tu es ici, tu voulais la voir ; tu te soucies
bien de monsieur le marquis : tu le compromettras , et tu te feras
fusiller.
— Je m'en vais ! je m'en vais ! répondit encore Joseph.
— Et sur-le-champ il gravit lestement lerevers d'une colline,
et se perdit parmi les bois rabougris dont elle était couverte.
Tout ce dialogue avait eu lieu en patois , et je trouvai qu'il
n'était point rassurant pour mes projets. De conséquence cer-
taine, ce Josepii était 1" amoureux de M"<î Marianne, obstable
notable à mes désirs de séduction ; de plus , ce même Joseph ,
protégé par monsieur le marquis , et qui courai t risque d'être
fusillé, me prouvait que je m'avançais dans une intrigue cou-
pable. Je gardai mes observations et rejoignis Ernest, qui , sur
un mot de Jacquet , se remit en route avec moi.
A partir de l'endroit où nous nous étions arrêtés , nous prîmes
un chemin montant, rocailleux, malaisé etcoupé de petits ravins
qui attestaient le passage des eaux de la montagne ; Jacquet
était bien loin devant nous ; Ernest me semblait embarrassé.
— Mon cher ami , me dit-il, pour des raisons que je vous
expliquerai plus tard , vous m'obhgeriez de dégarnir votre bou-
tonnière de ce ruban bleu.
— Mon cher ami , lui répondis-je, pour des raisons que je n'ai
point besoin de vous expliquer , je n'en ferai rien : du reste , je
suis tout prêt à regagner Castres et Toulouse, iteu voyez- moi
ma malle demain , et adieu !
19.
226 REVUE DE PARIS.
— Non , me dit Ernest , ce n'est pas pour mol que je vous
parle , c'est pour vous.
— Et c'est pour mol que je garde ce ruban ; adieu.
— Non, non, reprit Ernest en arrêtant mon cheval , que je
retournais à grand'peine du côté où n'était pas son écurie ;
vous prenez les choses trop au sérieux. Je voulais prévenir quel-
que fâcheuse apostrophe qui pourrait bien vous être adressée
par un passant ; mais nous sommes deux, et nous nous en tire-
rons toujours, tant Ijien que mal.
— A la garde de Dieu , lui dis-je , quoique je ne voie pas trop
ce que nous avons à craindre.
Nous continuâmes à monter avec peine pendant une demi-
heure ; nous ne fîmes d'autre rencontre que celle de quelques
laboureurs qui se mirent sur le bord de leurs champs pour saluer
monsieur le marquis; mais au moment où nous entrions dans
une gorge assez resserrée de la montagne, nous vîmes sortir
d'une maison quatre ou cinq soldats, puis quatre ou cinq autres,
et enfin un sous-lieutenant qui nous salua et m'examina beau-
coup.
Ernest s'arrêta à la porte de celte maison , et il en sorlit un
vénérable paysan qui l'aborda avec respect. Ils se retirèrent
ensemble dans un coin. Le sous-lieutenant tournait autour de
mol : enfin il se hasarda à me faire un signe ; je m'approchai
de lui , et 11 me dit rapidement :
— Malgré cette décoration , je suppose que vous êtes un ami
de M. de Montfillon.
— Je suis au moins celui deson fils.
— Eh bien ! monsieur, épargnez-moi un devoir que je rem
plirais avec peine , mais que je remplirais avec sévérité: préve-
nez-le que son château sera visité par ma compagnie , et que
je ne voudrais rien y trouver de contraire aux lois.
Il s'éloigna après ces mots , et je vis Ernest s'approcher de lui.
— Monsieur, lui dit-il , je me plains à vous des désordres qui
ont été commis dans cette ferme. Hier on y a tué une vache
appartenant à ce brave homme.
— Monsieur, répondit le sous-lieutenant, je vous ferai d'a-
bord observer que je ne sais à quel titre vous me faites ces
plaintes. Je suis Ici par l'ordre de mes supérieurs , et je ne peux
pas laisser mes soldats mourir de faim.
REVUE DE PARIS. Ô27
— Ce n'est pas une raison pour vous emparer violemment
de la propriété de ce malheureux.
— Monsieur, reprit roflicier , cet homme, vous le savez aussi
Lien que moi, est le père d'un soldat réfractaire ; je dois occuper
sa maison, et il doit m'y nourrir, moi et mes garnisaires, tant
qu'il plaira ù mes chefs de m'y laisser. L'acte dont vous vous
plaignez n'eût point été commis s'il m'avait fourni ce qui nous
est alloué.
— Eh ! monsieur, dit Ei-nest, il ne le peut pas, et vous vous
armez d'une loi odieuse pour le ruiner.
— Monsieur , je n'ai pas à discuter avec vous la loi à laquelle
.j'obéis ; mais vous savez peut-être mieux que moi pourquoi le
fils de cet homme ne rejoint pas.
— Faut-il en punir son père ?
— Userait peut-être plus juste, monsieur, dit l'officier en
«'animant, de punir ceux qui le poussent A cette résistance; —
mais je me tiens dans les limites de mes devoirs , reprit-il plus
doucement. Permettez-moi de ne pas avoir à regretter d'avoir
voulu adoucir leur sévérité.
11 tourna le dos à Ernest et rentra dans la maison.
— Que veut-il dire? me demanda Ernest.
■Te lui répondis par l'a vis que m'avait donné l'officier, et Ernest
ne put s'empêcher de reprendre soucieusement :
— Il a raison. Allons, ne nous arrêtons pas davantage.
Nous nous remîmes en route , toujours gravissant la mon-
tagne, et nous arrivâmes à des chemins presque impraticables.
Enfin, après une heure et demie de marche, nous aperçûmes le
château de Montfillon.
11 était situé à la pointe la plus élevée d'un rocher qni saillis-
sait sur la colline ; ce rocher était coupé presqu'à pic au-dessus
d'un ravin de près de cinq cents pieds , au fond duquel courait
un torrent. Le château n'était abordable, du côté de la plaine,
que par le chemin que nous suivions ; mais on n'en apercevait
pas la façade; l'architecte l'avait tournée vers la plaine de Ma-
zamel, de façon qu'on y entrait par une basse-cour latérale et
que la porte cochère de la grande cour s'ouvrait sur un revers
de colline toute plantée de pins et de bois parmi lesquels on
avait taillé un chemin en rampe, qui le plus souvent avait été
pris sur le vif du roc. Le chemin où nous étions , après avoir
228 REVUE DE PARIS.
longé les derrières du château , tournait et continuait à gravir
le flanc de la montagne. Quant au château, c'était un édifice
carré , à trois corps de hâtimens , ayant une tour à sommet
pointu à chaque angle et un mur épais qui finissait le carré et
formait la cour d'honneur, qui était au milieu du château. Une
foule de masures, couvertes en tuiles, étaient appuyées aux
murs extérieurs ; c'étaient des buanderies, des poulaillers , etc.;
enfin tout le ménage d'une habitation de campagne.
Lorsque nous arrivâmes, deux domesticiues du style .lacquet
vinrent prendre nos chevaux, et l'un d'eux me pria de le suivre,
tandis qu'Ernest grimpait lestement l'escalier de pierre de la
tour. Mon conducteur me fit prendre, au premier étage, un
long couloir; il m'ouvrit une vaste salle à cinq croisées, au
milieu de laquelle gisait un énorme tas de blé ; et à l'une des
extrémités de cette salle , il me fit entrer dans une enfilade de
chambres, en me disant: Voici l'appartement de monsieur.
Dans l'une d'elles il y avait grand feu. Je m'y installai. Cette
chambre , tendue de damas jaune, avait au moins trente pieds
carrés; un lit à ciel en tenait le fond, et de vastes fauteuils en
ornaient le pourtour.
Je demandai à mon conducteur s'il n'y avait pas un cabinet
de toilette ; il m'ouvrit ime porte , et j'aperçus (il n'y a que la
sainteté de la vérité qui puisse m'excuser de le dire) , j'aperçus
vingt-cinq ou trente chaises percées rangées dans un ordre
admirable.
— Que diable est-ce que c'est que ça ? m'écriai-je.
— C'est pour les jours de fête , me répondit le domestique ,
quand monsieur le marquis reçoit beaucoup de monde.
Après cet étrange magasin, le domestique m'introduisit dans
une petite chambre ronde où je trouvai une toilette couverte
d'un basin blanc de neige. Mon valet me demanda si je voulais
me faire faire la barbe. A tout risque, j'acceptai, car nos malles
ne devaient arriver que dans une heure , et le drôle me savonna
de sa propre main dans un plat à barbe , et me gratta la peau
avec une impassibilité de bourreau. Tout cela fait, je regagnai
ma chambre, non sans m'arrêter à considérer la magnifique
collection que j'avais en voisinage. Jamais je n'ai vu une si pro-
digieuse variété de formes et de tailles : celle-ci simulant une
pile d'in-folios, celle-là un fauteuil, deux ou trois resplendissant
REVUE DE PARIS. 229
trincrustations en cuivre dans de l'écaillo. Aujourd'hui que la
mode du Boule est à son comble, je suis assuré que des amateurs
passionnés en pourraient bien placer quelqu'une sur une console
de salon et qu'elle y ferait très-bon effet. Commeje traînais à côté
de mon feu un prodigieux fauteuil à la Molière, qui était en tète
de mon lit, un petit coup discret fut frappé à ma porte , et, sur
mon invitation, je vis entrer un monsieur de soixante ans ,
d'une mise convenable , et qui me salua avec un fonds de poli-
tesse obséquieuse qui me le fit supposer le majordome de la
maison.
— Monsieur , me dit-il d'un air gracieux , mon frère et ma
sœur m'ont chargé de les excuser près de vous de n'être pas
venus vous recevoir eux-mêmes ; mais vous devez comprendre
que le plaisir de revoir leur fils...
— Parfaitement. J'ai l'honneur de parler, à ce que je vois...
— Je suis le comte Annibal de MontfiUon , me dit-il avec un
sourire paterne.
— Je suis trop heureux...
— Et moi aussi...
Et nous nous assîmes en face l'iui de l'autre en nous souriant.
Après cinq minutes de silence, où chacun de nous cracha,
toussa , moucha autant que possible pour passer le temps , le
comte Annibal me dit avec son éternel sourire ;
— Vous avez eu un très-beau temps.
— Oui, très-beau temps.
— Les routes sont belles.
— Très-belles.
Autre silence avec accompagnement de mouchoir et de toux.
— En usez-vous? me dit le comte Annibal d'un air triomphant,
en me présentant une tabatière de carton où il y avait un
Henri V en grisaille.
— .Avec plaisir.
— C'est une bonne chose que le tabac.
— Une excellente chose.
Troisième silence. Le comte m'examinait; il remarqua mon
ruban bleu.
— Vous avez servi en pays étranger ?
— Non, monsieur.
Quatrième silence.
230 REVUE DE PARIS.
La porte s'ouvrit avec fracas.
— Que faites-vous là, Annibal? lui dit Ernest ; ma mère vous
demande.
— J'y vais , mon ami , j'y vais , dit l'oncle , et le comte sortit
à reculons en me saluant jusqu'à terre.
— Où donc ètes-vous logé, Ernest?
— Ici, me dit-il ; on m'avait donné l'appartement du second :
c'est une halle. Je vais faire porter un lit dans cette cliamljre ;
elle est assez grande pour contenir une compagnie. Maintenant
causons un peu, c'est-à-dire écoutez-moi un peu.
Il se mit dans un second exemplaire du fauteuil in-folio que
j'occupais et me tint le discours suivant :
— Vous pensez bien que je n'ai pas fait deux cents lieues pour
le plaisir de les faire; je suis ici pour deux motifs très-graves.
Je ne puis guère vous dissimuler le premier. Il faut que je pré-
vienne des imprudences qui pourraient aller trop loin. Dans
cette espèce de pays perdu , où rien ne pénètre juste, ni idées
ni faits , on s'imagine qu'il n'y a qu'à faire des démonstrations
hostiles au gouvernement pour le renverser, et parce qu'on
donne asile à quelques réfractaires des montagnes et qu'on em-
pêche douze ou quinze conscrits de rejoindre, on se ligure qu'on
désorganise l'armée. Jusqu'à présent ceci était une plaisanterie
qui coûtait à mon père plus d'argent que de dangers ; car nos
paysans tirent admirablement parti des exactions qu'ils subis-
sent: la vache du père Jacques nous coûtera un bœuf; mais
j'ai été averti que cela prenait une tournure plus sérieuse, et je
suis accouru. Maintenant que vous êtes informé de la raison
de ma venue ici, je prendrai devant vous les renseignemens
dont j'ai besoin.
Ernest sonna et dità Jacquet de lui envoyer Gaspard, l'inten-
dant.
— Et dans quel but m'avez-vous engagé à vous accompagner?
dis-je à Ernest.
— Ceci vous intéresse autant que moi, reprit-il en éludant
ma question, attendu que vous trouverez ici le notaire à qui vous
avez affaire.
— Comment, le républicain Liret est le notaire du carliste
marquis de Montlillon !
— 11 faut bien prendre les honnêtes gens où ils sont, me dit
REVUE DE PARIS. 231
Ernest. Cela contrarie assez mon père; mais nous avons à
M. Liret des obligations qui datent de trop loin pour qu'il n'y
eùi pas ingratitude à nous à les oublier.
L'intendant entra. C'était un homme de cinquante ans , à
tournure sévère et grave.
— Eh bien ! Gaspard, lui dit Ernest, comment vas-tu ?
— Ce n'est rien que ça , dit Gaspard en montrant sa jamhe;
si ça n'avait pas attrapé une vieille blessure , j'en aurais eu
pour deux jours.
— Est-ce celle de Wagrara, celle de Lutzen ou celle de Dresde ?
dit Ernest en riant.
— Pardon, monsieur le marquis ; c'est celle de la bataille de
Toulouse.
— Bon, dit Ernest, cette fière bataille où les Anglais se con-
duisirent en vrais Français, comme dit mon oncle Annibal.
— Hum! fit le vieux soldat, l'oncle Annibal est un sacré...
Pardon, monsieur le marquis; je n'aime pas votre oncle An-
nibal.
— Et mon père, l'aimes-tu toujours ?
— Ah ! pour celui-là , dit Gaspard, c'est un brave homme...
C'est ça un digne homme , quoiqu'il ait son défaut , comme je
vous l'ai écrit et qu'il veuille faire des siennes.
— Eh bien! Gaspard, nous l'en empêcherons; je suis ici
pour ça.
— Et un peu aussi pour l'autre chose , dit Gaspard.
— Pour toutes deux ; mais procédons par ordre.
— Combien avons-nous de fermes occupées par les garnisaires?
— Cinq sur neuf , dit Gaspard , partout où il y a des fillots
en âge de conscription.
— Il ont donc bien peur du feu?
— Ouah ! fit le soldat, ils partiraient comme des moutons si
on le leur disait un peu serré. Il n'y a que ce grand gueusard
de Joseph qui se rébellionne de bon cœur, d'autant que vous
savez... vous savez bien.
— Oui, dit Ernest, Marianne. II a bon goût, le gaillard.
— Et la fille n'a pas mal choisi, repris-je.
— Vous l'avez donc vu ? me dit Ernest.
— Mais je crois que c'était un des trois paysans qui causaient
à part, tandis que vous receviez les félicitations de vos vassaux.
252 REVUE DE PARIS.
— Oui, dit Gaspard, Jacquet m'a conté qu'il a failli se disputer
avec monsieur.
— Je donnerais vingt-cinq louis pour qu'il se fît pincer par
la gendarmerie.
— Ouah! fit Gaspard, la gendarmerie, un tas de poules
mouillées qui ont des tas de réglemens à observer. Ne m'en par-
lez pas plus que de ces culottes rouges qu'on nous a envoyés
en garnisaires. Ça reste comme des oisons dans une ferme, à re-
garder riierlie pousser. Ah ! cré coquin ! qu'on nous eût dit ça
du temps de l'empereur, de venir lui pêcher ici ces cadets: nom
de nom! Ah! quelle sauce! Comme je vous aurais secoué le pays,
moi! Les pères et les mères, les amantes et les seigneurs, ,/e te
nous les aurais dénichés, les merles, moi , et dru encore. Mais
ce n'est plus mon affaire ; je suis au service de monsieur le mar-
quis, je pense comme lui; je trouve que c'est béte ce qu'il fait,
mais c'est pas à moi à le juger.
— C'est juste, dit Ernest. Donc il n'y a que Joseph de difficile à
décider. Eh bien ! nous prendrons le parti que je t'ai dit: nous
kii aciièterons un homme.
— Plaît- il? dit Gaspard, lui acheter un'homme,eh bien ! c'est
bon ! vous n'auriez qu'à mettre la clef sous la porte si vous fai-
siez cette bêtise; mais ils en voudraient tous, des hommes: ce
serait une rente ;") perpétuité. Allons donc, allons donc, faut que
ça marche... Nous avons bien marclié, nous , n.. d. d... , pour
la répul)lique, une et indivisible, que nous haïssions de cœur et
d'ame. Us détestent le gouvernement : c'est pour ça qu'il faut
qu'ils le servent. Ils auraient envie d'un empereur, les malins;
trop blancs-becs pour ça: il n'en pousse pas comme des cham-
pignons; mais voici l'affaire; nous pourrions commencer par
faire liler les plus douxet quant à Joseph, en avertissant un peu
les soldats...
— Oh ! dit Ernest d'un ton de reproche, une trahison !
— Allons donc, une trahison ! reprit Gaspard ; un gaillard de
cinq pieds sept pouces qui ne veut i)as être soldat ! il se croit
donc sorti de la cuisse de..., comme dit votre oncle Annibal, de
la cuisse de.., ; enfin , je ne sais pas, Jucifier, Lucifer , quelque
chose comme ça.
— C'est bon, dit Ernest. je verrai M. Liret; nous arrangerons
ca. Et l'affaire de Marianne?
REVUE DE PARIS. 233
— Ça va, dit Gaspard; nous avons les curés dimanche.
— Bien. Qui est-ce qui dit la messe au château d'ordinaire:'
reprit Ernest.
— Eli bien ! répondit Gasi)ard, c'est Laurot.
— Ah! il est donc ordonné?
— Comment, dit Gaspard, il est vicaire de la paroisse; vous
ne saviez pas ?
— Ma foi non ; et quelle tournure a-t-il ?
— Oh ! un pouf, un air béte ; il ne tient pas de la famille. C'est
que l'oncle Annibal a été très-bel homme autrefois. C'est ça qui
faisait un joli abbé.
— Gaspard ! dit Ernest en l'avertissant de l'œil.
— Prenez que je nai rien dit, réplicpia Gaspard. Après tout,
Laurot est un honnête garçon , et il se conduit très-bien avec
sa mère, qui n'est plus gardeuse de cochons comme parle passé,
vous savez; elle lui sert de gouvernante.
— C'est bon, dit Ernest; envoyez-moi Jacquet. Il faut que
nous nous habillions pour dîner.
— Comment , dîner, lui dis-je ; il est une heure.
— Et c'est une heure de concession faite à l'esprit du siècle,
dit Ernest ; trop heureux si ma belle tante de Lancey nous ho-
nore de sa présence à une heure si incongrue.
— Qui appelez-vous votre belle tante de Lancey?
— Une sœur de ma mère, que je vous laisse à étudier, comme je
comptais vous laisser deviner mon vénérable oncle Annibal, dont
je puis vous dire maintenant l'histoire. Il éta it diacreau commen-
cement de la révolution. En sa quahté de cadet déshérité, il de-
vint un fougueux partisan de l'abolition de la noblesse , et le
même jour où mon père passait à l'armée de Coudé, mon oncle
jetait le froc aux orties et se faisait soldat républicain. Je ne
sais comment il fit; mais avec quelque instruction et de la sou-
plesse, il ne |)ut jamais dépasser le grade de caporal. Mon
père le trouva dans cette position en rentrant de l'émigration
et lui fit quitter le service. Il lui alloua une petite pension que
l'oncle mangeait toujours en trois 'mois. Enfin pour éviter
les réclamations de tous les cabaretiers du pays , mon père le
prit chez lui, et depuis vingt-cinq ans il y est installé et devenu
raisonnable par l'impuissance de mal faire. Ce furent des scènes
affreuses i) l'époque où la fille Laurot vint apporter son poupon
20
234 REVUE DE PARIS.
à mon père, en le priant de le nourrir. Ma tante de Lancey ne
parlait pas moins que de faire excommunier Annilial ; mais ma
mère, dont la piété est vraie et par conséquent indulgente, prit
l'enfant et le fit élever. Nous fûmes près de huit ans sans voir
M""" de Lancey, qui trouvait que ma mère encourageait le vice.
Enfin le mallieureux objet de ces dissensions ayant étédestiné au
séminaire, M™" de Lancey se radoucit, etje ne serais pas étonné
que ce fût à elle que Laurot doit sa place de vicaire.
— Mais vous devriez un peu me dire ce qu'est votre père,
votre mère.
— Vous les verrez , me dit Ernest. Pensons à nous habiller.
Un moment après, on nous fit avertir que le dîner était servi,
et nous partîmes pour le salon ; toute la famille y était réunie.
Ernest me présenta à son père et à sa mère. Je trouvai un vieil-
lard d'une politesse un peu suffisante , mais d'une distinction
rare. Quant à M™" de Montifillon , qui avait dû être fort belle,
c'était un enseml)le d'obligeance digne et bienveillante qui me
charma tout d'abord. Nous avions M">e de Lancey. Rien de plus
refrogné ne m'avait jamais apparu. Elle était vêtue de noir, sèche,
tirée, aiguë. Ernest m'étonna fort quand il m'apprit, plus tard,
qu'elle avait éclipsé autrefois la jeunesse de sa sœur , M'ns de
Monlfillon. Un gros homme qui se chauffait les mollets, les
pieds établis sur les chenets , se leva à celte phrase de M. de
Montfillon :
— Monsieur Liret , voici un de vos cliens qui a été assez ai-
mable pour venir vous trouver jusqu'ici.
— Ah! bonjour, jeune homme, dit M. Liret en se retournant...
Eh! fit-il en me voyant, c'est un homme. Diable! nous nous faisons
vieux , l'abbé , dit-il à Annibal. Vous devez vous rappeler le
père de monsieur; nous étions tous ensemble aux oratoriens;
vous étiez déjà tonsuré. Je connais votre affaire , reprit-il en
«'adressant à moi. Allons dîner.
Il présenta le bras à M">« de Montfillon , et nous gagnâmes la
salle à manger. M. Laurot y entrait par une autre porte.
— Vous arrivez bien tard, lui dit le marquis d'un air un peu
sec.
— Hélas ! reprit-il en essuyant la sueur crasseuse qui ruisse-
lait sur sa face rouge , hélas ! j'étais à méditer dans le ravin
quand j'ai entendu la cloche du dîner.
REVUE DE PARIS. 235
Le manant sentait le vin d'une lieue.
— Reposez-vous, l'abhé, lui dit d'un ton amical M™« de Lan-
cey ; et nous attendîmes, tous debout autour de la table , qu'il
eût repris haleine pour jious réciter un Benedicite hypocrite.
Ceci me rappela que nous étions à un jour de vendredi : le dîner
était maigre. J'étais prêt;\ me résigner, lorsqu'on nous apporta
un service gras complet. A son aspect ,M""=de Lancey se signa;
l'abbé Laurot en fit autant.
— C'est bon,ditLiret en se préparante servir; mangez votre
soupe aux herbes et vos salsifis; voici deux jeunes gens qui vont
in'aider à démembrer cette volaille.
J'acceptai; mais je fus très étonné de voir Ernest refuser. Un
imperceptible sourire , accompagné d'un coup d'oeil de côté ,
glissa sur les lèvres du notaire. M™" de Lancey regarda Ernest
d'un air incrédule.
— Ah ça! mon cher monsieur, dit Liret, vous avez donc vu
les glorieuses ?
A ces mots, un salut circulaire tourna autour de la table; cha-
cun inclina la tête. Je regardai tout le monde; Liret se mit à
me rire au nez.
— Vous ne comprenez pas , me dit-il ; c'est une plaisanterie
carliste.
— Liret, reprit le marquis, nous ferions croire à monsieur
que nous sommes ennemis du roi... comment l'appel ez-vous
donc? du roi., ah! M. Louis-Philippe; c'est ça.
Je demeurai tout-à-fait étabahi. Liret repritj:
— Très-bien, moucher marquis, je vous l'abandonne ;
mais il faut que vous respectiez les glorieuses.
Autre salut général. Je n'y étais pas du tout.
— C'était donc bien beau ? dit Liret en s'adressant à moi,
— Plus beau que vous ne pouvez vous imaginer , monsieur ,
repris-je ; jamais si solennelle leçon n'a tlé donnée à la royauté,
pas même celle du 14 juillet.
— Si elle avait bien profité de la première, me dit le mar-
quis, elle n'aurait pas reçu celle-ci. J'étais sur la place Louis
XV avec le régiment de L , dont j'étais lieutenant-colonel ,
lorsque nous chargeâmes la populace , et je sais comment on
en vient à bout.
— Bon, mon frère, dit M™° de Lancey, (jui n'avait encore
236 REVUE DE PARIS.
desserré les dents que pour manger ; comment t'exposer contre
de pareilles gens ! il suffisait de faire couper la tète à une cen-
taine de libéraux ; ça aurait épargné bien du sang.
Puis , s'adressant à moi d'un air larmoyant , elle reprit :
— Est-ce qu'il y a eu véritablement beaucoup de Suisses de
tués? me dit-elle.
— Mais... quelques-uns.
— Oh ! fit-elle, Dieu les récompensera : ce sont des martyrs.
— Nous devons prier pour eux, ajouta l'abbé Laurol.
— Il fallait employer le canon tout; de suite, dit le comte
Annibal; un peu de bonne mitraille, et c'étajt fini.
— Vous croyez, monsier ? lui dis-je: en êtes- vous encore
lil ? ne savez-vous pas que cinquante mille hommes n'y auraient
rien fait , qu'il n'y a i)as d'armée qui résiste à tpute une popula
tion décidée à se battre etqui déteste le régime quilui est imposé?
— Voilà ce qu'ils ne veulent pas croire, mon cher monsieur,
me dit le notaire. Ce qu'ils ne veulent pas croire non plus , c'est
que l'esprit des troupes même était contre eux.
— C'est bien pis aujourd'hui, dit l'abbé Laurot, aujourd'hui
qu'on a supprimé les aumôniers.
Si j'ai rapporté quelques mots de la conversation qui s'établit
entre nous , c'est pour montrer comment dès l'abord chacun
s'ét tblit dans la liberté et la franchise de la discussion. Je n'ai
ni le désir ni le temps de raconter les inconcevables propos que
moi et le notaire nous avions à repousser: mais voici en
somme ce qui résulta pour moi des observations que je fis sur
les personnes qui habitaient Montifillon.
Le marquis était un homme au courant des idées de son siècle ,
point entiché de l'opinion qu'un paysan fût une bête de som-
me, mais très-décidé à croire qu'il n'y avait qu'une forte aris-
tocratie qui pîit faire le bonheur du peuple. Il avait là-dessus
des idées très-arrétées. Je me rappellequ'il me cita un fait très-
remarquable , à propos de ce que je lui disais de l'inféodalion
du pouvoir et de la propriété dans les familles nobles.
— Mais, me répondait-il, la noblesse était aussi facile à
aborder que votre cens d'éligibilité. Voici un calcul statistique
plus probant que tous les raisonnemens. Sur onze cents famil-
les nobles qui votèrent , dans le Languedoc , pour l'élection des
députés aux états de 1588, il n'y en a que sept qui votèrent au
REVUE DE PARIS. 257
uième liUe aux états de 1789. Ainsi , dans deux cents ans,
toutes les propriétés seigneuriales des mille quatre-vingt-treize
autres avaient été acquises par la bourgeoisie. Vous me parlez
de nos privilèges d'officiers qui achetaient des compagnies ;
mais riiomme assez riche aujourd'hui pour faire élever son iils
à Saint-Cyr ouà l'École Polytechnique ne lui achète-t-il pas
de fait une sous-lieutenance ! Celui qui fournit un remplaçant
ji son lils ne jouit-il pas d'un privilège qu'ilnedolt qu'à l'argent?
Vous préférez la noblesse des uns; j'aime mieux la mienne:
voilà tout.
L'abbé Laurot était un de ces prêtres ignares et grossiers que
ie restauration expédiait par grosses dans les campagnes. Bas
envers le marijuis, envieux des domestiques, qui étaient bien
traités, et insolent avec eux.
Annibal , dont j'ai dit l'histoire , était seul plus détesté que
lui dans la maison , il y vivait dans un état de servitude de sa-
lon qui "eût fait pilié, s'il ne l'avait si lâchement acceptée.
— Annibal , arrangez donc le feu ; Annibal , fermez la porte;
Annibal , ouvrez la fenêtre; Annibal, taisez-vous ; Anibal, allez
vous coucher; Annibal, mon chien a besoin de sortir; et le
comte Annibal de Montlillon oljéissait toujours avec son éternel
sourire.
M""" de Lancey seule ne lui parlait pas, elle le traitait en
pestiféré , et s'écartait de lui quand il passait près d'elle. Ce
lut Gaspard qui m'apprit qu'elle avait été d'une rare beauté,
fort galante et joueuse forcenée. Elle avait perdu au jeu la for-
tune de son mari. Sa dévotion datait d'une histoire lugubre,
où elle avait été trouvée par ses domestiques, évanouie dans son
lit, à côté d'un prêtre assassiné. Cette histoire s'était passée
en 93 , dans une nuit où son château fut pillé par les paysans.
M™<' de Lancey était véritablement fanatique , et c'était par
les plus rudes macérations qu'elle expiait les ègaremens de sa
jeunesse. Dans les huit jours que je passai àMontfiUon, j'enten-
dis tous les matins la messe dans la chapelle du château. M™" de
Lancey l'écoutait à genoux sur la pierre et dans une com-
ponction extrême. Le côté |)laisant de la cérémonie était de
voir le comte Annibal de Monlifiion devenir l'enfant de chœur
de monsieur son bâtard , l'abljé Laurot , à qui il servait la
messe avec un dédain de latiniste et une serviHté de valet fort ré-
20.
258 REVUE DE PARIS.
jouissantes.C 'était une espèce de pénitence qui lui avait été
imposée par M™*' de Lancey ; et je m'amusais beacoup à entendre
l'abbé Laurot marmottant son latin gascon , auquel le comte
Anni])al répondait en faisant sonner la t)elle prononciation latine
qu'il avait apprise des oraloriens. Du reste , le père et l'enfant
se méprisaient souverainement ; le vieux comte considérait
l'abbé Laurot comme un goujat, et l'abbé considérait le comte
comme un sacrilège.
Puisque je suis à parler des personnages du château, je dois
rappeler un trait de M'"" de Lancey , qui arriva le dimanche
suivant. Le curé était au château , et son vicaire lui avait cédé
l'honneur de dire la messe. Ce curé était un vieillard de quatre-
vingts ans, qu'on appelait l'archiprêtre, titre perdu depuis le
concordat de 1801. Ce vénérable vieillard, plein de douce piété
et d'esprit railleur, nous expédia la messe en vieux praticien;
ce fut l'affaire de dix minutes. Lorsqu'il s'agit de dîner , on ne
trouva pas M™6 de Lancey ; il fallut l'attendre, et lorsqu'elle
revint et que M. de Monlfilion lui demanda où elle était allée ,
elle lui répondit aigrement :
— Je suis allée entendre la messe du village ; est-ce que vous
croyez que l'on fait son salut avec des messes de dix minutes ?
Quant à M'"'' de Montiillon , c'était une singulière position
que la sienne entre sa piété sincère,, .son élégance de manières
et la grossièreté des façons des prêtres qui l'entouraient. Ex-
cepté l'archiprêtre , c'était une assemblée de gros hommes
qui buvaient des rouges bords et se retroussaient pour s'asseoir
à table, .le me souviens que le jour du diner des curés, ils
étaient onze ; l'un d'eux s'offrit à découper une volaille truffée
qui était devant lui. .le n'ai jamais vu un air si alarmé que
celui de M™" de Montfillon , à la droite de laquelle j'étais , et
qui dit aussitôt:
— Voici monsieur qui s'y entend à merveille et qui va s'en
charger.
— C'est que je n'y entends rien ,lui dis-je.
— Prenez toujours , me répondit-elle , hachez-la, mais qu'ils
n'y touchent pas. En général, ces messieurs ont les mains fort
sales et les mettent partout.
.le me dévouai. Il n'était plus temps, ledit curé avait pris la
volaille à pogne-main par une cuisse et la démembrait. H n'y
REVUE DE PARIS. 239
eut que les curés qui en mangèrent, tout le monde refusa,
même M'"" de Lancey , qui ne put retenir un mouvement de
dégoût . tandis que le curé léchait ses doigts juteux.
Cela me tit me demander pourquoi M™« de Montfillou les in-
vitait à sa table. Je ne pus le savoir ; car , après le dîner , il y
eut une conférence de famille à laquelle je ne dus pas assister.
,1e profitai de la liberté qu'on me laissait pour visiter les envi-
rons du château, .le m'en écartai peu à peu, et j'arrivai près
de la ferme du père Jacques ; je ne m'aperçus point d'abord
que j'étais suivi, ou plutôt observé, par un paysan qui longeait
à travers bois le revers de la montagne pendant que je suivais
le chemin. D'abord je n'y pris pas garde, mais l'apparition
d'un homme qui se montrait de temps en temps , et toujours
à la même hauteur que moi, finit par m'occuper. Cependant je
continuai, et j'étais à peu de distance de la ferme, lorsque je
vis Marianne causant avec l'officier de ligne qui occupait la
maison de Jacques. Elle riait en paraissant se défendre de
quelques observations que lui faisait l'officier. Lorsque je m'ap-
prochai délie , elle me dit , comme si nous étions de vieilles
connaissances:
— Oli! venez donc , monsieur, dire à cet officier que je suis
•^•îine pauvre fille qui vend des rubans et des cravates , et que
^^e n'ai rien de défendu dans mes marchandises.
— Ce n'est pas ce que je veux savoir, reprit l'officier, et ceci
regarde la douane ; mais vous servez de messager aux réfrac-
taires , vous les avertissez de l'approche des troupes , vous êtes
toujours eu route par la montagne ; vous vous ferez quel<[ue
mauvaise affaire.
— Da ! dit Marianne , avec une nonchalance de tête et de
sourire pleine de séduction, il n'y a pas de mauvaises affaires
entre les jolies filles et les officiers qui sont gentils.
La déclaration était tellement à brûle-pourpoint, que k
sous-lieutenant en fut tout troublé.
— En ce cas , répondit-il , faisons-en une bonne ensemble ,
et nous la commencerons sur l'heure i)ar une embrassade.
— Oh! que non , fit Marianne et sautant sur sa mule, est-
ce qu'on s'embiasse en plein jour? Jésus , si mon galant me
voyait , que dirait-il ? une autre fois nous verrons quand nous
serons seuls.
240 REVUE DE PARIS.
— Et quand cela arrivera-t-il? dit Tofficiep.
— Da ! monsieur, fit Marianne en se balançant sur sa mule ,
on peut se rencontrer quand on habite le même pays. Je passe
par ici deux fois par semaine. Guettez le moment. Adieu, adieu!
Elle poussa sa mule vers la montagne , tandis que le lieute-
nant s'amusait à regarder ses jolies jambes qu'elle lui montrait
bénévolement.
— Vous connaissez cette fille? me dit-il.
— Je sais qu'elle vend un peu de tout.
— Il faut que tout ceci finisse, dit l'officier en réfléchissant;
on ra'ol)lige à un métier odieux . Si j'avais été sage , j'aurais
visité les ballots de celte marchande, mais...
— Mais elle est trop jolie pour cela.
— Je ne sais pas ce que j'aurais fait si elle était vieille , mais
le diable m'emporte si je ne donne ma démission, s'il faut que
je continue à vivre ici comme en pays conquis.
J'avais hâte de rejoindre Marianne, je saluai l'officier, et
courus après la belle marchande.
— Vous êtes venu à propos , me dit-elle, j'ai cru qu'il allait
visiter mes ballots.
Cette crainte me surprît, mais je n'en témoignai rien.
— C'eût été fâcheux, lui dis-je.
— Comment! me dit-elle , nous étions perdus. Je les ai.
Comme elle disait cela, elle tourna dans un petit chemin et
me dit :
— C'est par ici.
Avec ce que je savais des projets d'Ernest;, je voulus pénétrer
le mystère jusqu'au bout. Je la suivis sans demander ce qu'elle
avait de si précieux dans ses ballots.
— Savez-vous , me dit-elle, que c'est bien beau à M. Ernest
d'être venu se mettre à la tête des vassaux de son père!
— Très-beau, assurément , d'autant que je ne les crois pas
très-nombreux.
— Que dites-vous là , reprit-elle, depuis deux jours qu'il est
arrivé, la moitié des paysans est décidée; oh! nous le ferons
danser votre coquin de...
J'en demande pardon au procureur du roi; elle nomma en
toutes lettres le personnage dont elle voulait parler.
— Diable ! lui dis-je , je ne croyais pas que ce fût si avancé.
REVUE DE PARIS. 241
— Plus que vous ne pensez , reprit-elle en baissant la voix ,
et l'officier peut me demander des rendez-vous , et moi lui en
donner. Je sais quelqu'un qui l'empêchera d'y ajler , et avant
qu'il soit long-temps.
Nous nous arrêtâmes à ce moment, et elle me dit :
— Allons, dépêchons-nous , aidez-moi.
Tout aussitôt, elle détacha ses ballots, les ouvrit, et en sor-
tit une douzaine de fusils de chasse démontés', dont elle pla-
ça les pièces dans le tronc d'un vieil arbre: il y avait aussi trois
ou quatre paires de pistolets. Je ne savais trop quel parti pren-
dre lorsqueje vis Joseph sortir d'un fourré, et je reconnus que c'é-
tait l'homme que j'avais remarqué me suivant et me surveillant.
— Voilà deux heures que je t'attends, dit-il à Marianne assez
rudement, ce n'est pas ainsi que nous marcherons.
— On fait cequ'onpeut , reprit la jeune filled'un air soumis.
— Et on s'amuse à causer avec les Francimans.
Ce mot de fiancimanest la dernière trace de la vieille sépara-
tion de la France en langue d'oil et langue d'oc ou langue proven-
çale. Franciman est un Français , un homme qui ne parle pas la
langue nationale du midi, c'est un terme de haine et de mépris.
— Jésus ! dit Marianne, il fallait bien Vamuser cet officier ,
il voulait voir ce que je portais dans mes ballots.
— Nous ne pouvons donc plus nous promener sur les gran-
des routes, dit Joseph avec fureur. Ah ! nous les renverrons à
Paris, les uniformes ! Nous verrons, et pas plus tard que ce soir.
— Un moment, lui dis-je, vous attendrez les ordres de M. Er-
nest, avant de rien entreprendre. Il m'a chargé de vous le dire.
— J'ai des ordres de quelqu'un qui le vaut bien , répondit
Joseph avee humeur, et d'ailleurs je ferai ce qui me plaît.
Il se baissa et ramassa les armes.
— Voulez-vous donc les emporter? lui dis-je.
— Est-ce que vous croyez, répondit-il, que je vais les laisser
là au clair de la lune?
— Vous ne les toucherez pas , m'écriai-je, que vous n'en ayez
reçu l'ordre de M. de Montfillon.
— Et je l'ai , cet ordre , me dit Joseph.
Je vis qu'il parlait du vieux marquis.
— Son fils a décidé qu'il fallait attendre. Obéissez-lui.
— Allons, Joseph, dit Marianne, écoute monsieur; il venu
242 REVUE DE PARIS.
nvcc M. Ernest de Paris pour ça, et il doit savoir ce qu'il faut
l'aire mieux que nous.
— II pouvait y rester, dit le paysan en patois. C'est égal, je
ferai ce qu'il veut. Allez-vous-en, on peut s'apercevoir que vous
avez quitté le grand chemin.
Nous reprîmes le petit sentier avec Marianne après avoir rat-
taché les ballots, tandis que Joseph s'enfonçait dans les bois.
Au moment où nous débouchâmes sur le chemin du cliàleau ,
nous fûmes surpiis de recontrer Ernest qui se promenait sur
la roule en causant avec le lieutenant.
— Eh! nous dit-il en me voyant sortir avec Marianne, voilà
qui est très-bien ; comment, notre belle convertie, vous allez
dansles bois avec un jeune homme, vous ne savez donc pas que
les I)clles filles y perdent toujours quelque chose ?
— Elles y perdent beaucoup, dit le lieutenant qui s'était ap-
proché de la mule, car voilà des ballots qui étaient pleins tout
à l'heure , et qui , maintenent , sont à moitié vides. Dites donc,
ma belle fille, reprit-il sévèrement , est-ce que vous avez été
par-là vendre des cravates et des bretelles aux buissons et aux
arbres? Il faut que ceci s'explique.
Ernest me regardait d'un air ébahi. Je lui avais fait un signe
qu'il n'avait pas trop compris , et Marianne, les yeuxbaissés,
jouant avec un bouton de soncasaquin, ne répondait rien.
— Enfin, dit l'officier, qu'y avait-il dans vos ballots?
— Da ! reprit la jeune fille , monsieur le sait aussi bien que
moi.
— Eh bien ! rnonsieur, me dit le lieutenant, me direz-vous
ce que contenaient ces ballots ?
— Je ne sais de quel droit vous m'interrogez ainsi , et le ton
que vous prenez...
— Monsieur, dit le lieutenant sèchement et avec une poli-
tesse railleuse, mes droits résultent d'ordres très-précis , et le
ton que je prends est tel que vous n'y trouveriez rien à dire si
vous aviez quelque chose de bon à me répondre.
— Eh bien ! monsieur , tenez-vous pour dit que je n'ai rien
à vous répondre.
— Alors , monsieur , tenez pour bon , reprit l'officier , que je
m'assure de votre personne.
— Comment, m'écriai-je, m'arrêter ! Oh ! pour ceci, mon
REVUE DE PARIS. 243
cher Ernest , la plaisanterie devient trop grave ; je ne me soucie
pas (l'aller en prison pour les lubies de monsieur votre père.
— Mais , mon Dieu ! s'écria Ernest, qu'y avait-il dans ces
malheureux ballots ?
— Eh bien ! dis-je, y il avait...
— Des armes ! dit l'officier.
Je fis un signe affirmatif.
— Comment! s'écria Ernest en parlant à Marianne, vous
avez osé...
— Eh ! monsieur le marquis, j'ai obéi à votre père, dit la
jeune fille, habile à se débarrasser de l'accusation qui allait
peser sur elle.
— A mon père ?
— Vous l'entendez, monsieur, reprit le lieutenant, et j'espère
que maintenant vous ne me solliciterez plus de retarder la vi-
site que je dois faire chez vous.
— Marianne, dit Ernest, allez au château , et ne dites à per-
sonne ce qui vient de se passer. Je voudrais parler à monsieur.
— Pardon, reprit le lieutenant, il est inutile que cette jeune
fille aille avertir monsieur votre père de l'endroit où sont ces
armes. Elle aura la bonté de demeurer avec nous. D'ailleurs , je
manquerais trop ouvertement à mes devoirs en ne m'assurant
pas d'elle.
Ernest allait répliquer lorsque nous vîmes accourir Liret qui
nous cherchait partout. L'orsqu'il nous eut rejoints , nous lui
racontâmes la position.
— Diable! diable ! dit-il... Mais, mon cher Ernest, vous n'a-
vez pas dit nos projets au lieutenant?
— A peu près, dit Ernest en faisant signe que Marianne écou-
tait.
— C'est vrai, dit le notaire, l'enfant pourrait causer, diable !
diable ! Monsieur le lieutenant ne parlait-il pas de la faire ar-
rêter?
— Sans doute.
— Eh bien ! mon cher ami, c'est ce que vous avez de mieux
à faire pour le moment, allons, petite, allons, il faut vous
laisser mettre dans la chambre de Jacqueline , vous causerez
ensemble. C'est l'affaire de vingt-quatre heures.
— Mais on l'attend au château , dit Ernest.
Sf44 REVUE DE PARIS,
— Diable! diable ! fit Liret, ça ce complique cruellement.
Il s'arrêta, prit trois prises de tabac, alla se placer devant le
lieutenant, et le regarda dans le blanc des yeux.
— Monsieur , lui dit-il tout d'un coup , voulez-vous croire à la
parole d'honneur d'un homme quia soixante-dix ans et qui est
réputé pour un honnête homme?
— ,Ie croirai à la vôtre, monsieur, dit le lieutenant.
— Voilà qui est bien. Vous allez me laisser cette jeune fille
pendant deux heures, parce que j'ai besoin d'elle; elle vous sera
rendue à votre première sommation; et cette sommation, vous
viendrez nous l'apporter vous-même au château ce soir vers dix
heures. Vous trouverez Gaspard au bout du petit chemin , il
vous conduira dans la chambre de ces messieurs , etnous arran-
gerons tout ça.
— Ces messieurs s'engagent-ils à ce que rien ne sera changé
d'ici là dans l'état des choses , que rien ne sera soustrait du
château?
— Je m'y engage , dit Ernest.
— Et vous? dit l'ofiicier en s'adressantà moi.
— Moi, monsieur, lui dis-je , je ne m'engage A rien ; je me
trouve déjà assez follement engagé dans une affaire à laquelle
je ne comprends rien.
Liret me regarda du coin de l'œil.
— Mon cher ami , me dit-il d'un air rusé , vous ne savez pas
comme on cause bien entre deux verres de punch de l'affaire la
plus compliquée. C'est un soir que j'étais un peu gris que je dé-
couvris dans un acte une nullité que j'y cherchais vainement
depuis six mois.
,Ie dois dire, à la honte de l'humanité, que je compris très-
bien , car le notaire était possesseur d'un acte qui me concer-
nait, etje dois dire , toujours à la honte de l'humanité , que je pris
aussitôt le même engagement qu'Ernest et Liret.
— En ce cas, reprit le lieutenant si vos intentions sont lelles
que vous me le dites , vous ne devez pas vous soucier que ces armes
arrivent à leur destination.
—Non vraiment, dit Ernest , il faut les enlever.
— Où sont-elles? demanda-t-il à Marianne.
—Le Parisien peut vous le dire , répondit-elle avec un froid
dédain. Il m'a déjà dénoncée.
REVUE DE PARIS. 245
—Que le diable vous emporte tous! m'écrlai-je en fureur ;
tout à l'heure je vais passer pour un espion rj'enai assez, faites
vos affaires vous-mêmes.
—Bon , très-bon , dit Liret , je vais le savoir sans autre infor-
mation.
Et se remplissant d'air avec effort , il jeta un hâàou aigu
comme celui d'une femme , et un instant après on lui répondit
par un cri pareil et un coup de fusil qui s'entendit à peine.
— Qu'est-ce que cela veut dire? reprit l'officier.
— Cela veut dire , répli([ua le notaire , que pendant que nous
babillions ici, ils ont emporté les fusils.
—Encecas,ditle lieutenant, tout est rompu, et je puis rendre
la liberté à cette prisonnière.
— Traitons, dit le notaire; nous allons laisser monsieur
(c'était moi) pour otage, et, dans deux heures, vers sept heures,
au momenldu souper, nous vous renverrons la fille délinquante.
Vous acceptez , c'est entendu. Allons , dépêchons , on nous attend
au château.
Je n'eus le temps de rien objecter , car Liret , Ernest et Marian-
ne partirent sur-le-champ, etje ne pus queleur crier dem'envoyer
au moins des cigares.
—J'en ai d'excellensàvotre service, me dit le lieutenant.
Et nous demeurâmes seuls. Tout en causant, je lui appris
comment je me trouvais mêlé dans celte affaire , etje sus de lui
que cette Marianne lui avait été désignée comme l'agent des
intrigues des nobles du pays.
— Elle a été d'autant plus utile à leurs relations, me dit-il,
qu'elle est protestante , et qu'en générallesprotestans sont très-
patriotes, car vous savez sans doute qu'ici les opinions politiques
sont encore des opinions religieuses.
Nous eûmes à ce sujet une longue conversation , et le lieute-
nant Vamès me prouva qu'il avait observé le pays qu'il habitait.
— Cette différence de religion a laissé , me dit-il, entre les
habitans des petites villes , qui presque tous sont fabricans et
protestans, et les catholiques nobles qui possèdent la plupart
des fermes , une haine telle , que si nous voulions laisser faire la
garde nationale du pays, elle aurait bientôt fait prompte justice
de toutes ces résistances ; mais ce serait ouvrit' carrière à des
désastres sans nombre. Les gardes nationaux, irrités encore
21
246 REVUE DE PARIS.
(le la suprématie des nobles et des prêtres qu'ils ont subie pen-
dant quinze ans de restauration, en leur qualité de patentés
et de protestans , ne parlent pas moins que de démolir ou de
brûler les châteaux qu'ils supposent servir d'asile aux réfrac-
taires; si un pareil acte était commis , il donnerait lieu à de
cruelles représailles, etcertes, lelendemain d'un château dévasté,
vous auriez plus d'une manufacture incendiée. Ce serait mettre le
pays à feu et à sang. Je regrette d'être forcé au métier que je
fais , mais cependant je pense que s'est le seul parti sage qu'il y
eût à prendre , que de charger , pour ainsi dire , des neutres de
rétablir l'ordre dans ce pays.
Ce fut en causant ainsi qu'il me raconta que des gardes
nationaux s'étant engagés dans la montagne avec le procureur
duroi, celui-ci avaitété fait prisonnier; que les gardes nationaux
avaient tué deux paysans , et avaient eu dé leur côté un officier
presque coupé en deux par un coup de faux.
Peu à peu la conversation nous entraîna bien loin delà mon-
tagne Noire ; elle retourna à Paris, le but de toute espérance de
jeune iiomme. Use trouva que M. Vamès y avait tenu garnison;
nous nous rencontrâmes sur trois ou quatre noms d'amis que
nous connaissions chacun de notre côté ; nous étions en pleine
voied'intimité, lorsque nous vîmes revenir Marianne sous l'escorte
du fidèle Gaspard, qui avait fait un héroïque effort sur sa jambe
pour nous la ramener.
Je remarquai que la jeune fille avait perdu quelque chose de
cet air décidé que je lui avais remarqué ; elle avait beaucoup
pleuré , et Gaspard , en partant, lui remit un petit volume qu'en
homme de guerre expérimenté il fit passer à l'inspection du
lieutenant. Nous fûmes tous deux très-surpris en voyant que
c'était un livre de messe.
Je rentrai au château sur la foi des traités, et j'arrivai au
moment où l'on allait se mettre à table pour souper. Tout le
monde était, sinon triste , du moins silencieux et grave; Mm^de
Lancey était plus soml)re que jamais ; elle aussi avait beaucoup
pleuré, et je pensais qu'U y avait connexité d'intérêt dans ses
larmes et dans celles de Marianne. Comme on se parlait peu, je
me mis à réfléchir, et l'histoire de l'abbé Laurot me servant de
fanal , je m'imaginai que Marianne pouvait bien avoir, avec
M""> de Lancey, des rapports semblables à ceux du comte
REVUE DE PARIS. 247
Annil)al et de l'abbé. Je n'eus guère le temps de me livrer à la
méditation et à l'an'angement de cette supposition ; le souper
fut court , et après un quart d'heure d'entretien, tout le monde
se relira. J'ai oul)lié de dire que tous les curés avaient disparu.
A peine fûmes-nous rentrés dans notre chambre avec Ernest,
qu'il se jeta dans un fauteuil en poussant un ouf! qui dénotait
combien la journée lui avait pesé.
— Qu'y a-t-il ? lui dis-je.
— Attendons Liret, reprit-il, il ne me pardonnerait pas de
vous avoir révélé son plan de campagne ; il s'en réserve la
gloire.
Une heure se passa à peu près, pendant laquelle Jacquet
apprêta un immense bol de punch , alluma un feu d'orgie dans
la cheminée , et disposa cinq fauteuils autour de la table.
— Pour qui , dis-je à Ernest , ce cinquième siège.
— Pour Gaspard; il est de la mine et de la contre-mine, et
par conséquent admis au conseil.
Ernest avait un ton de gaieté et de bonne humeur que je ne
lui avais pas vu depuis long-temps. Bientôt Liret arriva sur la
pointe du pied comme un écolier qui vient à un régal secrètement
préparé dans la mansarde d'un collège.
— Trop de citron, dit-il en goûtant le punch vers lequel il se
dirigea d'abord ; ajoutez du thé, de sucre et du rum.
Ceci doubla le bol de punch , et Liret dit gravement en
s'asseyant dans un fauteuil sans quitter le précieux liquide du
coin de l'œil :
— Voilà qui va bien.
11 y avait entre nous une sorte de recueillement qui nous empê-
chait déparier, et nous étions tous trois dans un profond silence
lorsque nous entendîmes monter dans la tour angulaire qui nous
servait de cabinet de toilette.
— Le voilà , dit Liret ; il prit lui-même un flambeau et alla
au-devant du lieutenant et de Gaspard, qui étaient entrés par
une petite porte qui ouvrait sur la campagne. Quand le notaire
traversa avec le lieutenant la fameuse salle aux chaises percées,
il ne put résister au désir de faire un mauvais calembour, et ma
fidélité d'historien m'oblige à le répéter
-Mon cher lieutenant , dit-il, vous allez trouver ici une
vraie place de guerre , et voici d'abord les pièces de siège.
248 REVUE DE PARIS.
Si je vous dis que nous eûmes la sottise de rire de cette bêtise,
c'est pour vous apprendre que nous nous abordâmes avec le
lieutenant en disposition de gaieté. L'assemblée étant au grand
complet, Liret désigna sa place à chacun, et lui-même, se
laissant tomber dans son fauteuil, s'écria:
— D'abord buvons : c'était la manière des anciens pour
garantir à leurs hôtes les droits sacrés de l'hospitalité.
— Très - bien , dit Ernest ; mais ils buvaient dans la même
coupe.
— Sottise ! dit Liret , car si le vin était bon , le premier était
un imbécile de ne pas tout boire.
Nous trinquâmes , et le notaire , se renfonçant dans son fau-
teuil, commença en ces termes:
— Voici les positions : monsieur estleiîls déM. le marquis de
Montfillon , qui lui laissera cinquante milfellvreè de rente. Ma,
monsieur est le neveu de M™'= deLancey , qui en possède quatre-
vingt-dix mille. Les rentes paternelles sont immanquables , les
rentes de la tante sont chanceuses , d'autant plus chanceuses
que ladite dame est fort poussée à en faire don à l'Église, par
des raisons de pénitence à nous inutiles à révéler, et que ces
raisons ont été corroborées par la conduite du neveu ci-présent,
qui , au grand scandale de toutes les âmes pieuses , s'amuse à
perdre son ame et , qui plus est , son argent avec des danseuses
de l'opéra et autres.
— Pardon, dit l'officier, mais cela ne me paraît pas avoir
grand rapport avec l'affaire des réfractaires.
— Rapport intime, mon cher, reprit Liret; mais vous
m'avez interrompu , et je ne sais jamais reprendre haleine sans
m'ouvrir la voix par un verre de quelque chose : donnez-moi
du punch , et n'oubliez pas qu'à chaque interruption je double
le moyen oratoire.
— Diable ! fit Ernest , n'allons pas dire deux paroles de suite.
— Comme vous voudrez, dit Liret ;je continue. Er'go,comme
les jeunes gens n'ont jamais assez d'argent, et que les prê-
tres en ont toujours trop , il est juste, il est bon , il est évangé-
lique , que le jeune homme recueille et que l'église soit frustrée.
Quelqu'un eut envie de rire.
— Si vous riez , je bois , dit le notaire , et je fais écrire au
procès-verbal : rires et interruptions.
REVUE DE PARIS. i'49
Nous gardâmes notre sérieux.
— Vous me demanderez peut-être pourquoi nous voulons
pourvoir dès à présent à l'inconvénient de perdre quatre-vingt
mille livres de rente ; je vous répondrai que c'est paice qu'il
faut que ce soit fait aujourd'hui , ou jamais. Ladite dame, veuve
de Lancey , par ces mêmes raisons que je n'ai pas voulu vous
dire tout ù l'heure , veut se retirer du monde , s'enfermer dans
une communauté de sœurs de la charité, et, en sa quaUtéde
femme qui va mourir au monde, elle veut faire un testament.
— Je ne vois pas trop... dit le lieutenant.
— Buvons ! s'écria le notaire , deux verres s'il vous plaît ,
c'est promis.
— Taisons-nous , ou dans un quart d'heure Liret sera gris
comme un Polonais.
— N'insultez pas la Pologne, dit Liret, dont les yeux flam-
baient déjà, écoutez votre vénérable, enfans. C'est donc le testa-
ment que prépare la susdite dame qui est important à surveiller,
et qu'il est nécessaire de tourner du côté laïque au préjudice
de la lapacité cléricale. Or qu'a fait le notaire Liret , l'ami de la
noble famille des 3Iontfillon? Il a été chez l'arcliiprêtre de la
paroisse , un vieux honnête homme que l'esprit de la robe n'a
point gagné ; il lui a dit la chose , et voici ce qui a été adopté
par lui , tout en regrettant qu'une si bonne œuvre lui vînt par
l'inspiration du démon: le démon c'est moi; la bonne œuvre est
celle-ci. Je ne sais en quels termes le brave archiprêtre a persuadé
M^^de Lancey ; mais voici comment , moi , je l'aurais prêchée. "
Donner son bien aux prêtres , est une chose fort commune etque
les derniers des bourgeois se permettent quelquefois, à l'instar
des plus nobles pécheurs. 11 est une œuvre à la fois plus agréable
à Dieu et plus remarquable aux yeux du monde , c'est de rame»
ner au giron de l'Église une aine égarée. 11 y a près de vous une
jeune fille protestante que vous avez quelque raison de connaître,
tille d'une mère al)andonnée par sa mère coupable, id est , petite
fille d'une pécheresse qui l'a oubliée dans la misère où elle a vécu.
Le malheur de sa naissance appartient à une cruelle faute de cette
pécheresse, etle malheur de sa perdition lient à ce vain orgueil, qui
a craint de la protéger de ses bienfaits de peur de dénoncer les
liens qui l'unissaient à une famdled'un nom respectable. Il faut
1 éparer tous ces torts en un coup ; il faut ramener la brei>is égarée
21 .
150 REVUE DE PARIS.
ail bercail de l'Église , et, comme il est impossible de lui donner
un nom, il faut lui assurer une existence honnête. Cet acte sera
bien plus agréable au ciel que le don de votre fortune qu'il
sera alors convenable d'assurer à votre neveu Ernest, jeune
homme complètement corrigé de ses erreurs , et qui donnera
une éclatante preuve de son repentir en venant vous seconder
dans votre pieuse entreprise et en servant de parrain à la jeune
convertie dont vous serez la marraine. La dame a accepté.
— C'est sul)lime ! lA'écriai-je.
— Du punch ! cria le notaire, du punch ! du punch !
Il tint sa parole et en avala quatre verres.
— Admirablement bu ! lui dit l'officier ; mais je ne sais pas
encore en quoi ceci regarde l'affaire des réfractaires.
— En quoi! s'écria le notaire tout-à-fait Mambaut de punch
et de regard. C'est que ladite Marianne ', est l'amoureuse du
nommé Joseph, le plus têtu des réfi^àdt^e^V l^i^^cl se soucie
de la légitimité comme d'un vieux sabot, mais lequel se soucie
beaucoup de sa maîtresse. Or, suivez b*îeîFitïOh raisonnement.
La foi nouvelle et chancelante de la nouvelle convertie a besoin
d'un appui pour ne pas fléchir, d'urt gtrtde pour ne pas errer ,
et je ne sais rien de mieux pour appuyer la foi chancelante
d'une jeune fille qu'un beau mari qui lui donne le goût du ca-
tholicisme , par des raisons que je n'ai pas besoin de vous dire.
Ledit Joseph ne demande pas mieux, ladite Marianne ne de-
mande pas mieux , nous ne demandons pas mieux ; donc nous
achetons un remplaçant à Joseph, nous le marions avec Marian-
ne, nous faisons faire donation à la tante , le pays est tranquille.
— Et Ernest a les quatre-vingt mille livres de rente, dis-je.
— Et je vous invite tous à célébrer ce grand jour, dit Ernest.
— Et nous Iioirons du sillery crémanl, dit le notaire.
— Et je serai l'intendant de M. le marquis , dit Gaspard.
— Et nous reprîmes tous en chœur :
— A boire ! à boire !
Et nous trinquâmes en nous levant et en jetant nos bonnets
de velours au plafond , Liret jeta sa perruque.
—Donc, reprit-il , nous avons besoin d'un délai de huit jours
pour cela , et voilà les raisons , lieutenant , qui nous font de-
mander un armistice.
— Accordé! s'écria celui-ci joyeusement.
REVUE DE PARIS. 251
— Accordé! répétâmes-nous en chœur.
Nos bonnets voltigeaient encore en l'air, nos verres se cho-
«juaienl encore lorsque nous fûmes interrompus par quatre ou
cinq coups de feu suivis de longs cris.
Liret laissa tomber son verre , l'officier jeta le sien et ouvrit
la fenêtre qui donnait sur la campagne , et s'éciia avec colère :
— C'est une lâche trahison, messieurs, un piège infâme où vous
m'avez attiré, les montagnards attaquent la ferme de Jacques.
— S dit Liret : c'est vrai ; mais croyez , lieutenant, que
nous sommes complètement étrangers
— Messieurs , dit le lieutenant en tirant son sabre, ouvrez-
moi ; on attaque mes soldats , et je ne suis pas à leur tête.
— Prenez garde , dit Liret , les paysans sont entre le châ-
teau et la ferme, et vous ne pourrez passer.
— Ouvrez-moi , répéta le lieutenant qui devenait plus furieux
à chaque coup dg,,f^|l gui retentissait dans la campagne. Vous
êtes des... .^,, .,^^,^^^ j,,,
— Épargne?;- vQi^fyÇ^çs injures , dit Ernest, nous allons vous
accompagner. ,j{.,^,
— Je n'ai pas besoin de vous, ouvrez-moi sur l'heure, ou je
vous fais sauter la cervelle , dit-il , en tirant de sa poche un pe-
tit pistolet, qu'il arma.
— Venez, venez, dit Liret, qui vit que cette menace allait
faire sur Ernest un effet contraire à celui qu'en attendait le lieu-
tenant. 11 prit un flambeau et conduisit l'officier i)ar l'escalier
dérobé de la tour , et ils sortirent par la porte basse.
— Suivons-le , me dit Ernest en prenant un fusU. Gaspard ,
fais disparaître ce désordre.
Je pris un fusil comme Ernest, et nous sortîmes. Liret était
sur la porte en criant :
— L'imprudent ! l'imprudent!
• Il nous expliqua en deux mots que les montagnards, repous-
sés itar les soldats , passaient devant le château quand l'officier
en était soiti , et qu'il s'était audacieusement jeté parmi eux.
— Quelques coups de feu ont été échangés ; les misérables
l'ont tué ! ajouta le notaire.
Nous courûmes vers le chemin , et comme Ernest allait fran-
chir la haie qui séparait la route de l'avant-cour du château, il
fut saisi au collet par un sergent , qui se mit à crier :
252 REVUE DE PARIS.
— J'en tiens un !
Les soldats accoururent, et ayant reconnu Ernest pour le jeune
homme qui avait causé avec leur officier , ils l'interpellèrent
violemment.
— C'est le maître de ce château ! — Notre lieutenant y est
venu. — Qu'as-tu fait de notre lieutenant? Je te casse la tête
et je brûle ta bicoque, si tu ne nous le rends pas sur l'heure.
— Notre lieutenant ! — Notre lieutenant !
Ernest cherchait à se dégager plutôt qu'à répondre. Les sol-
dats s'exaltaient dans la lutte ; la position devenait grave, nous
tentions de vains efforts pour nous interposer ; enfin , Liret
s'avança , et cria :
— Eh bien! vous l'aurez votre lieutenant, avant une
heure. , ," V
— Tout de suite! tout de suite! direntjes&olcfats 5 vous l'avez
assassiné ! Où est-il ? .^ , "/
— C'est vous qui assassinez ce jeune horarhe! dit Liret avec
colère.Assurez-vous-en , mais ne le maltraitez pas.
— Qui êtes-vous ? dit le sergent.
— Je suis notaire et maire de ma comnîune , dit Liret, et je
vous somme, au nom de la loi , de cesser vos violences.
— Très-bien ! dit le sergent à ses soldats , attachez le prison-
nier, et qu'on fouille le château. En avant!
Pendant ce temps, tout le monde s'était éveillé en sursaut;
on descendait dans la cour , et les soldats, trouvant les portes
ouvertes , y pénétrèrent facilement. Le sergent fit garder l'en-
trée principale, et ordonna qu'on rassemblât tous les gens de la
maison dans le salon principal, où il fit conduire Ernest; déjà
le marquis y était avec sa femme. Bientôt M™« de Lancey, le
comte Annibal, l'abbé Laurot, y furent amenés, ainsi que tous
les domestiques delà maison. L'aspect des divers costumes sous
lesquels chacun se présenta eût été passablement plaisant, si
l'affaire n'eût été si grave. Dans son épouvante, l'abbé Laurot
avait oublié de mettre sa chemise dans son pantalon, et Annibal
avait enfourché sa culotte courte , sans avoir le temps de passer
ses bas. Ernest, garrotté, était surveillé par deux, soldats. Le
vieux marquis interrogeait Liret qui ne répondait pas , et qui se
gorgeait le nez de prises de tabac , conmie pour voir s'il ne se
trouverait pas une idée dans sa tabatière. On empêchait M. de
REVUE DE PARIS. 253
Montfillon de s'approcher de son fils, et il s'adressait à Gaspard,
qui lui disait avec humeur :
— Vous l'avez voulu ; ça devait finir par-là.
Le marquis se récriait en demandant compte de cette viola-
lion de domicile ; enfin Gaspard l'arrêta en lui disant sèchement :
— Mon Dieu ! ne les embêtez pas trop ! Ils en feraient dix
fois plus qu'ils n'auraient pas tort. Hum ! si c'était moi ! grom-
mela-t-il.
Enfin le sergent rentra; il avait lui-même inspecté le château.
Dès qu'il fut dans le salon, il jeta lourdement la crosse de son
fusil par terre , et dit brusquement :
— Mon lieutenant n'est pas ici ; il faut qu'on me le retrouve •'
— Et , du diable ! on vous le retrouvera , votre lieutenant.
3Iort ou vivant , il faut bien qu'il soit quelque part !
— Comment! dit îe sergent : Mort ou vivant! S vous me
faites regretter de n'avoii- pas passé ma baïonnette au travers du
corps de ce muscadin.
— De mon fils ? dit M. de Montfillon , et pourquoi?
— Parce qu'il a été arrêté un fusil à la main lorsqu'on atta-
quait la ferme, et que dans ce moment si c'était fait, ce serait fait ;
voilà tout! En attendant, et puisqu'il faut agir légalement, je
vas envoyer un de mes hommes à la ville pour m'amener le pro-
cureur du roi.
— C'est ce que je demande , dit M. de Montfillon , et ce que
Je demande, c'est qu'on nous explique pourquoi on a ainsi violé
ma maison ?
— Mon père ! dit Ernest , il faut tout vous dire.
— 11 ne faut rien dire du tout , reprit Liret ; il faut agir , il
faut retrouver le lieutenant. Ils ne l'auront probablement pas tué !
Liret redoutait l'explication, et je voyais les 80,000 livres
d'Ernest bien compromises.
— Mais qu'ai-je affaire de ce lieutenant ? dit le marquis.
— Comment! reprit le sergent, vous l'avez attiré chez vous
pour l'assassiner,
Ernest me parut ruiné; probablement il n'y pensait pas.
— Chez moi! dit le marquis ; que faisait-il chez moi?
— Oue voulez -vous? il s'est trouvé être un ami intime de
monsieur, dit Liret en me montrant, et il est venu lui faire une
visite.
254 REVUE DE PARIS.
— Ça, c'est possible, dit le serj^ent. Je les ai entendus causer
ensemble de leurs connaissances de Paris.
Je ne sais par quelle fatalité j'endossais la responsabilité de
toutes les maladresses qui se faisaient autour de moi , et dont
j'étais parfaitement innocent; je ne voulais ni compromettre
Ernest vis-à-vis de sa famille , ni me compromettre moi-même,
et je ne sais trop ce que j'allais répondre , lorsque j'entendis la
voix de Gasi)ard qui dit au sergent :
, — C'est tout simple qu'ils se soient reconnus tout de suite ,
parce que les jeunes gens n'ont pas à se rappeler du vieux ,
comme nous , Godot !
Le sergent se retourna à ce nom.
— Tonnerre de Dieu ! c'est toi , Gaspard , dit-il ; comment se
fait-il que je ne t'aie pas vu depuis huit jours que je rôde par ici?
— C'est que la jambe allait mal.
— Tiens, dit le sergent , toujours la même; elle a du mal-
heur. Et qu'est-ce que tu fais ici?
— Je suis l'intendant de monsieur le marquis, et tu m'obli-
geras d'être bon enfant.
— Très-bien! très-bien! ditLiret en fermant sa tabatière, qui
ne lui avait rien fourni que de me mettre de la partie. Vous allez
laisser ces dames se coucher tranquillement, et nous allons
causer.
— Causer de quoi? dit le sergent. Personne ne bougera d'ici
qu'on ne m'ait retrouvé mon lieutenant.
— Mais que diable! mon cher, ditLiret en s'emportant, com-
ment voulez- vous qu'on vous le retrouve, si on ne va pas le
chercher? Vous êtes stupide!
— Hein ! fit le sergent d'un air courroucé.
— Tais-toi donc, lui dit Gaspard; il dit que tu es bête; voilà
tout.
— Comment ! bête.
— Eh! oui, si ton lieutenant est par-là caché dans quelque
taillis...
— Mon lieutenant ne se cache pas , dit le sergent ; c'est frais ,
mais c'est bon.
— Je ne te dis pas ; mais s'il est blessé quelque part par-là .
— Comment, blessé!
— C'est possible , dit Liret ; quand il a entendu les coups de
REVUE DE PARIS. 255
fusil , il s'est élancé comme un furieux de la chambre de mon-
sieur , et s'est précipité sur les montagnards qui passaient.
— Vous étiez donc aussi dans cette chambre? dit le marquis.
— Oui, titLiret d'un air ravi de prendre le marquis en défaut
d'observation; oui, j'y étais pour m'entendre avec monsieur
sur l'affaire pour laquelle il a été assez aimable pour venir me
relancer jusqu'ici.
J'étais près d'Ernest.
— Me voilà bien recommandé ! lui dis-je.
— Moucher, Liret vous en tirera et moi aussi; regardez son
air joyeux ; son plan de campagne est tracé.
Probablement il l'expliquait au sergent qui l'écoutait silen-
cieusement, après avoir donné un ordre à quatre de ses soldats
qui étaient sortis.
— C'est possible , finit par dire celui-ci ; mais ça n'empêche
pas que je vais envoyer un homme avertir le procureur
du roi.
— C'est ça, dit Liret, un homme que vous ferez peut-être
assassiner sur la route !
— Diable ! dit le sergent.
— Mon cher, reprit Liret, attendez jusqu'au jour, et si nous
ne vous ramenons pas le lieutenant frais comme une rose,
alors... alors, ma foi, comme alors, vous ferez ce qu'il vous
plaira.
Bientôt les soldats rentrèrent et déclarèrent qu'ils avaient
fouillé tous les recoins, et qu'ils n'avaient trouvé aucune trace
du lieutenant, et rien qui témoignât que quelqu'un eût été
blessé.
— Bravo ! dit Liret , ils l'ont emmené prisonnier. Nous le
retrouverons. Allons, hé! qu'on selle les deux bidets.
— Vous savez donc où ils sont? dit le sergent.
— Moi, fit Liret, pas le moins du monde , mais je trouverai
bien quelqu'un qui le saura. Voyons un peu, vous autres; viens
ici. Jacquet , tu dois savoir où ces coquins se retirent.
Le marquis, qui craignait d'être trahi , fit un signe au valet
de chambre de répondre négativement ; Liret s'en aperçut, prit
Jacquet par le collet, et lui faisant faire une demi-conversion ,
il lui tourna le dos au marquis et continua , en le tenant à deux
mains par les revers de sa vesle.
256 REVUE DE PARIS.
— Tu sais ça, toi, Jacquet; tu es malin comme un singe, tu
as découvert leur repaire , lu vas nous conduire.
Le marquis toussait , Jacquet se démontait le cou pour voir
le marquis.
— Da , monsieur, disait-il, je ne sais pas.
— Je comprends, tu ne sais pas si tu dois savoir; mais,
ajouta-t-il plus bas , comme tu leur as apporté le reste de la
vache du père Jacques , si tu ne sais pas tout de suite , je te livre
à la justice comme leur émissaire, et, qui plus est, comme leur
munitionnaire général.
A ce motde munitionnaire , dont Jacquet n'avait aucune idée,
il trembla comme s'il s'était déjà vu entre les mains des gen-
darmes, et il reprit:
— Alors je vais vous conduire.
— Très-bien , dit Liret en le lâchant ; il vint à moi et
médit:
— Allons , jeune homme , dépêchons , nous allons partir sur-
le-champ.
— Nous? luidis-je.
— Pardieu! il serait plaisant, répliqua-t-il, que vous ne
voulussiez pas aider M. de MontfiUon à sortir de la fâcheuse
position où vous l'avez mis. — Et il me tourna le dos.
— Ah ! s'écria Ernest en se levant , c'est trop fort !
— Non, luidis-je, c'est superbe de ^rascon: j'irais partout
avec un homme pareil, fût-ce dans une caverne de voleurs,
d'abord parce qu'il m'amuse , et ensuite...
— Ensuite, dit Liret, parce que vous avez besoin de moi.
Gaspard , reprit-il en élevant la voix, une bouteille deRancio et
des biscuits ; les nuits sont froides en diable. Marquis , vous
n'avez pas un carrick à me prêter? mon habit n'est pas doublé
de chaleur.
Le marquis fit un signe majestueux à Gaspard , et celui-ci
sortit de la chambre.
Peu à peu le trouble général s'était calmé; tout s'expliquait,
grâce à la raison qu'avait donnée Liret de la présence du lieu-
tenant au château. Les dames se retirèrent sur la sollicitation
d'Ernest; on permit aux domestiques d'aller dans une chambre
séparée , et le vin de Rancio fut apporté.
- Allons, dit Liret, une rasade ausuccès de notre entreprise;
REVUE DE PARIS. 237
sergent, est-ce que vous ne voulez pas que ce jeune homme
trinque avec nous ?
Ernest avait encore les mains attachées ; le sergent défit la
corde.
— Allons, reprit Liret, un verre, Gaspard, un verre, Jacquet,
ça te donnera des jambes^ un verre, monsieur le marquis, ça
vous remettra du souci de penser que votre fils, pris les armes
à la main, pourra bien aller expier sa folie en prison.
Le marquis, qui comprit la leçon, accepta un verre, et force
lui fut de trinquer avec le militaire républicain, le décoré de
juillet, le sergent de M. Louis-Philippe, son intendant etson
valet de chambre.
Jamais le nom de MontfiUon n'avait été aussi compromis. Il
y avait un air de dignité résignée dans le visage du marquis
dont Liret s'amusait prodigieusement en me faisant des gri-
maces d'intelligence
Au moment de partir, on nous souhaita un bon voyage et un
prompt retour, nous montâmes sur les bidets du marquis, et
prîmes la route de la montagne.
— Hum! hum ! fit le vieux notaire, comment tout ça finira-
t-il ? — Il fait un froid de chien. — Si ces gueusards-là l'ont
tué! — Ils en sont capables. — Je suis sûr que j'en aurai un
rhume. — Ils l'auront enterré dans quelque coin. — Si encore
j'avais pris mon bonnet de coton. — Enfin, nous allons voir.
Nous marchâmes à peu près pendant une demi-heure en sui
vaut la crête du ravin qui coupe la montagne de MontfiUon en
deux. Bientôt Jacquet nous fit prendre un petit sentier qui
descendait vers le torrent qui coule au pied du château. Il fai-
sait une nuit très-obscure, et, la pente du terrain sur lequel
nous descendions s'effaçant dans les ténèbres , il me semblait
que nous glis sions le long d'un mur et suspendus au-dessus
d'un gouffre.
— Est-ce que tu veux nous noyer ? dit le notaire à Jacquet
qui était devant nous ; il me semble que j'entends le bruit de la
cascade.
En effet, depuis un moment, un murmure sourd annonçait
le voisinage d'une chute d'eau.
— Pardieu ! répondit Jacquet en patois, ils sont à la caverne
des Fées {al Roc de las incantadas) .
TOME v. 22
258 REVUE DE PARIS.
— Il y en a donc partout! m'écriai-je.
— Ah ! fit Jacquet , vous savez le patois.
— Un peu. Mais qu'est-ce que cette caverne des Fées?
— Diable ! dit le notaire ; j'ai fait là-dessus un poème dans
ma jeunesse, voulez-vous que je vous en dise quelque chose ?
— Oui, lui répondis-je, dites-moi le sujet.
— Hein ! me dit-il , vous paraissez mépriser les vers de pro-
vince; pardieu! vous avez raison , ils ne valent pas mieux que
ceux que vous faites à Paris.
— D'accord, mais nous ne les récitons pas.
— Vous faites pis , vous les imprimez. Ferba volant...
— .l'aime encore mieux vos vers ! m'écriai-je.
— Les voici : c'est qu'ily a du merveilleux tout neuf à extraire
de nos montagnes, une mythologie complète, plus heureuse
que le christianisme, car elle a encore ses êtres naturels qui
parlent aux hommes, et ses hommes qui y croient. Du reste,
voici ledit poème; il se récite ou se chante à volonté : attendu
le brouillard qu'il fait, je vais vous le réciter.
Il commença (1)
Quand il eut fini cette immense kyrielle de vers , nous étions
dans un étroit défilé qui semblait ne pas avoir d'issue.
— Il faut que vous descendiez de cheval, dit Jacquet, nous
allons entrer dans le fourré.
Il attacha nos chevaux à un arbre, et nous pénétrâmes dano
un bois de petits chênes rabougris, entremêlés d'énormes
bruyères et de houx qui nous piquaient horriblement les jambes.
Après que nous eûmes ainsi marché un bon quart d'heure ,
Jacquet poussa un petit cri doux et lent, et bientôt il lui fut
répondu. Nous continuâmes à nous égratigner le long de cet
infernal taillis, et tout à coup nous rencontrâmes une pente
raide et presque perpendiculaire , le long de laquelle je ne pus
descendre, pour ma part, qu'en m'asseyant par terre sur toutes
(1) Si nos lecteurs sont curieux de cette légende , nous pouvons
la leur donner, car nous l'avons écrite de la main du notaire. Mais,
comme elle n'a pas moins de soixante couplets ou stances, elle nous
a semblé dépasser la mesure d'un article de journal, comme
cela se dit d'ordinaire.
REVUE DE PARIS. 259
sortes d'épines, et sur laquelle .lacqiiet marchait comme j'aurais
pu faire dans une allée des Tuileries ; après quelques minutes
de cette descente, nous trouvâmes une large fissure dans le roc,
et dans cette fissure nous vîmes luire la tlarame d'un foyer. Si je
n'avais peur de la description après en avoir beaucoup fait ,
j'aurais une occasion superbe d'ordonner une belle décoration;
la seule chose qui me fi-appa trop pour que je la néglige , c'est
un effet de lumière que me iit remarquer Liret. Le foyer, placé
en face de la cascade, s'y reflétait sur les mille petites vagues
qui bouillonnaient à son pied, et y scintillait avec une rapidité
de jets de flammes qui en faisaient un feu d'artifice liquide; la
nappe, allongeant l'image du feu dans toute sa longueur, le fai-
sait couler limpide à l'œil comiife du fer en fusion, et la brume
qui s'élevait du fond du ravin, se teignait d'un rose tendre et
formait un nuage au milieu duquel toutes ces lueurs s'agitaient.
— C'est ce que j'ai voulu peindre dans ma septième strophe,
me dit Liret; vous vous rappelez?
— Très-bien! lui dis-je.
Je n'en avais aucune idée.
Enfin , nous pénétrâmes dans la flissurede la roche enchantée ,
et , après avoir été reconnus par un paysan , nous pénétrâmes
dans la grotte des Fées. Ce n'était que l'entrée ; elle avait , en
outre , une douzaine de salles , plus ou moins grandes , qui se
communiquaient , et possédait plusieurs issues qui la rendaient
im refuge Inappréciable pour les misérables qui s'y trouvaient ;
ils étaient onze, sans compter le capitaine Joseph et notre véri-
table lieutenant.
— C'est heureux que nous arrivions, me dit Liret, ils sont
treize; ils n'auraient pas passé minuit à treize, et ils étaient
gens à jeter le lieutenant dans le torrent, pour revenir au
nombre heureux de douze.
Joseph ne s'était pas levé poumons recevoir ; il y avait déjà
en lui un air d'autorité et de commandement bien senti, Liret
le regarda du coin de l'œil.
— Si ce rdôle ne se fait point pendre , il fera fortune , me
dit-il.
— Alors ilentra tout-à-fait dans la caverne , et , reprenant son
air insouciant , il dit :
— Bonjour, vous autres! bonjour, Joseph! Hrillumez un peu
SGO REVUE DE PARIS.
lefeujo suis gelé. Bonjour, lieutenant! nous ne vous avons
pas oublié.
— Que venez-vous faire ici? lui demanda Joseph assez bruta-
lement; qu'y vient faire monsieur?
— Nous venons vous demander si vous voulez être tous ici
fumés comme des renards , ou bien signer une paix honorable
■pour tous les partis?
— Fumés! lui dit Joseph , qu'on nous fume si on peut! En
voici un, dit- il en montrant le lieutenant, qui saura si ça
chauffe, et un autre, dit-il en me désignant, qui verra si ça cuit.
— Peste! mon garçon, dit Liret, tu as la peau bien dure;
mais voici quelques-uns de tes camarades qui ne sont peut-être
pas aussi résolus que toi. Voyons , vous autres.
— Taisez-vous! dit Joseph ; ils m'ont nommé leur capitaine,
et ce n'est qu'à moi que vous aurez affaire.
— Ah! c'est comme ça que tu le prends, dit Liret en rajustant
soncarrick; eh bien! mon garçon, adieu!
Puis faisant quelques pas dans un état de colère admirable-
ment joué, il cria à l'ouverture de la caverne: Allez, allez,
fusillez-les tous, je...
— Qui ça ? dit Joseph en se levant et en saisissant son fusil.
— Oh! n'aie pas peur, ça ne te regarde pas encore, dit
Liret; c'est tout bonnement Ernest., gaspard,ton père, et...
Il essuya une larme ; la pauvre Marianne!
— Marianne! mon père! dit Joseph.
— Ah ça! est-ce que vous croyez, mes drôles, dit Liret toujours
furieux, que vous mettrez le pays sens dessus dessous, sans qu'il
vous en coûte quelque chose ! Le château est pris ; il y a trois
mille hommes d'arrivés , avec un généralissime.
Ce mot de généralissime fit presque autant d'effet sur Joseph
que celui de munitionnaire sur Jacquet.
Cependant il reprit :
— Trois mille hommes! C'est impossible, nous en aurions été
informés.
— Imbécile! dit Liret , comment veux-tu le savoir? Ils sont
arrivés en malle-poste.
J'aurais eu la tête sur le billot que je n'aurais pu m'empêcher
de riie. Liret me sauta au collet pour empêcher qu'on ne s'ei^
aperçût , et il me dit avec colère :
REVUE DE PARIS. 2G1
— Voyons , dites-leur ça, vous qui les avez introduits dans le
pays.
— Monsieur? dit Jacquet.
— Oui, monsieur.
— Et c'est la première fois qu'il y vient ?
— Je ne sais pas si c'est la première fois , dit Jacquet; mais
il entend fièrement bien le patois.
C'était depuis trois jours un parti pris de me mystifier, ou un
malheur inconcevable qui me faisait toujours intervenir comme
agent principal dans tout ce qui se passait. Liret m'adressa la
parole en patois.
— Allons , faites vos propositions à ces messieurs.
— C'est inutile , dit Joseph, je ne veux rien entendre d'un
espion.
— Ah ! m'y voilà ! m'écriai-je au comble de la fureur. Mon-
sieur, dis-je à Liret, vous me rendrez raison de tout ceci.
— Tu vois ,, Joseph , reprit-il d'un air piteux , j'ai voulu vous
sauver, et voilà monsieur qui me menace de me faire fusiller
aussi.
Je n'y tins pas, le rire me prit; mais tous les paysans s'étaient
levés à ces mots de Liret , et lui avaient crié de tous côtés :
—Nous ne voulons pas! Oli non ! ce bon M. Liret ! Da, ça ne
se peut pas.
— 3Ierci , mes amis , merci ! disait le notaire; mais ce Joseph
est têtu comme un âne.
Les autres paysans commencèrent à murmurer.
— Il vous laisserait tous fusiller , jusqu'au dernier.
— Eh bien! qu'est-ce qu'on demande ? dit Josejih qui voyait
son autorité s'ébranler.
— Mon Dieu ! dit le notaire , c'est bien simple , et le généra-
lissime m'a chargé de remettre à monsieur le lieutenant un plein
pouvoir pour traiter en son nom.
Le lieutenant , que deux paysans avaient tenu éloigné de la
scène, qu'il avait cependant entendue , s'approcha , et Liret lui
ayant fait un signe , tira quelques papiers de sa poche.
Il les feuilleta , en prit un , et l'approchant du feu , il allait le
brûler.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? lui dit Joseph.
— Oh ! c'est un papier inutile , le projet de ton contrat de
25.
262 REVUE DE PARIS.'
mariage avec Marianne , et d'une donation de raille éciis (jue le
faisait le jeune marquis ; c'est du papier perdu.
— Pourquoi ça ? dit Joseph en arrêtant le notaire.
— Si nous sommes tous fusillés, je ne vois pas à quoi c'est
bon.
— Ah ! voici votre affaire , lieutenant. — Vous reconnaissez
récriture? me dit-il.
Je pris le papier; il commençait ainsi:
tt Qu'il est doux d'aimer et de boire ! )i
C'était une chanson de table. Je la parcourus et je dis au
lieutenant :
— Lisez ceci très-sérieusement.
Il en coûta au lieutenant quelques morsures aux lèvres qu'il
avait l'air de mâchonner d'un air préoccupé.
— Eh bien ! dit-il, que venez-vous proposer à ces rebelles?
— l" , dit Liret , de se rendre demain à la ferme de Jacques ,
oîi vous les recevrez comme s'ils s'y rendait de lionne volonté.
— Accordé! répondit le lieutenant après avoir fait attendre
assez long-temps sa réponse pour lui donner le mérite d'une
concession.
— Et enfin de rejoindre les régimens vers lesquels ils seront
dirigés , et où ils seront tous nommés capomls (1) en arrivant.
— Pour ceci , dit le lieutenant , je ne puis.
— A moins, reprit Liret, se hâtant de l'interrompre, que
chacun ne préfère recevoir en partant cent écus en pièces de
six livres , à l'effigie du roi Louis XVI.
— Nous aimons mieux l'argent , crièrent-ils tous.
— C'est possible , dit Joseph ; mais ça ne me va pas.
— Qui est-ce qui te parle de partir, loi? lui dit tout bits
Liret.
— Eh, mon Dieu ! lui dis-je de mon côté, laissez-le tout seul;
il faudra bien qu'il cède.
—Oui, medit-il;mais sans lui pointd'abjuration de Marianne,
qui n'a guère de foi qu'aux vertus théologales de ce chrétien ;
(1) Plus tard, comme ji; racontais la scène de Lirel au château,
en lui rappelant le mot « ils seront tous caporals , le notaire me
répondit: — Vous auriez dit caporaux, et pas un ne vous eût com-
pris , car la tradiiclion immédiate était jioureux: Je serai caporaux.
Je maintiens que caporals est ici un sul)lime barbarisme.
REVUE DE PARIS. ?Ô5
san3 abjuration, point dedonalion de la tante. Er{îo Allons,
finissons cette affaire. Il nous emmena dans un coin et re-
prit :
— Voyons, lieutenant, cela vous va-t-il sérieusement? et
pensez-vous qu'on pardonne à ces fjaillards ?
-- Oui , dit Vamès , je puis en répondre ; mais il faut que la
soumission soit complète, et , d'après ce quevientde dire Jose|)li,
je ne vois pas que je puisse m'engager.
— Entendons-nous, accepteriez-\ous un remplaçant ?
Le lieutenant hésita. Enfin il se décida et dit :
— Oui, je ferai comprendre à Tautorité...
— Bien , dit Lirel.— Jacquet, Jacquet ! viens ici.
Jacquet approcha.
— Est-ce un homme comme ça qu'il vous faudrait? il est un
peu maigre ; mais c'est bien charpenté.
Et il lui donna un coup de poing dans la poitrine , qui fit
tomber Jacquet sur son...
— Vous voyez, dit Liret.
— C'est égal, dit le lieutenant , je m'en contente.
— Allons, viens ici. Jacquet; voyons, combien gagnes-tu
chez le marquis?
— Cent francs par an et les vieux habits.
— Eh bien ! mon cher , je t'offre une place à 5 sous par jour,
ce qui fait 90 francs et des habits neufs.
— Je me soucie bien des habits neufs !
— Plus, dit le notaire, une gratification de 1,500 francs en
pièces de 5 francs , qui ne perdent rien. On te traite comme si
lu valais cinq hommes. Est-ce convenu ?
— Da, monsieur, fit Jacquet, je ne sais pas.
— Dépêche-toi, ou je donne la préférence à un autre : n'oublie
pas que tu as désobéi au marquis en nous conduisant ici, et que
le premier acte de sa justice sera de te mettre à la porte , et il
fera l)ien.
— Comment! il fera bien! s'écria Jacquet, c'est vous qui
m'avez forcé.
— Que diable, dit Liret, qui pouvait s'attendre à te voir re-
fuser une fortune ?
— En ce cas , j'accepte , puiscpi'il n'y a pas moyen de faire
autrement.
264 REVUE DE PARIS.
— Voilà qui est dit ; tu pars à la place de Joseph ; mais môtus
sur les 1,500 francs, ça humilierait les autres.
— Je comprends, fil Jacquet d'un air fin.
— Ah ! s'écria Liret , enfin !
Joseph était resté dans un coin.
— Ah ça, vous autres , vous allez retourner chez vous, et je
vous invile tous à déjeuner demain à la ferme du père Jacques,
C'est là que vous recevrez les 500 livres que vous avez si
noblement gagnées. Quant à toi, Joseph, tu vas venir avec
nous.
II le prit à part, et Joseph fut bientôt persuadé. Une demi-
heure après nous sortîmes tous de la caverne et nous reprîmes
le chemin du château. Jamais je n'ai fait une marche si bouf-
fonne. Liret nous improvisait des couplets sur chaque circon-
stance.
— Ah! s'écria-t-il, il est fâcheux que le Mercure de France
soit mort, je les lui aurais envoyés.
Quand nous arrivâmes au château, nous fûmes reçus avec des
acclamations de joie. Le lieutenant renvoya ses soldats à la
ferme , et nous nous retirâmes avec lui dans notre chambre.
Nous racontâmes à Ernest notre ambassade et l'assurance de
Liret.
— C'est un homme étonnant , nous dit-il : dans la révolution
il a sauvé les biens de toute notre famille. Et ce qu'il y a d'ad-
mirable dans sa vertu et sa probité , c'est qu'il ne s'en drape
point solennellement comme tant d'autres.
Un moment après, Liret entra.
— Comment, s'écria-t-il, vous n'avez pas fait préparer quelque
chose ? Allons, un peu de punch. — Enfin, le plus difficile est
fait, le vénérable marquis retourne dans huit jours à Toulouse
et abandonne ses projets de résistance : ma foi, tout ceci a été
pour le mieux, car, sans le danger que vous avez couru, mon
cher Ernest, et qui pouvait aller loin , puisqu'enfin vous avez
été arrêté les armes à la main, je ne sais pasitrop si nous serions
venus à bout du marquis.
— Et mon père a consenti à payer les frais de la paix, dit
Ernest.
— Bon ! reprit Liret, je ne lui en ai pas dit un mol : les trou-
vez-vous trop chers ?
REVDE DE PARIS. 265
— Non, certes; mais je n'ai pas le sou pour l'heure, et vous
avezpiomls pour demain;
— C'est mon affaire, dit Liret.
— Merci, mon cher notaire, lui repartit Ernest, je vous remel-
ti'ai cela dans quelque temps.
— Quelle niaiserie! reprit Liret. Voyons : vous m'avezenvoyé
une noie des dettes que vous avez faites à Paris,^et que M™" de
Lancey s'est engagée à payer en récompense de votre retour à
la religion : la voilà.
Il s'assit, prit une plume et calcula.
— Onze gaillards payés à 300 francs en pièces de 6 livres ,
290 francs chacun. Pour onze, 3,190 livres. Plus 1,300 francs
à.Iacquet: 4,G90 francs. Voilà ; ajoutez à votre note 4,690 francs
donnés aux pauvres de mon arrondissement.
Nous partîmes tous trois d'un éclat de rire bruyant.
— Allons, dit le notaire, écrivez.
Et il dicta pendant qu'Ernest répétait en écrivant.
— 4,690 francs donnés aux pauvres de mon arrondissement.
— Arrêtez, s'écria Liret , quelle faute nous allions commet-
tre ! — arrondissement ! division infâme et républicaine ! Mettez
aux pauvres de ma paroisse.
Nous faillîmes tomber aux genoux de Liret , ceci était du
génie , car le beau du génie, c'est d'être complet , de saisir tout
l'ensemble d'un idée et d'en soigner les moindres détails.
Je m'arrête ici , car si je voulais raconter le reste de mon
séjour à Mont(ilIon,je n'en finirais pas. Seulement,jedoisdireque
le dimanche suivant, Marianne abjura le protestantisme dansla
chapelle du cl)àteau , et que quinze jours après cette abjuration ,
on y célébra son mariage avec Joseph ; la donation fut réguliè-
rement faite , et M'"" de Lancey se retira dans un couvent où
elle ne sait rien , sans doute , de l'usage qu'Ernest fait de
ses 80,000 livres de rentes. Quant à la raison qui m'avait
amené à Toulouse , c'est une histoire si compliquée , qui me fil
faire tant de chemin et me conduisit dans des lieux si ignorés
du vulgaire , que je me réserve d'en parler prochainement , si
vous voulez bien le permettre.
Frédéric Souué.
MUSIQUE. - VARIÉTÉS.
SOIRÉES MUSICALES PAR G. ROSSINI. — GYMNASE- MUSICAL ,
OUVERTURE. — DÉBUT DE SERDA DANS ROBERT-LE-DIABLE.
Vous le croyez défunt, trépassé, uiort, exilé du monde,
vous croyez qu'il est en ce moment aux Champs-Elysées, devi-
sant avec ses illustres devanciers, montrant à Mozart la cava-
tine brillante et pleine de folie de Figaro, fattotiim délia città;
chantant avecCimarosa radniira|)le duo bouffe de Cenerentola ;
saluant Gluck avec le serment des compagnons de Guillaume
Tell; faisaient hommage à Pergolèse d'un Stahat que des
moines espagnols ont eu seuls le privilège d'admirer. Peut-
êlreavez-vous ditfeu Rossini ! Dans l'expression de vos regrets,
déplorant qu'un si beau génie reste muet après avoir si long-
temps et si merveilleusement chanté; qu'il s'arrête à l'instant
où sa production la plus étonnante avait marqué le plus haut
degré de sa gloire ; qu'il s'arrête sans pitié pour les vituoses
qui l'implorent , pour les directeurs de spectacles qui sont à ses
genoux, pour le monde entier qui attend avec impatience une
foudroyante exp'osion du volcan musical , et qui déjà voudrait
sentir le parquet trembler sous ses pas et le cintre frémir au
bruit harmonieux des voix, des violons, des cors et des trom-
bones. Rubini, Lablache, Tamburini chantent la musique de
Rossini, mais le maestro portentoso n'a jamais rien écrit pour
eux. ic Vous le savez, en Italie, on m'offre 100,000 francs pour
» une saison. Composez un opéra pour moi, je viens le chanter
» à Paris , et mes prétentions s'abaisseront de 75 pour cent, je
>i le chanterais même gratis si cela n'avait rien d'offensant pour
REVUE DE PARIS. 2G7
11 la direction. » Tel est le propos tout-à-fait galant , la prime
d'encouragement que l'aimable Marietta Garcia , dans une sail-
lie de sa verve d'artiste, adressait à Rossini ces jours der-
niers.
Voici ce que m'écrivait l'an passé mon ami La Tour de Trouil-
\as dilettante di prima s fera, musicien solide au poste, au
sujet de Rossini. Sa lettre est datée de Rome, le 22 août.
<i La musique faiblit en Italie, à qui la faute? Vous lui avez
enlevé le grand faiseur, le génie qui , chaque saison , enfan-
tait un chef-d'œuvre. L'imprudent Rossini s'aventure sur
votre territoire ; à peine a-t-il franchi la barrière et les détours
du faubourg Saint-Marceau , que vous lui offrez des places ,
des honneurs, des pensions afin de l'arrêter à Paris, et de no-
tables primes d'encouragement pour l'engager à écrire des
opéras français. C'était à merveille! A ces nobles transports,
à celte soudaineté, cette vigueur d'enthousiasme, j'ai reconnu
mes compatriotes. Ancien soldat du pape. Français d'origine.
Italien par adoption , je voyais avec plaisir l'auteur de la
Gazza ladra, de Guillaume Tell, partager ses faveurs en-
tre mes deux patries ; et comme Gluck , Piccini , Sacchini ,
Cherubini , terminer à Paris la longue série d'ouvrages com-
mencée en Italie.
n Jlais ne voilà-t-il pas que ce beau zèle se ralentit, et, je
ne sais sous quel prétexte, on prive Rossini des avantages
présentés à ce maitre avec une galanterie toute française. On
ne lui laisse, hélas! de tous ces biens que la croix d'Honneur
pendue à sa boutonnière, .le ne sais pas jusqu'à quel point ce
joujou, devenu bien vulgaire, le console de tant d'ingra-
titude. Votre gouvernement se montre infidèle à ses promes-
ses , à ses engagemens , à ses actes. Ce qui est écrit est écrit ,
et l'immortalité de Rossini va traîner ce parjure à la remor-
que. On me dira sans doute que le musicien philosophe, le
joyeux pantagrueliste méprise trop les biens de ce monde
pour s'abaisser à des réglemens de comptes et ne connaît de
chiffres que ceux qu'il pose sur ses notes de basse. Que les
délices de Paris, dont il est digne appréciateur, le retiendront
en France bien qu'U y soit très-mal traité par le budget ; que
les séduisantes douceurs de cet Olympe doivent suffire au dieu
de l'harmonie, et qu'il impoile peu que sa divinifé figure sur
268 REVUE DE PARIS.
notre catalogue financier comme partie prenante ou comme
partie contribuable. Que si elle a perdu ses primes et ses pen-
sions depuis que Ton a rais du rouge et du bleu sur votre dra-
peau blanc, en revanche on a quadruplé son impôt person-
nel et mobilier ; prérogative dont elle jouit en sa qualité de
bourgeoise de l'antique Lutèce. On ajoutera sans doute que le
génie prend son vol audacieux et renverse tous les obstacles,
et qu'une pension de 2,000 écus payée ou non payée ne saurait
l'arrêter en sa course.
i> Il paraît cependant que cette bagatelle met des bâtons dans
les roues , évente le sommier ; le char est sous la remise , et
les orgues ne parlent plus , silent organa. L'effet a suivi de
près la cause, et quand les historiens proclameront les nom-
breuses victoires de Rossini , quand ils cloront la litanie à
Guillaume Tell sans annoncer que son illustre auteur a cessé
de déguster le rizotto , le macaroni, les ortolans à la pro-
vençale arrosés d'un vin d'Épernay de qualité supérieure ; il
faudra bien que leur plume , discrète ou non , dise comment
et pourquoi le rossignol a gardé le silence après une telle rou-
lade , pourquoi le héros du drame lyrique s'est retiré dans sa
tente sans avoir reçu de blessure; pourquoi cette verve bril-
lante et féconde a mis un terme à ses productions dont la
dernière était un prodige. Quel thème à mettre en variations!
J'espère qu'un jour lu relèveras ce gant, voilà du bon bien
qui t'arrive pour la biographie de Rossini.
n Votre gouvernement a confisqué ce maître à l'Italie pour
l'immoler , pour éteindre son génie en lui suscitant une infi-
nité de tracasseries financières. L'artiste se venge en ne don-
) nant plus rien à ses officieux protecteurs devenus ingrats.
L'auteur A'Otello, du Comte Ory ne veut plus travailler ; de-
puis cinq ans , un refus d'inspiration répond au déni de jus-
lice qu'on lui fait depuis cinq ans. Rossini est donc perdu
) pour l'Europe musicale, et c'est la France qui en est la cause,
I la France qui se dit le centre du monde civilisé , la patrie
» adoptive de tous les artistes ! L'accueil fait û Rossini , cette
) apparente libéralité n'étaient donc qu'un guet-à-pens. Vos
1 meneurs triomphent, ils rient du bon tour qu'ils lui ont
> joué , celte conduite est une conséquence de leur système
d'oppression.
REVUE DE PARIS. 2G9
» Comme le muet au milieu du sérail ,
)) Il ne dit rien , et nuit à qui veut dire.
» Telle est la marche du gouvernement français envers les ar-
» listes. 2,000 écus sont refusés à Rossini, malgré les actes an-
11 thcnliques et solennels qui les lui accordent, et le milliard
)i du budget est gaspillé pour des imbéciles et des espions! Et
Il 200.000 francs sont versés chaque année dans la caisse de
i> rOpéra-Comique afin de combler le déficit des musiciens pri-
n vilégiés ! Si c'était encore pour qu'il n'y eût plus d'Opéra-
i> Comique au monde, je dirais : doublez la somme. On n'est
1» jamais prodigue lorsqu'on a pour objet la gloire nationale ;
)» et 700,000 francs sont livrés tous les ans à votre Académie
)i royale de Musique pour payer l'éclairage de sa lanterne ma-
» gique! Voilà de l'argent bien placé! )>
Je crois que mon ami La Tour a bien compris la question
et deviné la cause du silence de Rossini. Ce maître ne pense
pas plus à composer un opéra que s'il n'en avait fait de sa vie.
Dernièrement encore je voulais le décider à s'occuper d'une
partition italienne ou française , l'entretien fut très-long , la
plume à la main, il traça des figures sur le papier , nous devi-
sâmes sur uneentreprisedelaplus haute importance pendant deux
heures. Vous croyez peut-être que la musique, les chanteurs,
l'orchestre, l'opéra, le ballet, l'harmonie et le rbylhme for-
maient l'objet de la conversation ; point du tout : il s'agissait
d'introduire la culture du riz sur les l)ords de la Durance, dans
la i)laine de Cabedan. D'après les notions agronomiques et to-
pographiques dont je lui fis part, Rossini conclut, en homme
expérimenté, que le riz de la Chine convenait admira])lement à
cette contrée, et dressa le plan des rizières à établir au pied du
Léberon. Telle est la partition qu'il a sur le métier.
Si l'illustre maître paraît avoir abandonné la carrière du théâ-
tre, il n'a pourtant pas renoncé à composer de jolis airs , des
duos ravissans. L'éditeur de Guillaume Tell, M. Troupenas
vient de publier, sous le titre A& Soirées musicales de G . Bos-
sini; une douzaine de productions charmantes , huit ariettes et
quatre duos. Ces morceaux gracieux et d'un tour original,
d'une iiarmonie souvent piquante par sa nouveauté, sont si jo-
lis que Ton serait tenté de réclamer le Ireizième ; la douzaine
23
270 REVUE DE PARIS.
est complète , et voilà tout. On pense bien que l'éditeur a su
profiter de sa bonne fortune et que ce nouvel œuvre de Ros-
sini est estampé avec tout le soin , le luxe et l'élégance de la
typographie musicale. Les amateurs d'emblèmes et de vignettes
seront servis selon leur goût , les dilettanti chanteront les pa-
roles italiennes , d'autres s'attacheront au texte français qui les
double avec assez de fidélité. Romances, chansons, ariettes,
barcaroles , tyroliennes à une ou deux voix, tels sont les sujets
variés que l'auteur a traités avec la supériorité de son talent et
la vivacité de son imagination toujours jeune et féconde. Je ne
ferai point l'examen de ces pièces fugitives ; je dirai seulement
qu'en écrivant la Danza , Rossini semble s'être inspiré de la
Romanesca : signaler cette imitation n'est pas une critique.
J'ajouterai que H Marinari est le duo que je préfère aux trois
autres. On se souvient de la vogue de sonquatour, da caméra,
ce quatour a fait le tour du monde , les Soirées musicales ont
déjà pris le même chemin.
— Sur le boulevard Bonne-Nouvelle , boulevard si bizarre-
ment taillé, façonné, disposé, que d'un côté , les maisons sui-
vent la ligne droite , et de l'autre elle semblent se préparer
à danser en rond ; boulevard dont on ne peut regarder la
partie septentrionale sans croire que l'on est soi-même bossu,
tortu , bancal et parfaitement en rapport avec des constructions
fabriquées ou jetées au hasard ; sur ce golfe entouré d'habi-
tations triangulaires, trapézoïdes, ayantla forme d'un clavecin,
d'une harpe, d'un tympanon,d'un psaltérion ; façade essentiel-
lement musicale en architecture, où la vespasienne, postée sur
ses deux roues, présente seule une intention de symétrie,
d'ordre, d'alignement avec l'arc triomphal de la Porte-Saint-
Denis;sur ce boulevard, que le Gymnase-Dramatique illustrede-
puis quatorze ans, un autre Gymnase vient de s'élever parles soins
de MM. MoHnos et Veugny , architectes. MM. Pourchet et Devoir,
peintres, ont décoré cette jolie salle de spectacle, et M. Saly-
Snerbe dirige l'établissement , qu'il a fondé pour la musique
toute seule , pour la musique de concert. Gymnase-Musical ,
tel est le nom de ce théâtre, où l'on a vu figurer, pour la pre-
mière fois, le 25 de ce mois, une société d'habiles exéculans. Je
ne vous dirai pas le nombre des symphonistes; il me serait fa-
cile pourtant de trouver le total de l'addition , quoique je ne les
REVUE DE PARIS. 271
aie pas comptés. Vingt-quatre violons y inanseuvrent , et cette
première puissance connue, on arrive aisément à connaître le
reste d'un orchestre au grand complet.
Que d'orchestres dans Paris, et surtout que de bons orches-
tres ! En voici un tout nouveau ; l'appel s'est fait le mois der-
nier, et l'armée est aujourd'hui sur pied ; elle s'est déjà signalée
par un brillant début, un coup d'éclat. Verve, force d'exécu-
tion, ensemble , agilité , belle qualité de son , élégance dans les
détails, on a remarqué tous ces avantages précieux, et les ama-
teurs qui remplissaient la salle ont témoigné leur satisfaction
par des bravos et des applaudissemens prolongés. Le premier
coup d'archet a fait sonner l'ouverture du Siège de Cor inthe , la
seconde explosion nous a fait entendre une symphonie de Weber ,
de ce Weber qui nous a donné trois ouvertures admirables. Cette
symphonie n'est poinlàla hauteur des ouvertures de Frefsc/i?if75,
d'Euryanthe , d'Obéron. Je ne sais point àquelle époque elle a été
composée ; mais je ne craindrais pas d'affirmer que c'est une
œuvre de la jeunesse de Weber. Il préludait alors, etn'avait point
encore celte fermeté, cette originalité colorée destylequil'amis
au premier rang des musiciens de notre siècle. Un solo de violon,
concerto de petite dimension, exécuté par M. Blay , a fait beaucoup
déplaisir, M. Batta , jeune violoncelliste d'un très beau talent, a
ravi l'auditoire; il attaque les difficultés les plus scabreuses, les
traits d'agilité en octaves , en double corde, sans afïail)lir, sans
altérer le son qu'il tire de son instrument. Il en est des sympho-
nistes comme des chanteurs qui posent bien la voix, donnent du
son quand ils sont au repos dans un adagio , et qui roulent,
ensuite, arpègent, trillent, avec un petit filet de voix impercep-
tible , dont les résultats amaigris accusent à peine les contours
de la mélodie ou du trait rapide. Ce son mâle, rond , flateur,
qu'il a déployé dans le thème de son air varié , M. Batta nous
l'a conservé pendant le cours de ses variations nobles ou pleines
de folies toujours élégantes. C'est un véritable triomphe pour
ce virtuose ; il paraît que le GymnaseMusical en a d'autres en
réserve, et qu'une infinité de talens qui n'avaient pu se mon-
trer encore au grand jour vont défiler sur son théâtre,
M. Listz a paru , des applaudissemens unanimes l'ont salué ;
les bravos ont éclaté avec plus de violence encore après chaque
partie d'une fantaisie militaire qu'il a dite avec toute la fougue
272 REVUE DE PARIS.
de son talent et l'étonnante agilité de ses doigts. Cette fantaisie
a été parfaitement accompagnée par l'orchestre ; les instrumens
y jouent une rôle important, et leur harmonie s'est toujours
groupée à merveille sur les traits diversement caractérisés du
piano. M. Listz attaque les touches avec tant d'artifice, il sait les
faire parler avec tant d'éclat, que les sons du piano se mêlaient
aux ensembles les plus bruyans de l'orchestre , sans se perdre
au milieu de ce tonnerre harmonieux ; la voix du piano arrivait
toujours à l'oreille.
Lorsque LuUi voulait éprouver les violonistes qui aspiraient aux
honneurs de l'Académie royale de Musique, il posait sur le pupitre
l'air des songes funestes d'Jtjs; c'était le morceau le plus sca-
breux de l'époque ; toutes les difficultés de Tinslruraent s'y
trouvaient réunies. Plus tard , vers 1725 , la tempête A'Jcfone
devint la pièce de concours ; les symphonistes étaient en pro-
grès. La chaconne de Floquet , l'ouverture d'Iphigénie en
Aulide , furent désignées pour les mêmes épreuves. Mainte-
nant, l'ouverture (.VEuryant/ie, exécutée par un orchestre nom-
breux , fait connaître à l'instant , et dès les seize première me-
sures , si le régiment des violonistes est composé de braves que
rien n'arrête et ne doit arrêter. Sous le nom de violonistes , je
comprends aussi les virtuoses qui mettent en jeu les violes , les
violoncelles et les contre-basses. Ces instrumens sont les cou-
sins , les pères et les grands pères des violons , famille dont les
travaux ne sauraient être bons si elle n'est nombreuse. 11 faut
avoir beaucoup d'expérience pour ne pas s'alarmer des résultats
d'une répétition au quatuor, au double quatuor, s'il s'agit
d'une musique écrite dans le style nouveau , d'une musique dont
les parties de violon galopent, grimpent d'une manière hardie ,
audacieuse, extravagante. Un violoniste, deux violonistes ,s'ef
fraient de se trouver seuls dans une position aussi scabreuse ,
ils touchent faux, bien souvent du moins ; des notes escamotées
dans les traits d'agilité , laissent des vides qui dégradent les
gammes , les arpèges , les batteries ; il manque des grains au
chapelet, des dents au peigne, c'est à redouter une déroute
complète. Mais que la bande entière arrive , que tous les sym-
phonistes attaquent à la fois ce qu'ils ont d'abord dit à tour
de rôle et de travers aux petites répétitions , qu'ils marchent
en colonne serée,et l'effet sera prodigieux. Plus de timidité ,
REVUE DE PARIS. 273
plus d'aberrations, tout le monde se soutient; chacun acquiert
de la confiance par la présence de ses voisins , chacun est sûr
que s'il fait une faute, elle ne sera point remarquée , et c'est
précisément à cause de cela qu'il ne la fera pas. On est étonné
de voir sortir pompeux , brillant , fougueux , poli , victorieux ,
éclatant, ù son exécution complète , un morceau constamment
écorché aux répétitions du quatuor.
L'ouverture d'£'«/7fln</ie nous révèle ,dès son début, la puis-
sance et l'habileté d'un orchestre qui s'est placé sur la ligne
de son aîné du conservatoire. Le Gymnase-Musical donne quatre
concerts par semaine. Sur le programme de jeudi dernier figu-
rait une symphonie pittoresque de Spohr, ayant pour sujet la
naissance de la musique et ses progrès jusqu'à nosjours. L'au-
teur présente d'abord l'image du chaos; le chant des oiseaux
lui succède; on entend ensuite la chanson d'une mère qui berce
son enfant et l'air d'une danse villageoise ; enfin une marche
triom])hale , resplendissante de tout le luxe de l'harmonie et
de l'instrumentation moderne, termine cette composition. L'i-
dée de l'œuvre de Spohr paraît heureuse d'abord , et pourtant
son exécution ne saurait avoir lieu sans présenter une contra-
diction manifeste. Vous voulez nous montrer la création de la
musique , et , dès l'exorde , nous recevons de vous la musique
toute faite; quedis-je! la musique armée de toutes les res-
sources du contrepoint et des licences de l'école nouvelle ,
moyens qu'elle n'a possédés qu'a près quatre, cinq ou six mille
ans d'existence. Voilà mademoiselle la musique devenue bien
grande fille et bien savante dansle ventre de sa mère. Le groupe
du chant des oiseaux est ajusté avec beaucoup d'adresse et de
talent. On ne peut reproduire en musique instrumentale que le
chant des oiseaux qui forment des intervalles et des mélodies
appréciables , tels que le coucou , la caille , le loriot , quelques
tenues syncopées du rossignol. Beethoven avait déjà mis en
œuvre ces chants de volatiles dans sa pastorale. Je voudrais
que les musiciens pittoresques ajoutassent encore à ces voix
bocagères celle'de la chouette et du proyer , de la pintade et de
la caille femelle. Le chant de ces oiseaux est musical , appré-
ciable, rhythmé. La chouette n'a qu'une note, pure, douce,
ronde , vibrante , comme un sol aigu du cor de Gallay. Placée
par intervalles égaux , elle soupirerait admirablement dans un
23.
274 REVUE DE PARIS.
ensemble harmonieux. Nous n'avons pas de prima]donna qui
trille avec autant d'agilité , de vigueur , que le proyer. Ce vir-
tuose prépare son trille par une suite de notes pointées d'un
effet énergique. Le rliytiime à six-huit de la caille femelle , de la
pintade, seraient d'un résultat excellent. Les taureaux, les
vaches et les veaux ont des voix de basse et de baryton d'une
richesse, d'une puissance à nulle autre seconde. Voix musicales
aussi, tuyaux d'orgue admirables, qu'une douzaine d'ophi-
cléides pourraient imiter. Eh bien ! ces voix robustes , fournies ,
bien sonnantes , de nos quadrupèdes cornus , sont effacées par
le foudroyant concert des lions et des chacals. Demandez-en
des nouvelles aux soldats qui , sur les murs d'Oran , ont passé
bien des nuits à la belle étoile ; ils vous donneront un léger cro-
quis des concerts exécutés , dans la plaine , par quelques cen-
taines de lions à voix grave et tonnante et des milliers de cha-
cals ténors aigus, s'il en fut oncques. Voilà la musique à sa
création ; musique de la nature , musique brute , il est vrai , mais
puissante, pompeuse, imposante; musique sévère , qui ferait
tressaillir, suer, frissonner, frémir, si le hasard vous jetait
dans l'arène occupée par les virtuoses de l'Atlas.
Revenons à la symphonie pittoresque de M. Spohr. Après
l'image du chaos , l'exhibition du chant des oiseaux , (jui , selon
les poètes ( et ces messieurs divaguent toujours en matière de
musique) , fut le modèle que l'homme voulut imiter , M. Spohr
nous fait connaître les pi'emières mélodies de la voix humaine
et les premiers accens de la Hùte du i)âtre ; mais ces premiers
chants étaient exécutés à l'unisson ou à l'octave, et M. Spohr
nous les présente soutenus par une harmonie élégante et re-
cherchée, .le sais bien qu'il dira que celle harmonie, invention
moderne , ligure ici i)our doiuier une imitation pittoresque du
mouvement cadencé du berceau que la mère agile, une pein-
ture musicale des jeux des paysans qui dansent. Mais l'esprit ne
fait pas toutes ces distinctions et ne saurait admettre qu'avec
les moyens d'un art arrivé ù un degié de i)erfection fort élevé ,
on croie rendre les résultats d'un art îi son enfance. Si le peintre
veut nous tracer les figures irréguiières , les jjortraits gro-
tesques dessinés par les Mexicains ou les .Japonais , il (piilter;t
les crayons de Raphaël et deviendra iidèle imilaleur de son mo-
dèle, dont il reproduira les monslrueuses imperfections.
REVUE DE PARIS. 275
Le chaos de la symphonie pittoresque de M. Spolir est traité
savaininent; la berceuse, coupée par l'air de danse, est d'une
mélodie agréaljle -, le rhylhme, frappé régulièiement parles
cordes pincées, marche bien sous le chant des violoncelles;
mais la marche triomphale n'est point à la hauteur de sa mis-
sion , (pii serait de montrer avec le plus grand éclat toutes les
niei'veilles de la musique moderne. L'exécution de cette com-
position diflScile a fait beaucoup d'honneur à l'orchestre du
Gymnase-Musical , à M. Tilmant, qui le conduit avec autant
de verve que d'intelligence.
Deux fois je suis entré dans la salle de ces exercices musicaux
sans regarder l'affiche et sans demander un programme. L'or-
chestre jouait une symphonie, un récit instrumental lui succé-
dait , puis arrivait une ouverture (pii piécédait un air varié ,
lequel devait être suivi par un concerto de violon , de flûte ou
de piano. Achaque instant de repos .j'attendis qu'une jolie can-
tatrice, vêtue de blanc et couronnée de fleurs, vînt se poster
sur l'avant-scène, le cahier à la main, .l'attendais aussi la
voix de basse , le ténor récitant et le nombreux cortège des
choristes. Rien de tout cela n'a paru , je croyais qu'un rhume
général avait fra])pé les chanteurs, et qu'en attendant qu'on
leur eût administré a bastanza le sucre d'orge et le sirop de
mûres, les symjjhonistes étaient chargés exclusivement de l'é-
battement des amateurs. Point du tout ; j'ai su que si les voix
ne figuraient point au Gymnase-Musical,, c'est qu'une mesure
de police , un arrêté consulaire ou ministériel en avait fait ex-
presses inhibitions etdéfenses. n Vous ne chanterez pas , a-t-on
dit aux directeurs d'un Gymnase consacré à la musique ! Per-
mis à vous déjouer de la flûte et même du tambour; mais de
parla loi, c'est-à-dire la loi qu'il plaît à notre pouvoir discré-
tionnaire de vous imposer, vous ne chanterez pas, sous
peine sous peine de la hart peut-être; car on ne sait
pas où le zèle des protecteurs des arts peut s'arrêter. )>
Ainsi vous saurez donc , peuples de la France, de l'Europe,
de l'Afrique , pays des chanteurs ci-dessus mentionnés, qu'en la
bonne ville de Lulèce,il existe un Gymnase-Musical où l'on
ne chante point. Les cavatines, les airs, les duos, les chœurs,
les romances, oui , les romances! menu bagage du petit peuple
dilettante, sont i)rohibé8 en ce lieu. Je n'oserais assurer même
276 REVUE DE PARIS.
qu'il fût permis aux bons gendarmes de la porte de siffler, sollo
voce, la Parisienne , ou quelque facétie du même genre.
Et pourquoi cette loi sévère?
Elle est imposée, dit-on , je n'affirme rien , on ne voudrait pas
me croire; elle est imposée dans la crainte que le Gymnase-
Musical ne devînt un rival dangereux pour les théâtres où l'on
chante! Ces théâtres, quels sont-ils? Je n'en connais qu'un , et
certes , les entrepieneurs de celui-là n'ont pas réclamé ; si on
les consultait, ils répondraient : Fafe, viiei signori, en nous
laissant toute la liljerté dont on jouit dans le i)ays pappataci.
Vous avez un Conservatoire où Ton s'évertue à former des chan-
teurs, et ces jeunes virtuoses n'ont pas la licence démontrer les
talens que vousleur donnez. Les jeunes compositeurs pourraient
faire essayer des productions dont les directeurs de théâtre se
méfient, ils feraient redire vingt fois, devant un public connais-
seur, des pièces de concours, des pièces couronnées par l'Institut ,
et ces pièces , dites une fois seulement devantleursparens, leurs
amis et quelques hal)itués des séances académiques , sont con-
damnées ensuite à un éternel oul)U. D'ailleurs, un compositeur
qui se destine à ce genre lyrique ne peut être jugé que sur des
œuvres de cette espèce. Exceller dans la symphonie n'est point
un garant de succès dans la musique vocale. La musique sacrée
estdétruite , on n'écrit plus de symphonies à moins d'être seigneur
châtelain comme notre ami Onslow ; il faut avoir des terres en
plein rapport , des bois, des rentes constituées pour se permettre
des incursions dans le champ stérile delà symphonie , du quatuor,
du quintette instrumental. Si je dis stérile, ce n'est point sous
le rapport de la gloire, le nom de Onslow me démenlinit à
l'instant. Il ne nous reste donc que la musique de théâtre, la
musique vocale de chant ; si vous la prohibez dans les concerts ,
vous achevez de la ruiner.
J'interromps la rédaction de cet article pour lire le Journal
des Débats du 29 mai, et j'y trouve l'article suivant :
<t Le directeur du Conservatoire de musique de Bagnères-de-
)) Bigorre vient d'écrire à M. le maire de Toulouse que cent
)> jeunes chanteurs montagnards , élèves du conservatoire , se
i> rendront à Toulouse, le 15 juin prochain , pour prendre part
REVUE DE PARIS. 277
)» aux fêtes musicales de cette ville. Ils seront vêtus en anciens
)i ménestrels de leur pays. Le Conservatoire fera les frais du
« voyage et de l'uniforme. »
Gentils troubadours, allez trouver vos confrères en gaie
science , allez aux lieux où le gosier du chanteur n'est pas serré
parle carcan de la police. Mais gardez-vous bien de venir à
Paris : les portes du concert, peut-être même celles de la ville,
vous seraient fermées. Une colonie de chanteurs, c'est une
troupe dangereuse, ennemie; on la ferait évacuer sur Poissy.
on la parquerait en rase campagne, ou bien au Luxembourg.
Une faut pas badiner avec ces gens-là, des chanteurs en France,
des chanteurs par bataillons, des chanteurs en uniforme, armés
deguitares peut-être ! Nous sommes donc en révolution flagrante.
Il paraît cependant que le mal fait des progrès : Toulouse , Ba-
gnères, avaient des conservatoires; M. Ryckmans, ancien
bassoniste de l'Académie royale, vient d'en établir un à Bor-
deaux , et les citoyens les plus distingués de cette ville n'ont pas
craintde le seconder, de lui offrir même les fonds nécessaires
pour cette noble fondation. Raison de plus pour sévir conlreles
chanteurs parisiens. Ces contrariétés, ces prohibitions imposées
par le caprice , seraient d'un ridicule achevé , si elles n'étaient
funestes et ruineuses dans leurs résultats.
L'affiche du Gymnase-Musical en fournit aujourd'hui une
preuve bien risible. Elle annonce des chanteurs! et pourquoi
celtelicence condamnable, cette infraction à la règle? C'est que M.
Berlioz et sa compagnie chantante viennent, en frères visiteurs ,
demander un asile à M. Snerbe, et concerter dans son établise-
ment. Demain d'autres virtuoses réclameront la même faveur
et concerteront vocalement aussi. Rien n'est plus simple : ces
musiciens n'appartiennent point à la société du Gymnase. Dis-
tinction burlesque! d'autres pourront faire chez M. Snerbe ce
que lui-même n'oserait tenter sans être puni. Bénévole Amphi-
tryon , il régalera tout le monde et ne pourra s'asseoir à table.
Amener des chanteurs au Gymnase-Musical , c'est porter du
lard chez un dévot Israélite, du vin chez un iman, des côtelettes
chez un minime. Telle est pourtant la haute sagesse de nosgouver-
nans! j'aime à croire qu'ils ne seront pasles derniers à reconnaître
l'absurdité de leur sentence et qu'un notable amendement sera
fait à cette loi de douane musicale , loi qui ne manquerait pas
278 REVUE DE PARIS.
d'exciter un #MfW général d'hilarité, si jamais on la présentait
à l'approbation des chambres.
Le début du Gymnase des musiciens m'a conduit plus loin que
je ne pensais, je voulais parleraussideceluideSerdaàl'Acadéraie
royale de Musique; je me bornerai à proclamer aujourd'huile suc-
cès de ce chanteur. Ce virtuose possède une belle voix de basse qu'il
a su rendre flexible , il trille bien , touche juste , estbon musicien
et s'est fait un nom dans des villes où les acteursquitiennent son
emploi ont à chanter des rôles plus brilla ns et plus difficiles que
ceux que l'on écrit pour leurs confrères de Paris.
Castil-Blaze.
AU-DELA DU RHIN.
Ce nouvel ouvrace de M. Lerminier paraîtra dans peu de
jours. 11 ne nous appartient pas de faire reloge d'un livre signé
par un de nos collaborateurs ; nous préférons citer un long
fragment qui pourra , avec le sommaire que nous y joignons ,
en donner à nos lecteurs une idée plus juste que tout ce que
nous pourrions dire. Nous croyons , du reste , que ce livre sur
l'Allemagne répondra à de nombreuses sirapalhies dans le public
et ne manquera pas de jeter une vive lumière sur une question
européenne.
Au-delà du Rhin forme deux volumes. Le premier, LA
POLITIQUE , comprend les divisions suivantes : L E>chai.\e-
ME!VT DES TE3IPS. — II. AsPECT GÉNÉRAL. — III. NAPOLÉON ET
l'Alleîiagse. — IV. L'Allemagne et la liberté. — V. de
l'unité allemande.
Le second volume, LA SCIENCE, se divise ainsi: I. Préambule.
— II. Les universités. — III. La philologie. — IV. L'histoire.
—V. La JURISPRUDENCE. — VI. Philosophie allemande. — VII.
Deux christianismes. — VIII. Situation littéraire. — IX.
Conclusion générale. {N. du D.)
ACPECT GÉNÉRAL DE L'ALT,EMAGNE.
Le Rhin, depuis Cologne jusqu'à Mayence , s'étend et se replie
comme un serpent onduleux; il court, il vous entraineau milieu
280 REVUE DE PARIS.
des merveilles accumulées de la nature et de l'histoire, et il vous
jette en Allemagne.
La Germanie moderne offre au voyageur la même variété de
peuples que la Grèce antique. Les contrastes affluaient dans cette
Grèce étendant ses limites jusqu'à la chaîne de l'Œtaet duPinde,
dessinant la presqu'île du Péloponèse, associant rAttique,la
Mégaride, la Béotie , la Phocide, et semant ses îles sur les mers.
A Sparte , on parlait la même langue qu'à Athènes , mais la
constitution et la république ne se ressemblaient pas ; la Grèce
du nord se comportait autrement que les villes de la mer Egée,
et Thessaliotis avait d'autres règles , d'autres coutumes , que
Délos. Cependant une vaste et profonde analogie de mœurs reli-
gieuses et nationales soutenait toutes les diversités qui s'agitaient
à la superficie ; la Grèce se sentit une vis-à-vis de l'Asie ; la civi-
lisation italique , plus rapprochée de la sienne , concourait
néamoins à lui affirmer à elle-même son originalité.
Ainsi rAUemagnese trouve une entre la France et la Russie;
mais, au dedans d'elle-même , elle a peine à saisir sa propre
unité. Le Souabe frémit à la pensée de subir jamais le joug du
Brandebourgeois ; Munich se raille de Berlin qui lui renvoie
avec usure ses dédains et ses mépris. Cependant on parle la
même langue depuis la riante Bade jusqu'à l'austère Kœnigberg.
Quand , dans la guerre du Péloponèse, Alcibiade alla porter ses
conseils et ses talens aux Lacédémoniens , il agit comme un
général prussien qui passerait aux intérêts de l'Autriche ou de
la Bavière dans une guerre intestine de l'Allemagne.
J'entreprends de donner une expression concise et vraie à
ces choses si diverses : puissé-je les écrire aussi sincèrement que
j'ai cru les sentir !
Francfort est comme les Propylées de l'Allemagne. C'a été la
roule des Francs pour entrer dans les Gaules ; c'est aujourd'hui
le passage traversé en tous sens parles voyageurs de l'Europe.
Ville allemande, Francfort semble néanmoins appartenir à tout
le monde ; on y entre, on en sort comme d'un lieu public dont
la propriété n'est à personne: on s'y coudoie, on s'y rencontre,
Anglais, Américains, Russes, Allemands, Polonais, Italiens,
Français ; on se sert de cette ville comme d'une hôtellerie.
Là, cependant, a régné, dans sa pompeetsa majesté, le génie
germanique ; là on a fait des empereurs ; les électeurs s'y ras-
REVUE DE PAPxIS. 281
semblaient pour choisir la main capable de porter le globe des
Césars. Aujourd'hui Francfort est sous la double discipline de
l'Autriche et de la Prusse; cette ville est libre sous la baguette
impériale et prussienne. Mais pourquoi regretter sa liberté,
quand elle-même n'y songe guère? Avec son sénat qui gouverne,
son corps législatif qui discute et vote les lois , et ses députés
permanens de la bourgeoisie, Francfort a toute la police néces-
saire à un caravansérail.
Goethe y naquit : admirable occurrence ! Goethe ne saurait
être ni Prussien, ni Saxon , je vous laisse à penser s'il pouvait
être Autrichien; il devait être le moins Allemand possible, en
poussant à son apogée le génie de l'Allemagne. Dans Francfort
Goethe passa son enfance ; il écoutait les rumeurs venant de la
Saxe et de la Silésie qui répandaient en Europe le nom de Fré-
déric ; il nous a raconté lui-même dans sa vie (1 ) comment les
entreprises du roi de Prusse avaient mis la division dans toutes
les familles et dans la sienne; on se partageait entre l'empire
et la nouvelle monarchie ; le père de Goethe tenait pour l'empe-
reur ; l'enfant bondissait à hl lecture des victoires de Frédéric.
L'oreille de Goethe devait encore être remplie par le bruit d'autres
triomphes. Les habitans de Francfort ont à peine aujourd'hui
pardonné à l'auteur de Jf'erther et de Goëts, de Berlichingen
de les avoir quittés de bonne heure pour ne plus les revoir.
Eh ! messieurs, il allait vaquer loin de vous et de votre négoce
aux affaires de son esprit; contentez-vous d'être ses concitoyens;
briguez encore l'honneur de lui élever un tombeau qui témoigne
de votre gloire , ou plutôt gardez vos statues , bourgeois et
bourgmestres , elles semblent trop vous coûter et vous les
faites trop attendre.
Sur les rives du Rhin régnent des contrées fertiles oùl'homme,
pour répondre à la force de la nature , s'est toujours montré
énergique et actif. Là se sont passées les grandes scènes des
migrations germaniques du cinquième siècle ; les hordes qui
s'apprêtaient à devenir des nations se serrèrent les unes contre
les autres sur ces terres dont la beauté les invitait; la puissance
humaine s'y établit bientôt en maîtresse, n'ayant pas assez de
les traverser comme un torrent furieux; elle y sema des villes
(1) Mein Leben.
21
282 REVUE DE PARIS.
pour l'homme, des cathédrales pour Dieu ; elle y développa des
élals florissaiis, des mœurs roI)ustes et pures, une religion
tendre et forlifiante, une poésie naïve, superstitieuse et idéale.
L'Allemagne méridionale n'a jamais été oisive et languissante
dans la continuité de la civilisation européenne; elle a brillé
au moyen-Age, et ne s'est pas éteinte dans les temps plus mo-
dernes ; le voyageur français éprouve , en la parcourant , un
contentement indicible, car il y rencontre l'originalité attrayante
d'une sociabilité qui n'est pas la sienne, et il y trouve en même
temps une inclinaison sensible vers les idées et le génie de la
France.
Il est remarquable de voir le droit constitutionnel moderne
prendre racine dans la terre des Franks, des Ripuaires et des
JUemanni. Nous tenons cette importation pour salutaire à la
France et à l'Allemagne , non par un fol engouement des tran-
sactions constitutionnelles ; mais ces formes sont ici une enve-
loppe et une procédure nécessaire pour faire admettre dans le
cours légal des choses quelques-uns des principes généraux du
siècle et de l'humanité.
Les petites principautés constitutionnelles de l'Allemagne
jouent un rôle plus considérable que leur puissance effective.
Quelquefois dans l'ensemble des affaires générales on méprise
les petits états ; mais ici le dédain doit céder la place à l'estime.
Si l'on rit en voyant une frêle existence vouloir se donner la
même importance et la même attitude qu'un grand corps , le
ridicule doit être réservé tout entier aux ducs et aux princes ,
qui, dans les compartimens étroits de leurs cours et de leurs
châteaux, imitent et renferment la royauté. Mais il faut honorer
les hommes courageux qui se donnent la peine d'une grande
énergie sur un petit théâtre et qui combattent à l'étroit. Ainsi
dans le duché de Ilesse-Darmstadt , le pouvoir, se pavanant
dans une capitale en miniature, est risible; mais la liberté, par-
lante une tribune peu retentissante, est sacrée. Ouantà 3Iayence,
qui depuis 1815 appartient au grand-duché, c'est une tête de
pont, un poste militaire gardé par la Prusse sur les bords du
Rhin. Il est douteux que cette ville ait donné le jour à l'inven-
teur de l'imprimerie ; mais il est certain qu'elle n'a guère produit
elle-même de chefs-d'œuvre et d'auteurs dignes de celle inven-
tion ; à Mayence on lit peu , on se remue pour le commerce
RE^aJE DE PARIS. 28ô
et la navigation; il y règne une sorte d'agitation sourde; on
seinl)le toujours y attendre les Français.
Oii la nature a-t-elle pris plus de souci du bonheur et de l'iia-
I)itation de l'homme que dans cette valée du Rhin qui s'étend
depuis Bàle jusqu'à Manheira ? Descendez un jour des hauteurs
de Schwarzwald , quittez la triste et chétive Freudenstadt, qui,
pour se railler elle-même, s'appelle ville de la joie; avancez
toujours sur la pente des monts , et vous découvrirezà vos pieds
le plus riant vallon qui puisse porter l'allégresse au cœur. Des-
cendez encore de ruine en ruine, de village en village, vous
vous trouverez enfermés dans un dédale de moissons, de rochers,
de vignes et de torrens.
Une fois à Baden , .quittez Taccoutrement du voyageur pé-
destre, la guêtre, la casquette et le bâton; bien qu'aux pieds
de la forêt Noire , vous êtes comme dans Portland-Place ou
Kohlmarck, ou dans la rue de la Paix. Les bains ne ressem-
blent-ils pas à ces salons d'où l'on est heureux de s'enfuir après
y avoir paru ? espèce d'infirmerie et de bazar où la santé se
répare et se perd tristement , où le plaisir semble prendre à
lâche de se discréditerparsafaciUté,i)ar les fastidieuses avances
dont il vous assiège à toute heure.
Carlsruhe et ses vingt-quatre rues qui dérivent toutes du châ-
teau ducal, présentent une physionomie si monotone, qu'il ne
serait guère possible d'y rester plus de deux heures sans les
graves intérêts qui s'y agitent d'intervalle en intervalle. De-
puis 1818, l'Europe a accordé son estime à la tribune parlemen-
taire de Carlsruhe. Le caractère germanique s'y est essayé
noblement à l'opposition constitutionnelle et à la pratique de la
lil)erté : il a montré de la persévérance, du tact , de l'adresse et
de la dignité : les diliicultés sont grandes ; les hommes poli-
tiques de Baden vivent sous l'œi! soupçonneux et menaçant de
l'Autriche et de la Prusse ; jusqu'ici presque tous les écueils ont
été tournés; M. de Rotteck, par l'éclat de son éloquence et de
son style,M. Mittermaier , par les tempéramensde sa modéra-
tion , ont également servi la liberté.
Comment la science ne sortirait-elle pas de celte terre comme
une plante précieuse et nécessaire? Heidelberg la cultive. OhT
si vous êtes jeune, si les idées et le sang ci renient dans nos veines
et dans votre tête par des ardeurs accélérées ; si vous aimez la
284 REVUE DE PARIS.
science avec la fureur qui précipite dans les bras d'une maî-
tresse , et la nature avec l'impétuosité qui vous fait chercher le
sein d'un ami; si encore vous désirez lier commerce avec le
génie germanique, sans trop vous éloigner de la douce patrie,
afin que, de temps à autre , il vous en revienne à l'oreille et à
l'ame des sons affaiblis et purs ; oh ! courez dans la vallée du
Necker vous y enfermer et y vivre ; la pensée y sera toujours
fraîche comme le torrent qui jette à vos pieds son écume;
la science y prendra la saveur et la fermeté d'une nourriture
vivante bénie par le soleil ; studieux et inspiré , vous contrac-
terez de l'érudition et vous doublerez la vie. L'histoire semble
planer sur vos tètes , sous l'image d'une magnifique ruine ; de
nobles vieillards passent auprès de vous , que vous pouvez in-
terroger sur les temps et l'antiquité des choses, le philologue
Creuzer, le jurisconsulte Zacharise, le théologien Paulus;de
plusjeunes serviteurs de la science ravivent de temps à autre
les traditions de ces vénérables maîtres ; là rien des connais-
sances luunaines ne saurait vous échapper, et vous y puisez,
pour les épreuves futures de la vie, pour les jours moins.rayon-
nans et plus sévères , des souvenirs, des émotions et des espé-
rances qui ne sauraient mourir.
Une civilisation intelligente animele pays de Bade. Freybourg,
qui met sa petite cathédrale à côté de celle de Cologne et de
Strasbourg comme un gracieux échantillon , met aussi son uni-
versité à côté de celle de Ileidelberg. Manheiiii et Constance
ont des lycées, des gymnases, et les écoles abondent dans
l'étendue du duché. Cette terre est heureuse ; elle a les prospé-
rités du présent et dans le passé des réminiscences glorieuses ,
car enfin elle a été le champ de bataille des Romains et des
Allemands, de Turenne et de JlontecucuUi , de Moreau et de
l'archiduc Charles ; elle a donc le droit d'être féconde , puisque
toujours l'épée, la charrue et la pensée, la remuèrent.
Quand du pays de Bade le voyageur passe dans celui de Wur-
temberg, la nature reste belle en devenant plus sévère. Les
pentes ombreuses de la forêt Noire impriment à la contrée une
raàle gravité, et puis le travail de l'homme, dont on rencontre
le témoignage, redouble la vigueur du tableau. Dans les mon-
tagnes sont des fabriques d'horlogerie ; dans les sinuosités des
vallées , des forges et des usines; partout la force , partout la
REVUE DE PARIS. 285
féeoiulité, tant celle de Dieu que celle de l'homme. LeWurtem-
beryeois est revêtu d'une puissante nature : il a le front haut,
les épaules larges , lœil vif. La terre de Wurtemberg produit
avec abondance le froment , le vin et le génie. Schiller , Hegel
et Schelling sont Souabes, et aussi Wieland, Spittler, Mo-
ser , Paulus ; et encore le poète Uhland , le Déranger de l'Alle-
magne.
Les libertés constitutionnelles n'ont point été en 1819 une
nouveauté pour le Wurtemberg; dès le commencement du xvjo
siècle, les princes qui gouvernaient le duché étaient soumis à de
nombreuses restrictions de leur pouvoir, et les Souabes avaient
leurs franchises. Aujourd'hui ils se montrent plus fermes que
d'autres Allemands dans la défense de leurs droits ; ils y portent
la constance et la facilité de l'habitude. Les députés Uhland, Men-
zel, Pfizer, sontl'honneur de la seconde chambre de Stuttgard ;
les discussions y sont ingénieuses ; le ton en est plus vif qu'à
Carlsruhe.
On ne saurait porter trop d'estime aux hommes politiques de
l'Allemagne qui défendent la liberté. Ils prévoient pour le pays
une longue oppression, plusieurs me l'ont dit, mais ils persistent
dans leur devoir avec une gravité qui n'est pas sans tris-
tesse.
Le caractère national sème aussi autour d'eux des difficultés
douloureuses. Le loyal Allemand n'a pas l'habitude, mais la peur
de la résistance constitutionnelle contre le pouvoir ; il la tient
presque pour un scandale ; c'est toujours le fidèle Germain , le
féal des anciens jours. Prendre en Allemagne le rôle de l'oppo-
sition, c'est accepter le martyre pour les grandes occasions
comme pour les petites circonstances de la vie : en dehors des
situations officielles du gouvernement, l'Allemand vit, pour ainsi
di'i'e, enparia. ALondres,à Paris, l'opposition est une puissance,
et les hommes qui la représentent se meuvent dans une sphère
indépendante; ils traitent d'égal k égal avec les détenteurs
du pouvoir. Et puis les distractions d'une large vie, les longues
distances , qui , séparant les hommes , leur épargnent les désa-
grémensetles aigreurs de trop fréquentes rencontres, tout con-
court à corriger l'amertume et les irritations de la carrière
politique; mais à Stuttgard, à Carlsruhe, l'opposant et le ministé-
riel se croisent à toute heure, l^oilà un de nos jacobins , me
24.
286 REVUE DE PARIS.
disait, en mo conduisant dansles mes de Slultgard, un honnête
banquier; j'appris le soir que ce jacobin était, de tous les dé-
putés de l'opposition , l'horame le plus accommodant et le plus
doux.
Le pays de Wurtemberg est parsemé de petites villes qui pros-
pèrent par le travail, et de beaux villages d'une propreté resplen-
dissante. A Esslingen, qu'environne une ceinture de vignobles
et de forêts, la mention qu'en fait de Tiiou dans ses Mémoires me
revint en la pensée... u Pour venir à Esslingen, de Thou passa
sur le Necker un pont de communication avec Stuttgard.
Esslingen est un lieu renommé par la fabrique de l'artillerie , et
par l'abondance de ses vins. Dans les cellier* de l'iiôpital on en
conserve une grande quantité dans des tonneaux d'une gran-
deur extraordinaire ; le plus grand est placé le premier , et les
auties dans une longue suite, diminuant à proportion : le vin
s'y garde très long-temps. On en but à la santé de M. de Thou ,
du numéro 40 , d'un vin qu'on disait être de quarante années.
Les princes d'Allemagne le prennent par remède, et , à mesure
qu'on en tire du plus grand tonneau, on en remet du tonneau
voisin, mais qui est plus nouveau, n C'était en 1579 que Jacques
Auguste de Thou parcourait une partie de l'Allemagne méri-
dionale; il avait salué le duc Louis à Stuttgard avant d'arriver
à Esslingen , puis il vit UJm , Augsbourg, Lindaw, Constance,
suivit le Rhin jusqu'à Baden, et par Colmar revint à Plombières,
où l'attendait sa famille. Au xvi'' siècle, comme dans le nôtre, on
était de rapides voyages au milieu des agitations delà jeunesse
jet de la vie.
Stuttgard , comme assemblage de raonumens et de maisons ,
est une pauvre capitale ; c'est un grand village dégingandé où
l'on est suri>ris de trouver une lue à projjortions royales , un
beau château et l'atelier du grand et vieux sculpteur Dancker,
quia fait vivre par le marbre Schiller, Ariane et Jésus-Christ.
Mais l'animation et la \ie, un peu absentes de la capitale,
se retrouvent entières dans l'esprit et dans l'ame des Wurtem-
bergeois. Ces Souabes, dont on raille aujourd'hui le ton brusque
et le dialecte un peu grossier, se rappellent avec orgueil le
rôle de leurs ancêtres dans l'histoire de la poésie de l'Allema-
gne. Ils supportent en frémissant l'insolente sui)rématie du
Nord; l'oi'gueil de Derlin les oflïis<pie de loin, et quelque-
REVUE DE PARIS. 287
fois , dans leur colère , ils appellent les Prussiens des Russes
alieinaiuls.
L'alliance de la France et de l'Allemagne méridionale est
cimentée |)ar la nature des choses. La France , méditant la
conquête audelà du Rhin , serait folie; refusant son a])pui ,
elle manquerait à un devoir européen. L'intérêt de l'huma-
nité peulréunir un jour sous le même drapeau la patiie des
Hohenstaufen , de Schiller , et la nation de Napoléon et de Mi-
rabeau.
La Franconie, l'un des neuf cercles de l'ancienne Allemagne,
s'est illustrée depuis l'occupation des Francs jusqu'à la fin
du xvie siècle. Là , les grands corps de l'empire germanique, la
féodalité, tant ecclésiastique que séculière , assirent leur puis-
sance , le grand raaitre de l'ordre teutonique de Mergentheim,
l'évêque de Wurtzbourg , l'évéque de Bamberg , puis les états
séculiers et les villes impériales. C'est la Franconie que Goethe
nous montre remuée par la main de fer de Goetz de Berlichin-
gen: cette terre eut plus qu'une autre toutes les agitations de la
lin du xye siècle et celles du xvi° : elle reçut l'empreinte fraîche
et profonde de la foi de Luther ; les passions envahissantes de
la réforme et les résistances delà religion catholique s'y choquè-
rent avec violence. Ces émotions passées ont un témoignage
dans les églises qui au xvi« siècle cessèrent d'être le sanctuaire
du vieux culte pour devenirl'écho des croyances deMelanchton.
On demeure long-temps rêveur et pensif dans l'enceinte de ces
temples dont les murs semblent s'être émus comme les âmes
des hommes, pour enfermer comme elles une expression plus
nouveUe et plus vivante de la vérité. La Franconie offre partout
les souvenirs et les inspirations de l'esprit allemand. Schiller a
mis en Franconie le château du vieux Moor , il y a mis aussi le
berceau et la patrie de cet indomptable Charles qu'il érigeait ,
huit ans avant la révolution française, en vengeur de l'humanité.
CHiand Schiller écrivait ses Rauber , il avait en dégoût son
siècle qu'il appelait un siècle de castrats, siècle ne sachant autre
chose que commenter les actions de l'antiquité , incapable lui-
même d'en produire qui lui appartinssent. Schiller a[)pelait un
changement, une vengeance. D'honnêtes personnes ont élaboré
contre le poète des déclamations édifiantes ; mais certains cii-
ti(iues , blâmant les œuvres du génie , ressemblent à ce profes-
288 REVUE DE PARIS.
seiir vaporeux qui tient sous son nez à chaque mot un flacon de
vinaigre en faisant un cours sur la force (1).
Nuremberg est l'ornement de la Franconie. Dans ses murs
riiistoire du passé vous enveloppe; cette ville a résisté au temps
qui n'a pu parvenir à lui déchirer encore sa robe des jours
antiques. Vous reconnaissez Nuremberg, qui, au xiii<= siècle,
de compagnie avec Augsbourget Ulm, commerçait avec Venise,
que Rodolphe de Hapsbourg déclarait ville impériale, où
Charles IV décrétait la bulle d'or; cité du moyen-àge qui s'épa-
nouit radieusement sous la bénédiction de la réforme , qui
rajeunit le christianisme avec les enseignemens nouveaux , qui
l'exprime par le pinceau d'Albrecht Diirer , le ciseau de Kraft ,
et le génie de Fischer élevant en bronze le tombeau de saint
Sebald. A Nuremberg seulement, l'esprit germanique apparaît
tout entier ; il semble s'élancer devant l'œil comme la fusée de
sculpture de l'église de Saint-Laurent. Ici rien de grec ou d'ita-
lien , tout est allemand : vous êtes face à face avec les rivaux et
les contemporains de Raphaël et de Michel-Ange , et il devient
sensible qu'au xvi^ siècle , l'art , l'art moderne , frappait à sa
gloire, dans la même époque, deux types différens , en Italie et
en Allemagne , à Rome et à Nuremberg. Mais devant ces signes
du passé on éprouve , du moins nous l'avons enduré , une douleur
sourde , car on n'a plus la foi de ces hommes qui élevèrent ces
monumens et qui s'en délectèrent ; les senlimensetles idées qui
les animaient ne sont plus les nôtres; aussi l'admiration
première se convertit en satiété du spectacle; elle se convertit
encore en avidité d'œuvres et de simulacres qui représentent des
idées à nous, nos aspirations , nos élans. Nous, nous ne sommes
pas religieux aujourd'hui à la manière de Melanchton; nous ne
concevons plus ni la religion, ni l'art, comme Dtlrer; envoyez-
nous d'autres émotions, artistes et penseurs. Jamais on ne sent
mieux la vie et l'avenir qu'en présence des témoignages des âges
écoulés; car cestestamens vous irritentaprès vous avoir charmé,
et vous demandez au génie de votre siècle pourquoi il ne s'est
(1) Ein schwindstlchtiger professer hait sich bei jedem Wort ein
Flaschen Salmiakgeisl vor die Nase, und liest ein coUegium aber die
Kraft.
REVUE DE PAPxIS. 289
pas encore fait l'architecte de ses propres inspirations. Adieu,
INiireraberg, adieu, nous reviendrons peut-être te voir un jour,
mais quand nous aurons vécu, et s'il nous est donné jamais de
elioisir après les ardeurs du jour un lieu de recueillement et de
repos, nous pourrons hésiter entre toi, Rome, et Athènes. Adieu ,
aujourd'hui ton séjour ne nous convient pas ; partons , lu n'as
pas la vie de notre siècle à nous donner , vénérable aïeule du
moyen-âge.
Quarante lieues plus loin , Munich oppose un contraste frap-
pant à la merveille de la Franconie. Si à Nuremberg tout est
vieux et porte l'empreinte du temps , à Munich , tout est nou-
veau, frais et blanc ; on est au milieu de monumens élevés à demi;
on se croirait transporté dans ces villes naissantes de l'antiquité
que se bâtissaient les sociétés dans leur enfance vigoureuse.
Instant ardentes Tyrii : pars ducere muros
Molirique arcem et mauibus subvolvere saxa.
Hic alla theatri
Fundamenta locant alii , immanes que coluranas
Rupibus excidunt, scenis décora alla futuris.
La monarchie baravoise a été créée en 1806 par l'empereur
Napoléon, après la bataille d'Austerlitz ; mais le duché de Bavière
est, de tous, le plus ancien de l'Allemagne. Du mélange des Boii,
race gauloise qui avait émigré vers le Danube , des Romains , et
des hordes germaniques, sortit un peuple qui fut appelé Bojaa-
ren. Voilà les Bavarois. Le duché dépendit d'abord des Francs,
puis de l'empire germanique : au xiu" siècle , il fut divisé en
deux parties : à la tin du xviii", il retrouva l'unilé : la Prusse
l'a protégé , l'Autriche l'a déchiré , la France en a fait une mo-
narchie. Napoléon , par le traité de Presbourg , donnait à la
Bavière , déclarée royaume , le Burgau , le territoire de Lindaw,
le Tyrol : la nouvelle monarchie obtint encore plus tard Nu-
remberg, Augsbourg, Ratisbonne et Salzbourg. Par quelle
étrange ingratitude les Bavarois voulurent-ils fermer le chemin
de la France à Napoléon malheureux ? Mais à Hanau ils furent
hachés : châtiment mérité par ceux qui oubliaient qu'en politi-
290 REVUE DE PARIS.
que le succès final appartient toujours à la moralité du dévoue-
ment et de la fidélité.
La Bavière a quatre millions d'habilans et une armée de qua-
rante-cinq mille hommes ; elle a trois universités. En 1818 , elle
reçut une constitution où la liberté lui était parcimonieusement
mesurée. Deux chambres , convoquées tous les trois ans, l'aris-
tocratie siégeant dans la seconde ( 1 ) comme dans la première,
indiquent avec quelles restrictions les franchises constitution-
nelles ont été octroyées. Le Bavarois est franc et généreux ; sa
gaieté le fait parfois tomber dans des facéties un peu lourdes ;
il aime à danser, à boire cette bierre de Munich qui lui semble
si bonne et qui le plonge dans une douce quiétude , ou dans des
joies bruyamment paisibles, qu'il termine volontiers par d'au-
tres plaisirs.
Je voudrais peindre avec vérité le roi. On ne saurait nier que
Louis de Bavière n'ait toujours aimé sincèrement la gloire : il
la désirait quand à la fête d'Interlaken il se plaignait à déjeunes
femmes de combattre dans les rangs français contre la liberté
allemande; il voulait la conquérir d'un coup, quand, au théâtre
de Munich , les applaudissemens prodigués au marquis de Posa
réclamant la liberté de la pensée , le poussèrent précipitamment
hors de la salle pour signer sur-le-champ l'abolition de la cen-
sure. Le régime constitutionnel lui parut aussi une occasion de
popularité. Mais c'est surtout aux arts, à des raonumens nou-
veaux et immortels , dont il veut peupler Munich , que le roi
Louis semble confier la perpétuité de son nom. Il demande la
gloire aux travaux des sculpteurs et du peintre , aux efforts de
l'architecture , à l'acquisition des merveilles mutilées de l'art
antique. L'amour de la gloire est louable dans tout homme ,
surtout dans un roi , mais il ne saurait se passer du consente-
ment et des dons de la nature pour arriver à se satisfaire un
peu. Or , Louis de Bavière n'a reçu de la grâce de Dieu que le
trône ; et sous sa couronne , il manque de la royauté du génie.
Son esprit est médiocre , non pour avoir écrit de méchans vers.
Frédéric en faisait de détestables , mais parce qu'il ne montre
dans son gouvernement ni persévérance , ni solidité , ni gran-
(1) La chambre des députés se compose de 115 membres, dont
un huitième est pris dans la noblesse.
KEVUE DE PARIS. 291
(loiir. Il a cessé d'aimer la liberté après en avoir embrassé le
culte avec l'enthousiasme d'un noI>le enfant des universités.
On l'a vu récemment afficher contre la France une liaine ridicule
et vraiment pitoyable dans un prince de Bavière qui devrait
avoir i)onne mémoire des bienfaits de Napoléon. Le roi Louis
est irrésolu, inconstant, défiant. L'ingratitude de son organi-
sation physique ne le laisse pas sans inquiétude et sans amer-
tume ; il bégaie , entend mal , et ne voit pas bien. 11 est vrai
qu'au milieu de ces infirmités il trouve l'appui de la reine,
femme pleine de grâce et de bienveillance, que bénit la Bavière,
et qui vient au secours de son mari avec la plus aimable délica-
tesse. Néanmoins le roi n'est pas heureux , car la maUgnité du
sort lui a donné plus d'ambition que de puissance.
L'art partage avecla philosophie l'honneur de décorer Munich,
et quand nous visitions tour à tour la demeure de Schelling et la
Glyptolhèque , nous sentions comme des affinités secrètes
entre les marbres d'Égine et le génie de ce moderne Platon. Le
Vatican peut seul en Europe donner sur le monde antique des
impressions plus profondes que la Glyptotlièque de Munich. Le
musée de peinture n'égalera pas en harmonie et en nouveauté
celui que la sculpturehabite. Les fresques deSchnorr et de Cor-
nélius sont humides encore dans la nouvelle résidence, palais dont
la magnificence semble déborderla royauté qui le construit. En
général , Munich et dans un élan de croissance qui réclame de
nouveaux efforts et les faveurs de la fortune ; s'il lui arrivait de
s'arrêter et de s'interrompre dans l'ambition de son développe-
ment , elle se trouverait un jour sans force , mais non pas sans
quelque ridicule , entre la modestie et la grandeur. Cela nous
conduit à qualifier la situation politique de la Bavière.
Parmi les fautes qui ont été commises dans la dernière répar-
tition d'hommes et de provinces faite à Vienne après les désas-
tres de la France , il faut compter l'adjonction à la Bavière du
cercle du Rhin. Cette partie de la monarchie bavaroise qui
lui est annexée surpasse en fécondité, en civilisation le centre
delà monarchie même. En certains points, les extrémités son plus
nobles que le cœur. L'habitant des provinces rhénanes est plus
vif, plus intelligent que le Bavarois; il aime plus la liberté ; à Lan-
daw il regrette la France. L'association de Munich et de Speyei
blesse la nature des choses ; elle a jeté la gouvernement bava-
292 REVUE DE PARIS
rois dans d'indignes persécutions contre l'amour de la liberté;
tout cela est faux, violent, inepte.
La diplomatie européenne est tombée dans une autre erreur,
quand elle a commis à la Bavière le soin d'apporter à la Grèce
la civilisation moderne. Cette tâche est au-dessus des forces du
Bavarois, dont la nature loyale, mais molle, et pour ainsi parler un
peu pâteuse, n'a pas l'énergie nécessaire à une puissance initia-
trice. Puisque Ton voulait donner à la Grèce des leçons et un appui
contre la Russie, il fallait choisir entre les trois seuls foyers
de force et de lumière, assez riches et assez énergiques pour se ré-
pandreau loin, Londres, Paris et Berlin. Ces trois nations avaient
seules la vigueur capable d'élever et de protéger la Grèce. Mais
on a évité de donner à un état puissant l'occasion d'une gloire
utile à tous, comme si la grandeur et la vérité des choses se
payaient de ces petites raisons !
Dans une guerre générale où elle ne serait pas notre alliée ,
la Bavière se trouverait dans de sérieux embarras ; elle ne pour-
rait défendre contre nous ses provinces du Rhin ; nous pour-
rions aller porter en Grèce nos flottes et nos soldats. La
monarchie bavaroise ne saurait se sauver de l'étreinte de l'Au-
triche qu'avec l'appui de Berlin ou de Paris. Si elle se laissait
entraîner encore dans une coalition contre la France, elle se-
rait à la merci d'une bataille. En tout cas , sa situation n'est pas
dans la mesure de ses forces , c'est trop pour elle d'avoir à
s'occuper du Rhin et d'Athènes.
Rester intérieurement l'ennemi de l'Autriche, attendre lerao-
raent où doivent se détraquer les parties de cet empire, être prêt
à devenir le centre et la force del'Allemagne méridionale et con-
stitutionnelle, s'assurer à jamais l'amitié de la France en lui
rendant Speyer et Landaw , voilà la véritable politique de la
Bavière.
Si j'étais roi , je n'aurais jamais consenti à céder Salzbourg:
c'est trop beau pour être abandonné. Cette contrée, qui a passé
du sceptre de la Bavière à celui de l'Autriche, a des encbante-
mens qui demandent, pour les quitter, un héroïque courage.
A quoi bon partir pour aller ailleurs? La nature vous retient
avec instance ; la pensée devient plus lente, et ne vous sollicite
plus au changement; la religion catholique présentant à chaque
pas ses images , engage le cœur à la foi naïve , à l'oubli du
REVUE DE PARIS. 293
monde, aux illusions superstitieuses. En vérité, à Salzbourjj.
on perdrait la mémoire du siècle, sans deux avertissemens qui
parlent haut , le berceau do Mozart et le toml)cau de Paracelse.
Penser à Mozart, c'est penser à tout; le musicien vous rejedc
dans l'univers . dans la vie , et Don Juan vous arrache au\
mystiques L-Higueurs. Dans l'année 1541, un homme vient
frapper à la porte de l'hôpital Saint-Etienne; il était pauvre,
souffrant, malheureux; on lui donna un lit et du i»ain, mais
quelques jours après , il n'avait plus besoin ni de l'un ni de
l'autre, il mourut. Il put se reposer eniin de son enthousiasme
et de ses travaux, du ravage des passions et de la science, de
ses conceptions sur la solidarité des astres qui roulent dans les
cieux et des destinées qui s'accomplissent sur la terre , de ses
pressenlimens sur l'harmonie qui doit régner entre la nature ,
ouvrage de Dieu, et l'ame, sanctuaire de l'homme. Enfant du
MX*" siècle, ne méprise pas Paracelse.
A vingt lieues de Salzbourg, Linz offre un autre caractère;
c'est une ville de commerce et de guerre, c'est un entrepôt, c'est
une forteresse. Linz a un chemin de fer qui va se perdre en
Bohème, une riche manufacture de draps et de lapis, une forte
garnison, le Danube pour Heuve, une ceinture de montagnes,
une belle jeunesse, des femmes magnifiques, la richesse, comme
récompense de son industrie, le plaisir, comme but de son
activité. On ne rêve pas dans cette ville aux choses idéales et
platoniques : on y prend un avant-goùt de la vie de Vienne.
J'appellerais volontiers Linz le faubourg de la capitale de l'Au-
triche, qui a déjà tant de faubourgs. Enfin nous voici au cœur
de la monarchie des Césars, nous voici à Vienne.
On éprouve dans Vienne je ne sais quelle langueur. Il circule
dans cette ville un soufHe de mollesse et de plaisir qui vous
gagne, et vous pénètre. Le peuple mange, boit, se promène et
dort; il s'estime heureux. La noblesse demeure dans ses châ-
teaux et dans son orgueil. Une nature resplendissante enveloppe
une population dont les mœurs sont bienveillantes et faciles ,
dont les plaisirs sont la musique, la danse, la promenade et la
bonne chère. Aujourd'hui, Vienne est encore la même ville dont
Eneas Sylvius traçait au xv!» siècle la peinture, dont il disait :
»! C'est par charretées que l'on apporte à Vienne les œufs et les
écrevisses, le pain, la viande, le poisson elles volailles de tou^e
TOME V. 25
294 REVUE DE PARIS.
espèce, et, toutefois, à la chute du jour, il ne reste plus vestige
de ces provisions... On n'exige aucun droit de ceux qui vendent
du vin dans leurs maisons; aussi presque tous les citoyens
tiennent-ils cabaret. Ils chauffent leurs étuves, y fontla cuisine,
et y reçoivent les ivrognes et les filles de joie.... Le nombre de
courtisanes est très considérable. Outre cela, il y a peu de
femmes qui se contentent de leurs maris, n Un siècle après,
Guy-Patin disait de Vienne : Vienne est une ville de plaisir,
s'il y en a au monde; et comme je prétends qu'à moins d'être
Français , il faudrait souhaiterd'être né Allemand, demèmeje dis
qu'àmoins de passer la vie à Paris, il la faudrait passera Vienne, i»
Il est singulier de voir la capitale d'un aussi grand empire
destituée d'un caractère moral dont la précision puisse la dési-
gner entre toutes les villes. Londres, Berlin, Paris, ont leur
génie et le montrent aux yeux. Vienne est un corps immense
dont on cherche l'ame; je l'appellerais, pour ainsi parler, une
ville athée. Elle est sans unité; elle réunit dans son sein le
Hongrois, le Bohème, le Grec, l'Italien , l'Allemand ; elle enve-
loppe tout dans sa variété anarchique et ses trente-deux fau-
bourgs, sauf un esprit qui lui appartienne. A peine si à l'entour
et dans l'enceinte delà magnifique calhédralede Saint-Stépliane,
le génie primitif de la cité paraît quelquefois. Tout s'est évaporé
au vent du Danube , de cet Ister , fleuve bien moins allemand
que le Khin ; tout a revêtu aux rayons du soleil, je ne sais quel
prisme italien, grec, ou slave; ce qui s'y produit le moins, c'est
le génie germanique.
Étrange cité! le bonheur matériel y siège. La justice positive
des rapports civils n'est i)as absente; le peuple est bon, la bour-
geoisie bienveillante; elle aime les concerts, la campagne, les
bords du Danube et le poulet frit ; les arts ont dans le château
impérial (Burg) et les palais de la noblesse leurs merveilles
et leurs trésors ; les médailles , les statues et les tableaux ne
manquent pas; des savans et des poètes dont toute littérature
pourrait s'honorer, accueillent l'étranger avec une grâce affec-
tueuse; la haute aristocratie a des causeries dont l'élégance ne
saurait guère être effacée par aucune autre société de l'Europe.
Eh bien ! au milieu de ces choses agréables, l'ame ne saurait
être contente à moins de se laisser tout-à-fait engourdir.
Que manque-l-il donc à Vienne? Il lui manque laliberlé delà
REVUE DE PARIS. 295
pensée ; ou plutôt l'absence de la pensée s'y fait voir. Tout y
est permis, tout y est possible , sauf de diriger son esprit sur
les graves et mâles objets d'où dépendent les destinées de
riiomme et du genre humain. Des spéculations profondes à
Vienne? erreur! De l'enthousiasme ? folie ! 11 faudrait écrire sur
les poteaux de la route de Vienne : On ne pense point ici.
La monarchie autrichienne exerce une vaste et sourde pros-
cription contre le génie: elle ne le tue pas , elle le déprime. Un
poète avait commencé de s'élancer dans les divins pays de l'ima-
gination et de l'idéal : un instant, on le laissa faire , puis on
l'avertit, ou l'invita amicalement de ne pas se rendre suspect
par trop de verve et d'impétuosité ; qnand le poète voulait lever
les yeux au ciel , il rencontrait autour de lui les regards immo-»
biles d'une inquisition secrète ; il a fini par comprendre que la
monarchie lui dictait le silence : il se tait, il vit ainsi ou plutôt
il meurt tout les jours , sans se plaindre et sans chanter.
Comme au temps de Van-Svvieten et de Métastase , la méde-
cine et l'opéra sont l'objet des faveurs delà cour et du pouvoir.
La musique , la danse et les sciences naturelles ont seules con-
servé le privilège de l'innocence.
La politique du cabinet de Vienne est habile et lal>orieuse;
M. le prince de Metternich montre , dansla gestion de la monar-
chie , un talent peu commun. Il a pour but l'immobihlé de l'em-
pire et de l'Europe; il s'attache à ce que rien ne remue , et quand
il ne i)eut prévenir un changement , il travaille à ce que
du moins ce soit le dernier, «i Le maintien de ce qui subsiste
doit être le premier comme le plus important de nos soins,
écrivait M. de Metternich à un ministre d'une des cours de
l'Europe ; par là nous entendons non-seulement l'ancien
ordre de choses qui a été respecté dans quelques pays, mais
encore toutes les institutions nouvellement créées. Dans les
temps actuels , le passage de l'ancien ordre au nouveau est
accompagné d'autant de dangers que le retour du nouveau
à ce qui n'existe plus, n M. de Metternich n'a pas le thème
politique d'un Alberoni ou d'un Richelieu; il ne veut rien
envahir, mais tout conserver, et, dans cette immobilité, si arti-
ficiellement entretenue, il dépense beaucoup de génie. Il a pour
les faits un respect idolâtre; il déteste les mouvemens des peuples;
mais si une révolution est triomphante, il aimera mieux la recon-
596 REVUE DE PARIS.
iiiiître que de la corriger par une autre révolution. Il n'adore
en politique que le repos , il n'a pas deDieu,il rit intérieurement
des sollicitations et des espérances fanatiques des serviteurs des
royautés proscrites ; sans les décourager , il les ajourne toujours ;
l'usurpation qui dure est à ses yeux une légitimité qui commence.
Au milieu de TEurope, il demeure impassible, froid, poli, ironi-
que, incrédule ; il n'a pas la grandeur que donne la foi, mais il a
toutes les hal)iletés et les ressources d'un inaltérable athéisme.
Cette jiulilique n'est pas arbitraire , elle est prescrite par l'état
de la monarchie. Jamais empire n'a été composé départies plus
disseml)lables ; il réunit la Lombardie et la Hongrie , Venise et
Prague; autour des états héréditaires del'archiduché d'Autriche,
se groupent forcément la Styrie haute et basse, le Tyrol,la
Bohême , la Moravie , une partie de la Silésie , la Hongrie , la
Transylvanie, rEsclavonie , la Croatie septentrionale, la Gallicie
orientale, le royaume d'illyrie.la Dalmatie,etdesîlesdela mer
Adriatique. Quel est le ciment qui pourrait toujours tenir ensemble
ces pièces de rapport ? A peine si la pensée la plus vaste et la plus
ardente en aurait la puissance.
Elle appartient à l'Autriche cette Milan fondée par nos
pères , par les Gaulois d'Autun , qui passa de la domination ro-
maine il celle des Ostrogoths ; reine, au \<' siècle, des républi-
ques lombardes, arrachée par Charles-Quint à la France, et
dont Napoléon termina, en 1810,1a blanche cathédrale , com-
mencée par Galéasse dans la première année du xiv» siècle.
L'empereur, non plus d'Allemagne , mais d'Autriche , gouverne
aussi Venise et venge Maximilien. Cependant Rome contemple ce
spectacle dans une oliéissance imbécile, tant elle a dans la mé-
moire et dans le cœur qu'eiieiut la ville deMarius et d'Hildebrand !
La patrie de Jean Hus et de Jérôme appartient aussi à l'Au-
liiche. La Bohême, que l'acte fédératifde 1813 a incorporée dans
la confédération germanique, se repose de ses antiques agita-
tions , de ses révoltes de Ziska , de sa guerre de trente ans , des
batailles de Napoléon , dans les travaux d'une industrie dont
les progrès sont récens. Prague, qu'on nous a dit ressembler à
la vieille Moscou , voit se presser entre ses palais une population
qui n'a guère d'autre souci que le retour quotidien de ses jouis-
sances et deses jdaisirs-: Elle fut troublée en 1 855 par une agitation
extraordinaire ; elle vit accourir chez elle de jeunes Français
REVUE DE PARIS. 297
venant snluer un enfant qu'ils appelaient leur roi. Jamais on ne
comniil un acte d'insuliordinalion et de guerre civile avec une
jjaieté plus bruyante et plus communicalive. Nos jeunes compa-
triotes faisaient plus de bruit dans Prague que tous les Bohémiens,
qui n'avaientjaniais vu de sédition si aimable et si élégante. J'y
rencontrai un camarade qui déjà au collège disputait avec moi
sur la légitimité et la liberté, il me conta spirituellement tous
les détails de l'expédition sentimentale : il était sans fanatisme,
j'avais delà tolérance ; nous nous quittâmes en riant. Cependant
la légèreté de ces jeunes gens était digne de blâme, car elle aggra-
vait en Europe la preuve de nos dissensions intestines. Français ,
quand serons-nous unis ?
La race slave formelamajorité des habitans de la Bohême. Le
Hongrois frémit sous la domination autrichienne. 11 adore à la
diète de Presbourg les maximes de sa vieille constitution , et sa
défiance ne veut rien y changer. Vienne lui refuse dans les tri-
bunaux et au Ihéâlrerusagederidiome national (le Hjff^<7/are).
Le paysan du Tyrol est plus attaché à ses montagnes qu'à
l'empire. L'Autrichien seul est dévoué à l'Autriche.
Vienne a pour adversaires naturels la Russie , le Prusse et la
France ; ces trois puissances marchent nécessairement sur elle.
La Russie pense que le protectorat de la race slave lui con-
vient mieux qu'au duché d'Autriche. Elle nourrit l'espoir d'at-
tirer un jour à elle tout ce qu'il y a de Slaves sous la domina-
tion de Vienne , elle les flatte sourdement. Elle incpiiète aussi la
ville du Danube par la possession de la Pologne et bientôt de
Constantinople : quand le czar aura. succédé au sultan, il n'y
aura plus pour Vienne de Sobiesky (1).
(I) Depuis long-temps r Autriche sent les dangers dont la menace
la Russie. « Le prince de Kaunitz, qui se trouvait aussi à Neustadt ,
eut de longues conférences avec sa majesté prussienne , dans les-
quelles, étalant avec emphase le système de sa cour, il le présenta
comme un chef-d'œuvre de politique dont il était l'auteur j il in-
sista ensuite sur la nécessité de s'opposer aux vues ambitieuses de
la Russie et déclara que jamais l'impératrice-reine ne souffiiraifque
les armées russes passassent le Danube, ni que la cour de Péters-
bourg fit des acquisitions qui la rendissent voisine de la Hongrie.
Il ajouta que l'union de la Prusse et de l'Autriche était l'unique bar-
rière que l'on put opposer à ce torrent débordé qui menaçait d'inon-
der toute l'Europe. » Frédéric— Mémoires de 1763 jus(ju'à 1775,
— Chap. Ipr, pag. 47-58. - Édition de Berlin.— 1788.
25.
298 KEVUî, DE PARIS.
La Prusse n'a pas encore pris toute la Silésie : elle médite
d'envahir la Saxe et de pousser l'aigle noire jusqu'aux confins de
la Bohême : elle enveloppe l'Allemagne dans son système de
douanes et exclut l'Autriche de la solidarité des intérêts germa-
niques. Vienne, par représailles , cherche assiduement à com-
promettre Berlin dans de communes entreprises contre la
liberté de l'Allemagne. Ces inimitiés secrètes éclateront un jour
par de vives ruptures.
L'Autriche blesse la France par l'inique détention de l'Italie
qui doit un jour dans Rome relever son indépendance et sa
liberté. Que les Français et les trois couleurs paraissent sur la
cime des Alpes, les vallées italiques retentiront d'un cri d'allégresse
et de bataille qui pourra faire sourire Napoléon dans sa tombe.
Italie, n'accuse pas la France; si tu ne Tas pas encore vue descen-
dre, c'est qu'à la façon de héros, elle dort avant des combattre.
Enfin, l'Autiùche a devant elle le génie même du siècle: elle
en est troublée, elle se compare, elle a peur. Cet esprit d'in-
novation et de liberté l'alarme et la confond , elle se voit
sans idées , sans alliances naturelles , sans unité , sans avenir ,
sans ces fidélités de peuples qui peuvent désespérer la trahison
et la fortune, voilà pourquoi elle embrasse le repos et l'immo-
bilité avec fureur et désespoir ; voilà la raisonde sa politique; voilà
aussi la cause du pieux et tendre respect dont elle entoure son
vieil empereur , le bon François (guter Franz ), qu'elle aime
poursa simplicité, pour sa longue vie traversée par tant d'épreu-
ves, et couronnée par des prospérités qui ne lui survivront pas.
Le xix^ siècle sera fatal à la monarchie autrichienne (1).
En entrant de la Bohême dans la Saxe , je méditais comment
cette Saxe, toujours illustre par l'effort du courage, delà nature,
de la religion et de la science, n'avait jamais pu saisir une domi-
nation durable dans les affaires européennes. Elle a donné Lu-
ther au monde; c'est beaucoup: elle a, par Witikind , opposé le
génie d'une résistance héroïque aux cruautés triomphantes du
grand Karl; mais elle n'a jamais pu rencontrer la grandeur
politique. C'est qu'elle perdit l'unité , dès le xv^ siècle , par le
partage de l'électorat dans les deux branches Ernestine et
(1) La mort de l'empereur François ouvre la série de vicissitudes
que doit éprouver dans notre siècle la monarchie autrichienne.
REVUE DE PARIS. 299
Albertine , et cependant jamais pays ne dut davantage con-
centrer ses forces ; enclavé entre le Brandebourg , la Bavière et
la Bohème , il ne pouvait sauver son intégrité que par une
cohésion énergique. Si Maurice eût vécu , la Saxe eût étonné
l'Allemagne. Il est surprenant qu'au-delà du Rhin un poète de génie
n'ait pas encore composé un drame avec la vie de cet homme.
Un jeune prince se laisse aller aux séductions de la gloire et
du génie ; il sert Charles-Quint . il foule aux pieds pour lui la
liberté de l'Allemagne et la foi nouvelle pourtant chère à son
cœur ; il se fait l'instrument le plus actif de la défaite des princes
réformés et de la ligue de Smalkade ; il est récompensé par l'é-
lectorat de Saxe: mais une fois couronné, il se sent un autre
devoir que la reconnaissance; il songe à l'Allemagne, à la
liberté, à la religion ; il conçoit la pensée de s'en faire le repré-
sentant et le vengeur ; il prépare en silence un éclat terrible;
il trompe Charles-Quint , le grand trompeur de l'Europe ; il
trompe Granvelle, un des plus raffinés politiques du siècle;
enfin il se décide, il court surprendre l'empereur dans Inspruck;
il le manque de quelques heures , mais toujours il le contraint
de fuir la nuit, à travers les ténèbres etdes torrens de pluie, de
traverser les Alpes à la lueur des flambeaux par des sentiers
détournés, et d'aller cacher dans la Carinthie ses angoisses , sa
goutte et son désespoir. L'Allemagne a tressailli. La réforme a
trouvé son Achille; elle arrache à Charl«s-Quint la convention
de Passau , et les yeux fixés sur Maurice , elle attend de nou-
veaux triomphes. Un an après , Maurice recevait la mort en
achevant sa victoire contre Albert de Brandebourg, prince
furieux , toujours funeste à l'Allemagne ; Maurice mourait à
trente-deux ans , à cet âge de maturité pour les grandes
choses. Durant sa courte vie , il avait mêlé dans son caractère
l'héroïsme germanique et la ruse italienne ; il s'élevait sur le
décUn de Charles-Quint ; il lui eût succédé dans la gloire, peut-
êtresur le trône imiiérial, etlaSaxeeût ainsi donnéàla réforme
chrétienne, non seulement un Moïse, mais un César. Yoilà pour
le drame un autre WallensLein : pourquoi n'y aui-ait-il pas im
autre Schiller ?
Le nerf de l'unité a toujours manqué ù la Saxe autant dans
sa politique que dans son territoire. A la fin du xvii« siècle, ses
princes abjurent le protestantisme pour l'appât du trône de
500 REVUE DE PARIS.
Pologne : princes impoliliques qui s'afFiiljlaient du catholicisme
dans la patrie de Luther ! Elle eut tour à tour pour ennemis et
pour vainqueurs Charles XII et le grand Frédéric ; elle eut pour
ami Napoléon, qui l'entraîna dans sa chute.
Au congrès de Vienne, il se donna un curieux spectacle de
convoitises et d'avidités politiques. Le roi de Saxe n'avait aban-
donné Napoléon que le dernier; il- avait été contraint, après la
bataille de Leipsig , de quitter ses états , et il attendait au châ-
teau de Frederichfeld , à quelques lieues de Berlin , ce que les
souverains rassemblés décideraient de sa couronne. Le prince
de Hardenberg demandait l'incorporation delà Saxe à la Prusse,
en s'appuyant sur les piincipes du droit des gens , sur rintérèt
politique de l'Allemagne, sur l'intérêt de la Saxe elle-même. Le
principe du droit des gens invoqué par la Prusse était le droit
de conquête; elle citait Grotius et Wattel , afin de prouver que
la conquête est un titre légal pour acquérir la souveraineté d'un
pays. On frémissait à Berlin à l'idée de rendre le prix de la vic-
toire dont on s'était nanti rapidement. La Saxe a été conquise,
écrivait en 1826 M. de Stein (1), par six mois de combats et de
luttes sanglantes. Le roi a été fait prisonnier le 18 octobre dans
Leipsig emporté d'assaut ; il avait perdu la couronne , il avait
cessé de régner; son consentement n'était pas nécessaire pour
ratilierla perte de ses états. L'Angleterre favorisait les préten-
tions de la Prusse, la Russie ne les contrariait pas, mais l'Au-
triche ne pouvait consentir à laisser la monarchie prussienne
étendre ses limites jusqu'aux frontières de la Bohême; et
Louis XVIII avait recommandé au prince de Talleyrand de dé-
fendre le principe de la légitimité dans la personne du roi de
Saxe. Aussi, une fois passées les plus vives effervescences de la
victoire et de la colère, il devint impossible à la Prusse de s'ap-
proprier la Saxe entière: elle n'en put emporter que des lam-
beaux : elle n'eut pas Dresde , elle n'eut pas Leipsig , mais elle
eut la troisième partie du territoire qu'elle érigea en duché de
Saxe , et huit cent mille araes sur une population de deux mil -
lions d'hommes.
Aujourd'hui la Saxe est un des pays les plus civilisés de
(i ) Die Br iefe des Freiherrn , von Stein an den Freiherrn
von Gagcrn, von 1813-1831, Stuttgard, 1835.
REVUE DE PARIS. 301
TEurope et les plus dénués d'énergie politique. Une instruction
saine circule partout; ce pays en a le goût et la longue habitude.
Ce n'est pas en vain que , depuis le xvi» siècle , la réforme a
remué les esi)rits ; la civilisation morale a fleuri sous l'influence
de res[)rit évangélique. Mais tant de dons heureux ne peuvent
constituer à cette terre l'unité politique qui lui manque ; la |>a-
trie de Luther est morcelée (1), sans force, et sans autre avenir
<iu'une soumission prochaine à la monarchie de Frédéric.
Cependant , au milieu de l'impuissance de la Saxe, Berlin fut
contrarié , il y a quelques années , par l'invasion du régime
constitutionnel à Dresde. Au mois de juin 18Ô0, la Saxe avait
encore son ancien gouvernement ; mais dès 1817 , les états du
royaume avaient demandé que la vieille constitution fut révisée;
des écrivains donnèient l'appui de l'opininon à ces sollicitations
légales, que ce concours rendit plus vives. Les esprits étaient
échauffés; quelques troubles avaient éclaté à Dresde, dans la
soirée du 25 juin 1830, au milieu des processions et des fêtes
qui célébraient le troisième anniversaire séculaire du jour où la
confession d'Augsbourg avait été remise à Charles-Quint : des
émotions plus turbulentes encoie s'étaient manifestées à Leip-
sig , quand arriva la nouvelle de la révolution de Paris et de la
France. Le peuple, la bourgeoisie, et une partie de la jeune no-
blesse l'accuedlirent avec enthousiasme ; Leipsig fut le théâtre
d'une nouvelle effervescence ; on y cria : Vivent les princes
protestans, vive Paris, vive le roi de Prusse, acclamations
décelant l'instinct d'un peu[)le qui voulait réunir la religion ,
la liberté et la puissance. Dresde pi'it feu de son côté. Enfin ,
le 13 septembre 1830, un décret royal annonça l'adoption que
faisait le roi du prince Frédéric, en qualité de co-régent {mit-
regent), et la renonciation du prince Maximilien au trône en
faveur de son fils. En même tem|)s, M. de Lindenau était nommé
premier ministre. M. de Lindenau représente la liberté loyale et
modéréedontvoudrait jouir le tiers-état de la Saxe; il a l'amour
du bien , l'expérience des affaires , la connaissance des théories
et des constitutions , l'esprit élevé. S'il savait plus les hommes,
s'il se défiait davantage de leurs passions mauvaises , et luttiat
(1) La Saxe est partagée en royaume de Saxo, grand duché de
Saxe-Wcimar, duché de Saxe-Meiniugen Hild!)oiiriîhauscn, duché
de Saxe-Altenbourg, duché de Saxe-Cobourg-Golha.
302 REVUE DE PARIS.
contre elles avec une volonté plus ferme , on pourrait l'appeler
un grand homme d'état. La constitution nouvelle, en établis-
sant deux chambres , leur a refusé le droit d'initiative dans le
pouvoir législatif, et ne leur a octroyé qu'une faculté fort res-
treinte d'ajourner leur consentement aux impôts .
Dresde n'a pas été nonunée sans justice la Florence de l'Alle-
magne. Dans ces deux villes, l'art est la consolation d'un éclat
politique éclipsé. Le musée saxon regorge de beautés et de
chefs-d'œuvre; là seulement on connaît le Corrège, et l'on re-
çoit de ces miracles de la couleur une révélation nouvelle de la
puissance de l'art. Dresde est une ville ouverte et riante comme la
capitale d\m grand emi)ire qui n'aurait rien a redouter, ou plu-
tôt elle est ouverte comme un champ de bataille , et semble une
proie riche et facile à la merci d'un vainqueur. Le peuple saxon
n'a pas tant l'ambition de la prépondérance politique que l'a-
mour de sa foi et de ses mœurs religieuses. II a donné la ré-
forme à l'Allemagne, et veut en garder dans ses foyers l'autorité
souveraine. Il supporte difficilement le catholicisme de ses prin-
ces ; entre lui et la maison royale la différence du culte a répandu
une froideur qui sera mortelle à celle-ci. Si le prince Frédéric
est populaire , c'est qu'il passe pour incliner à la réforme et
vouloir l'embrasser un jour. Il faut voir chaque dimanche la
famille royale assister aux pompes de la religion catholique au
milieu du silence moqueur d'un peuple blessé dans sa foi. Pour
comble de disgrâce , la musique sacrée est chantée par une de
ces voix sans caractère et sans sexe, qu'à peine on entend encore
à Rome ; quel tact ! un castrat pour des oreilles saxonnes ! dans
la patrie de Luther!
Nulle part la pensée ne pourrait trouver plus d'alimens que
dans Leipsig. Le commerce , la science et la guerre y tiennent
toujours l'esprit actif par leurs occupations et leurs souvenirs.
Toutes les nations envoient des représentans à Leipsig ; la Rus-
sie, l'Angleterre, la Turquie, la Pologne, la France. On y
apporte tous les fruits du travail et de l'industrie pour les échan-
ger. Au nouvel an, à la Saint-Michel, à Pâques , lescommerçans
de tous pays se rencontrent. Cependant la ville est riante et
joyeuse ; elle fête ses hôtes avec empressement, on y spécule en
se divertissant; les plaisirs viennent s'offrir au milieu de tous
les trafics ; on les achète aussi. La science tient son bazar dans
REVUE DE PARIS. 303
Leipsig; elle y entasse ses concepiions, ses rêveries, ses pau-
vretés, ses richesses; elle y accouple la philosophie et le roman,
l'histoire , le mysticisme , la chimie , l'apologie du despotisme ,
la défense de la liberté ; c'est le produit brut de l'esprit humain
associé au colon et au café. La ville possède une université , et
n'a pas toujours assez de place pour loger ensemble les écoliers
et les marchands. La science et le commerce se disputent le ter-
rain. Enfin l'histoire vivante, celte large biographie des grands
peuples et des grands hommes, déroule là ses pages qui sont des
champs de bataille. D'abord, à cinq lieues de Leipsig , tomba
Gustave- Adolphe, il y a deux siècles. A Bautzen, Napoléon vain-
quit encore, presque pour la dernière fois; victoire indécise ,
n'ayant plus le front radieux et l'œil élincelant, dernière con-
descendance de la fortune, qui enfin, le 18 octobre, à Leipsig,
.se tourna contre nous avec autant de promptitudeque le canon
des Saxons. L'Allemagne fut un moment incrédule au bruit de
sa propre victoire ; elle n'osait se fier à la renommée, tant il lui
semblait difficile de surmonter Napoléon. Enfin elle se leva dans
l'ivresse de la vengeance et de la certitude ; elle se précipita sur
les pas de l'homme qui gardait son génie , mais qui perdait son
bonheur. Mais l'Allemagne a- t-elle recueilli toute la moisson due
à ses efforts et à son sang ? elle a sauvé son indépendance , mais
a-t-elle trouvé la liberté ? Dieu et les rois lui doivent encore la
moitié de son salaire.
I pray thee , slay with us ; go not to Wittenberg.
Je t'en prie, reste avec nous: ne retourne pas à Wiltemberg,
dit la mère d'Hamlet au prince de Danemarck. Les fictions créées
par le génie contractent sous son empreinte une telle réalité ,
qu'elles préoccupent l'esprit avec le même empire que l'histoire
elle-même. A Wiltemberg on se souvient d'Hamlet; on est cer-
tain qu'il a été un des étudians de celle université, ce triste et
aimable jeune homme sur la tête duquel Sliakspeare a mis toutes
les mélancolies du genre humain: là il s'occupaitde philosophie
avant de méditer sur le crâne d'Yorick et sur la poussière
d'Alexandre; là ilse débattait avec la métaphysique, avantde croi-
ser le fer avec Laêrtes ; la métaphysique ! cette fille si vigoureuse
et si fière , dont la force a toujours aimé les étreintes et qui n'a
jamais été outragée que par l'impuissance ! Les Allemands por-
304 REVUE DE PARIS.
tenl à Sliakspeare une reconnaissance orgueilleuse pour avoir
montré Hamlet , cet autre Oreste des traditions du Nord , s'éle-
vant dans Wittemberg avec les disciplines germaniques. L'ana-
chronisme n'est rien ici.
L'université de Wittemberg fut instituée en 1508, et n'attendit
pas long-temps la célébrité. Hnit ans après, un homme en avait
fait l'adversaire de Rome , l'école et le siège d'un christianisme
nouveau: il collait ses thèses factieuses aux murailles de l'uni-
versité; par ses cris, il remuait l'Allemagne, il consternait le
Vatican. Dans l'ancien cloître des Augustinsnous avons visité la
chambre de Luther , nous avons vu la place où il avait coutume
de s'asseoir et de méditer comment il changerait la religion et
l'Europe. Nous y avons trouvé le nom dePierre-le-Grand tracé
par le Moscovite. Sympathie naturelle : Pierre devait aimer
Luther ; même tempérament , même audace , même génie ; l'em-
pereur créait un peuple, une capitale , un empire ; le moine
créait une nouvelle manière d'adorer Dieu. Pour aller au cloître
des Augustins, on passe devant la maison où mourut Mélanch-
ton, cet homme si pur, si flexible et si tendre, dont les éter-
nelles incertitudes ne firent jamais suspecter la candeur et la
sincérité, et qui put manquer de caractère impunément, sans
dommage pour sa mémoire, tant l'Allemagne savait que les
inconstances et les variations de Mélanchton étaient de conti-
nuels hommages à la vérité qu'il poursuivait toujours! Wittem-
berg est vraiment la patrie du xvi" siècle ; c'est de lu qu'il est
parti comme un torrent pour aboutir à tous les points de l'Eu-
rope. Tout est muet aujourd'hui ; mais ce silence rend encore
plus sensible le retentissement dupasse: on écoute l'histoire
sans être troublé. Pourquoi donc la statue de Luther érigée au
miheu de la grande place n'est-elle pas belle? On a eu raison de
la frapper en airain , car pour cet homme, le marbre était trop
délicat; mais le génie manque à l'œuvre: il faut un artiste qui,
s'inspirant de l'image si vivante laissée par le pinceau de Cranach ,
rende à l'Allemagne son Luther factieux, habile, savant, emporté,
patient, brutal, conlemplatif , éloquent, aimant le vin, les
femmes etla musique ( 1 ), inspiré, volontaire, politique, religieux.
(1) Wer nirlit liebt Wcin , AVolb^r , iind Gesaiiff , (1er bleiht ein
Narr, sefn Lebonlang. Luther.
REVUE DE PARIS. Ô05
Huit heures de poste vous amènent dans Polsdam: Potsdam
et \Vitteml)erg , deux mondes ! deux siècles ! la théologie et la
guerre ! Luther et Frédéric ! Potsdam est tout ensemi)le une
ville de guerre et de plaisance ; les troupes et les maisons s'y a-
lignent avce la même régularité , et rien ne vient troubler la
double uniformité de l'architecture et delà discipline au milieu
d'une nature pittoresque, dont le beautés sont vraiment excep-
tionnelles dans les sables du Brandebourg.
On connaît mieux Frédéric après avoir vu Sans-Soiici. On
y trouve nonpUis le roi, mais l'homme. Frédéric n'a pas voulu
élever un palais pour les représentations de la royauté , une
imitation de Versailles ; il s'est bâti une maison à sa conve-
nance, où il pût travailler et se reposer à sa guise. Sans-Souci
est un bâtiment d'un seul étage. La chambre àcoucheroii mou-
rut le héros, sa bibliothèque, sont d'une simplicité antique;
là , tout élève l'ame et l'esprit, le silence des lieux, la sérénité
paisible de la nature , le souvenir de la visite de Napoléon et
de la présence de Voltaire. A une des extrémités de la maison
était la chambre du philosophe ; mais le philosophe se trouvait
trop près du roi; l'espace était trop petit pour réunir ces deux
puissances faites sans doute pour s'estimer et s'adorer, mais
de loin.
En entrant à Berlin par la porte de Brandebourg , il est im-
possible de n'être pas frappé d'un aspect de force et de gran-
deur. Une longue et large avenue plantée de tilleuls , des deux
côtés, unie r lien Linden, vous conduit au centre delà ville.
Le premier monument qui frappe vos regards est l'arsenal avec
les statues des généraux Bulow et Scharnhorst ; Blitcher est en
face et seul. L'univer-sité vient après l'arsenal. Plus loin , on
aperçoit le musée , dont la construction récente, magnifique et
commode, atteste un culte intelligent de l'art; seulement, à
l'exception de quelques chefs-d'œuvre , la collection acquise d'un
seul coup n'est pas toujours digne de son habitation. En trans-
portant à Berlin les tableaux de Dresde, on aurait un des plus
beaux musées de l'Europe. Le palais du roi . élevé sous le règne
de plusieurs princes, sépare la ville de Frédéric de l'ancienne
ville. La statue du grand-électeur , sur un des ponts de la Sprée,
rappelle celle de Henri IV sur la Seine . et , comme elle . repré-
sente des souvenû's qui ont plus d'un siècle.
26
306 REVUE DE PARIS.
Berlin avec ses larges rues , ses maisons neuves et alignées ,
a quelque chose des beaux quartiers de Londres, moins l'im-
mense population qui se déploie sur les bords de la Tamise ;
même il faudrait verser cent mille hommes de plus dans la
capitale de la Prusse; elle en a besoin, et, telle qu'elle est
aujourd'hui , elle peut les tenir.
Au surplus , ne cherchez point ici tant la beauté des monu-
mens que la force et le mérite des hommes. A Berlin , pas de
nature , peu d'art ; des hommes et des idées ; l'armée et l'uni-
versité ; la science et la guerre.
La volonté a créé la Prusse : l'esprit et le fer la défendent.
Frédéric pourrait sortir de son tombeau de Polsdam ; il retrou-
verait sa Prusse avec ses soldats et ses savans , sa discipline
et son intelligence : et son adhésion ardente au régime de la
force qui civilise.
Dans aucun autre endroit de l'Europe , l'effort du travail et
de la pensée ne se fait plus sentir qu'à Berhn; les ressorts de
l'empire et de l'esprit y semblent toujours tendus , trop peut-
être ; on dirait que la moindre négligence et la moindre dis-
traction peuvent tout compromettre et tout perdre; mais cet
emploi si fier de l'énergie et de la volonté a du charme pour
l'intelligence et lui procure de vigoureux plaisirs. N'allez point
à Berlin si les voyages ne sont pour vous qu'une diversion fu-
tile à l'uniformité d'une molle existence, et si les excitations de
la pensée vous sont une sensation trop impétueuse et trop mor-
dante: Pennui vous gagnerait , ou plutôt vous seriez jeté dans
un monde dont les qualités mâles et sévères vous opprime-
raient. Mais allez à Berlin si vous aimez le spectacle de la force ,
la fierté des armes , la profondeur delà pensée , le culte ferme
et persévérant de la science , les exaltations orgueilleuses de
rintelligence ; si vous vous plaisez à chercher la raison des
choses , la suite des traditions et des destinées du monde; si la
grande histoire et la forte méthaphysique vous émeuvent ; si
les causes , les mystères et les délicatesses delà religion ébran-
lent votre ame intimement ; si encore vous aimez les longues
conversations qui s'alimentent de science et de poésie , où une
imagination active , savante et mobile , peut parcourir avec
vélocité le cercle entier des idées et des passions humaines. On
cause admirablement à Berlin , autrement , mais aussi bien
REVUE DE PARIS. 307
qu'à Paris. C'est dans ces deux capitales que la vie de l'intelli-
gence européenne a le plus d'ardeur et de puissance. L'esprit à
Berlin va plus directement à son Ijut , avec plus de précision ,
de rigueur ; à Paris avec plus de grâce et d'abandon , niais il
arrive aussi ; à Berlin, plus de profondeur sur un point donné ;
à Paris , i)lus d'étendue sur toute la surface. Le Prussien met
dans ses idées la même discipline et la même tenue que dans
ses armées et ses pratiques militaires ; c'est la même exacti-
tude et la même raideur; le Français manie toujours la science
ou la force avec une confiance facile ; nos soldats et nos pen-
seurs laissent parfois la négligence s'introduire dans leurs exer-
cices et dans leurs méthodes, parce qu'ils se croient sûrs de
pouvoir ressaisir d'un seul coup la position nécessaire. Nous
avons cru remarquer dans l'homme du Brandebourg un mélange
de la précision britannique et de la vivacité française , sans que
ces deux élémens aient suffisamment trouvé un équiUbre har-
monieux; quoi qu'il en soit , la Prusse est aujourd'hui la tête di^
corps germanique , et si Munich et Dresde sont les musées de
PAUemagne , si Vienne en est l'auberge et la promenade , Berlin
en est l'arsenal , le salon et l'université.
La monarchie prussienne a pour devise : Suiim cuiquey
mais elle s'est formée elle-même par des usurpations succes-
sives ; la conquête et la guerre l'ont créée. Les chevaliers de
l'ordre Teutonique emportèrent au xiu^ siècle la possession de
la Prusse à la pointe de l'épée ; Thorn et Marienbourg étaient
la résidence de ces terribles porte-glaives : ils prévalurent durant
trois siècles ; en 1525, la paix de Cracovie les abolit en réalité ,
et la Prusse devint un duché héréditaire sous le protectorat de
la Pologne. Un siècle après, elle appartint à la maison électo-
rale de Brandebourg ; encore un siècle après, elle devint royaume;
aujourd'hui elle est une des cinq grandes puissances de PEu-
rope : voilà comment s'élèvent les empires.
La Prusse orientale , la Prusse occidentale , le Brandebourg ,
la Silésie , la Poméranie , le duché de Posen , une partie de la
Westphalie , les états de Clèves , une partie de la Saxe , le duché
du Rhin, composent la monarchie prussienne, laborieux assem-
blage, élevé par la conquête et le temps , et toujours à la merci
des chances inconnues des temps et de la guerre.
La monarchie de Brandebourg ressemble à un de ces corps
508 REVUE DE PARIS.
élancés dont la vie jeune et irrégiilière n'a pu trouver encore
son assiette, son embonpoint et son harmonie; elle se fatigue à
toucher en même temps les bords de la Baltique et les bords du
Rhin; il est peu commode de régir à la foisDantziget Cologne;
elle le sait, aussi les conquêtes qu'elle médite ne sont pas loin-
laines; elle désire Leipsig et Dresde qui avoisinentsa capitale :
Gœttingue, Hanovre et Brunswick ne lui déplairaient pas.
En 1801, le premier consul delà république française offrait
le Hanovre à la Prusse pour prix d'une amitié sincère. La Prusse
désirait cette proie, mais sans oser la prendre En 1805, le prince
de Hardenberg avouait que la monarchie de Brandebourg épiait
toujours l'occasion d'acquérir le Hanovre, pourvu que cette
ac(piisitiou n'imprimât pas une tache à l'honneur et à la bonne
foi du roi. Frédéric-Guillaume écrivait, de son côté, qu'il nour-
rissait pour le Hanovre une affection paternelle. La Prusse,
acceptant les offre s de Napoléon , avait l'Angleterre pour enne-
mie, l'amitié de la France ; elle pouvait mécontenter la Russie,
mais elle intimidait FAutriche.
La position de la monarchie prussienne est celle-ci : que la
Russie veut s'étendre jusqu'à FOder, la France jusqu'au Rhin :
elle doit choisir entre l'alliance de Saint-Pétersbourg et celle
de Paris pour combattre Vienne.
«1 Pourquoi Canning n'était-il pas à Vienne en 1815, à la place
de Castlereagh ? écrivait en 1827 le baron de Stein ; les princes
allemands devraient cependant songer que l'indépendance de
PAllemagne vis-à-vis la Russie et la France repose surtout sur
les forces morales et matérielles de la Prusse, et ils devraient
renoncer à la misérable et dangereuse opposition qui se mani-
feste partout. Il
M. de Stein représente avec exactitude Fesprit national de la
Pi iTsse, qui sut se relever après la bataille d'iéna ; il contribua
puissamment à rétablir les vieilles franchises municipales du
royaume , et à donner ainsi au patriotisme un aliment et une
récompense ; il ligura au congrès de Vienne ; il portait à la
France une haine dont les motifs ne sauraient nous étonner ,
mais dont les emportemens sauvages choquent le goût et la
raison. L'an dernier, une publication indiscrète mit dans le
monde littéraire de PAllemagne le trouble et le scandale. M. de
Gagern, père du courageux député de Hesse-Darmstadt, publia,
REVUE DE PARIS, 509
dans les intérêts de sa vanité, des lettres et des billets confî-
denliels de M. de Slein : dès 1815, il avait brigué avec une
insistance extraordinaire riionneurderamitiédu ministre prus-
sien ; il le pressait de s'ériger en Luther de la nouvelle émanci-
pation allemande , se contentant pour sa part , disait-il , d'être
son Mélanchton. M. de Stein, moitié fatigue, moitié condescen-
dance , consentit à nouer commerce avec lui : il lui écrivait
tantôt avec abandon , tantôt avec hauteiu" ; peu à peu , en se
livrant davantage , il épancha sa contiance et sa bile dans des
lettres courtes, de petits billets, dont les phrases ont le laconisme
et la négligence d'une causerie : et voilà qu'aujourd'hui M. de
Gagern livre au public ces témoignages et ces lambeaux d'une
confiance trahie ; il les appelle sa participation à la politique
{mein Antheil an der Politik) , excitant le courroux des uns,
la gaieté des autres, et la curiosité de tous. Personne n'est épar-
gné par l'amertume de M. de Stein , pas plus le prince de Metter-
nich que M. Ancillon. Voici quelques traits qui pourront faire
connaître cet homme d'un patriotisme si âpre et d'une humeur
aristocralique si hautaine :
« La monarchie prussienne me présente dix millions d'hommes
qui ont une histoire politique, militaire, intellectuelle, et une
consistance indépendante, auxquels la Providence a donné
au xvue et au wiii^ siècle trois grands rois ; ces rois ont pro-
curé à la Prusse un présent glorieux, et ont jeté les fondemens
d'un avenir peut-être plus grand encore.... i>
N <! Le bon homme se plaint de l'universalité du service mili-
taire, je la tiens pour excellente. 11 est excellent qu'il y ait une
institution qui entretienne chez tous l'esprit guerrier , qui dé-
veloppe chez tous les qualités guerrières , et qui habitue tout
le monde aux privations, aux efforts et à l'égalité de l'obéis-
sance. i>
u La politique du prince de Melternich est frappée de para-
lysie ; il n'avait pas besoin , pour empêcher l'agrandissement de
la Russie , d'opprimer la Grèce. >
Voici maintenant le tour du prince de Hardenberg : ce bril-
lant ministre, chefd' une fa mille si riche en personnes distinguées
et spirituelles, est ici maltraité par son plus cruel ennemi.
<: Mon antipathie contre le chancelier ne repose pas sur un
fait isolé : elle a pour motifs l'aljandon de ses mœurs, qui l'en-
26.
310 REVUE DE PARIS.
traînait à de mauvaises sociétés: sa fierté, qui lui faisait écarter
des affaires tous les hommes capables et indépendans, et le por-
tait à choisir des hommes médiocres ou indignes; sa fausseté,
qui l'a toujours empêché de lier des amitiés durables ; sa pro-
digalité de la fortune publique , sa légèreté , ses connaissances
superficielles, car il ne savait rien à fond. »
<t Avez-vous lu les Extrêmes en politique d'Ancillon?
L'ouvrage ressemble à l'homme ; cela sent le prêtre , cependant
il y a de bonnes choses. )>
Je citerai des choses disgracieuses pour la France : les peu-
ples, ces nouveaux rois du monde , doivent savoir tout entendre.
it Les fanfaronnades françaises sont risibles. Si l'unité existe
en Allemagne, les Français ne seront jamais en état de prendre
la rive gauche du Rhin , comme le montre l'histoire même de
Louis XIV. A cette époque , la constitution intérieure de l'Alle-
magne était beaucoup plus faible qu'aujourd'hui; l'Autriche
faisait la guerre en Hongrie et vit l'ennemi aux portes de
Vienne ; dans le nord , la Suède appuyait la France ; la Prusse
commençait à peine à se développer ; l'Allemagne n'était pas
encore guérie des blessures que lui avait faites la guerre de
trente ans ; Louis XIV avait acheté la neutralité de Charles II et
de Jacques II Et que gagnerait la France par la possession
de la rive gauche? deux millions d'hommes de plus? N'est-elle
pas assez forte avec trente millions? »
Je demande pardon à la France des lignes que je vais citer,
mais elle est assez grande pour se donner le spectacle des injus-
tices les plus haineuses. Stein caractérise ainsi les membres de
l'opposition libérale de la restauration.
<( C'est un mélange de jacobins , de constitutionnels , de
napoléonisles , de théoriciens , tous animés par l'égoïsme , par
l'esprit d'intrigue et de mensonge, tous incapables de liberté. »
« Je ne me fie pas au bon sens et à l'intelligence pratique du
peuple français , car il est mobile , égoïste , vain, sans courage,
sans énergie politique , et n'ayant qu'une instruction superfi-
cielle. Dans la crise d'aujourd'hui (mai 1830) , il ne tiendra pas
le milieu , mais il penchera aveuglément d'un côté. »
«t La chute des Bourbons est donc accomplie ; je la trouve
tragique", non méritée L'esprit de mensonge peut seul trou-
ver quelque ressemblance entre Charles X et Jacques II. Où est
REVUE DE PARIS. 311
le furieux Jeffrles? où est la tenlalive d'opprimer l'église nationale
sous ladoininalion d'une église étrangère? ouest l'alliance avec
des rois étrangers pour renverser la constitution et la reli-
gion nationale ? où est l'argent de l'étranger reçu dans ce des-
seni
<( Je ne suis point ami de la licence du journalisme: la liberté
de la presse peut être très avantageuse pour les libraires , mais
je la crois faite pour égarer l'opinion, qui déjà trouve d'assez
détestables alimens dans les feuilles françaises. i>
u Au xvi« siècle , les paysans révoltés brûlaient , pillaient ,
détruisaient tout pour conquérir la liberté évangélique. Au xviii"
et au xix" , nous tuons , nous volons , nous faisons la guerre ,
pour la liberté et la constitution républicaine. Pauvre humanité!
toujours fustigée par les passions! toujours dans le mensonge!
Et cependant nos prêtres rationalistes certifieront en son hon-
neur qu'elle est pure du péché originel ! Voilà les vrais auxi-
liaires des jacobins, car en minant sourdement tout respect des
la religion révélée , ils ouvrent l'arène aux perturbateurs pour
s'élancer en furieux contre l'ordre légal. »
Voilà Stein ; loyal et borné , vertueux et dur , aimant ce qui
est antique, traditionnel, les coutumes particulières , les fran-
chises domestiques ; ennemi du siècle nouveau , de ses passions
et de ses idées ; poussant la haine de la France jusqu'au délire ,
et puni de cette inimitié extravagante par l'ignorance complète
des destinées et de la grandeur future du genre humain ; chagrin,
humoriste, faisant de la religion un appui des vieilles choses,
espèce de Caton l'Ancien , dont le patriotisme honnête , mais
étroit, est déconcerté par les mouvemens du monde.
Tel n'était pas le prince de Hardenberg , esprit vaste et
ouvert, aimable , vraiment noble , portant dans les affaires une
facihté brillante et toujours sereine, dans les plaisirs les restes
fougueux de l'ardeur que n'avait pas usée le travail, ayant des
incUnations naturelles pour tout ce qui était grand et beau ,
aimantla science et l'art, et cherchant le secret de diriger les
états et la vie dans l'harmonieuse satisfaction des facultés
humaines.
Le cabinet de Berlin a confié aujourd'hui les affaires extérieures
à un ministre que les lettres et la théologie ont occupé avant la
politique; M. Ancillon est toujours l'homme des tempéramensetdu
312 REVUE DE PARIS.
milieu: iltlenthonorablement sa place entre le génie et la médio-
crité; sa pliilosophie n'est pas plus décidée que sa politique; son
style n'a pas plus de vigueur que son administration; tout reste
dans une mesure honnête et convenable, toujours à l'abri de.la
force etdela grandeur.
Les vues personnelles du roi s'accommodent de la gestion
modérée de M. Ancillon ; le roi veut continuer paisiblement le
cours de sa vieillesse , et ne pas compromettre les prospérités
qui ont réparé les disgrâces de la première partie de sa vie;
heureux, justement vénéré de son peuple , il s'attache à conser-
ver les avantages acquis : ses goùls son simples et ne dépassent
pas les limites de la vie intéiieure ; sa maison , qu'il préfère à
son palais de roi , inspire , par sa nol)le modestie , une estime
profonde pour celui qui Ihabile. Le prince royal est l'objet de
beaucoup d'espérances et de conjectures: on s'épuise à le devi-
ner, il faut l'attendre sur le trône. L'habileté aux affaires humaines
ne saurait se présumer , elle doit donner d'elle-même de vivans
témoignages ; la guerre , la politique et la tribune ne connais-
sent que les succès et la puissance.
11 y a dans la vie de la Prusse une contradiction qu'il faut
saisir: c'est un état nouveau cherchant à s'appuyer sur de
vieilles mœurs. Ainsi en 1808, une ordonnance organisa le
régime municipal {Statdleordnung) ; elle établit en principe
que les intérêts municipaux seraient gérés par la bourgeoisie
elle-même, et que cette gestion serait confiée à une assemblée
de députés représentant la commune; vingt-trois ans après,
une autre ordonnance révisa la première [revùlirte Stadteord-
nung, 17 mars 18-31) , et donna beaucoup plus d'empire aux
coutumes particulières , à ce qui dans chaque ville et chaque
province se trouve différent et individuel (1). Mais la vie géné-
rale de l'état est un problême plus sérieux pour la Prusse ; voici
ses embarras :
La monarchie prussienne est composée de pièces de rapport
jointes ensemble par la conquête; le Brandebourg est le ber-
ceau et le siège de la monarchie, mais il n'en est pas le centre.
(I) Voyez dans l' Historicité poDtische zcilschrifl von Ranke,
nn travail de M. de Savigny , intitulé : Die Preussische-Staedt-
ordnnnQ.
REVUE DE PARIS. 313
Berlin est une métropole isolée qui reçoit avec orgueil les hom-
ninges de sujets lointains. La capitale est trop aux extrémités
(le la monarchie et de l'Allemagne ; dans cette position , l'unité
de l'état est tout entière dans la main d'un roi militaire. Figu-
rez-vous une tribune à Berlin , un forum , une arène qui réuni-
rait le Silésien et l'homme des bords du Rhin , l'habitant de
Mémel et celui de Clèves ; quelle collision ! La faiblesse de la
monarchie serait trahie sur-le-champ : il est de la destinée de
la Prusse si intelligente et si instruite de ne pouvoir tolérer le
gouvernement de la parole et de la liberté.
En vain le prince de Hardenberg présenta à la signature du
roi l'octroi d'une constitution représentative , il ne put triom-
pher des ajournemens de la royauté , qui n'avait pas tort dans
sa répugnance.
Chaque état a sa loi ; la Prusse est faite pour la guerre et la
science , mais non pour la tribune.
Il est impossible de tourner celte diflficulté avec plus d'art que
ne l'a fait la politique du cabinet de Berlin: le roi a créé spon-
tanément des représentations particulières qui puissent faire
oublier l'absence d'une représentation générale; par une ordon-
nance du 3 juin 1823, il établit des états provinciaux; la
propriété foncière fut la condition nécessaire pour y siéger; il
appartient à ces états de délibérer sur les objets de loi qui
intéressent chacune des provinces; ils peuvent adresser ^des
pétitions et des plaintes sur leurs affaires particulières; ils
délibèrent avec indépendance sur leurs droits et intérêts com-
munaux. 11 y a des provinces où les états se composent de
quatre états, d'autres où seulement de trois. Dans toutes les
conditions , les qualités de propriétaire et de chrétien sont
indis])ensables. Les députés sont élus pour six ans. Les
délibérations sont secrètes , mais leur résultat est rendu
public.
Le pouvoir exécutif est énergique et vigilant. L'administra-
tion centrale a toujours auprès d'elle des hommes de chaque
province, dont les indications l'empêchent de froisser par
ignorance des intérêts réels; rien n'est épargné qui puisse
ajouter à la vigueur et à l'habileté du gouvernement,
La justice est un mélange de traditions féodales et de quel-
ques imitations des institutions françaises. Le Code Napoléon
314 REVUE DE PARIS.
régit les bords du Rhin ; le Landrechtj l'intérieur de la monar-
chie.
Jamais gouvernement ne s'est montré "plus soucieux de l'in-
struction et de la science. Dans aucun autre état de l'Europe ,
l'enseignement primaire et l'enseignement supérieur ne fleuris-
sent avec tant d'éclat.
En Prusse , tous les jeunes gens sont soldats à vingt ans ;
solliciter une exemption serait courir après le déshonneur. Ceux
qui ne veulent pas poursuivre la vie guerrière restent un an
sous les drapeaux , et mêlent les exercices militaires avec les
études de leur éducation ; ils obtiennent ensuite un congé de
deux ans ; à la fin de ces trois années , on les incorpore dans la
Landwehr dupremier ban; ils y sont classés jusqu'à trente-deux
ans , époque à laquelle ils entrent dans la Landwehr du second
ban, où ils restent jusqu'à trente-neuf ans. Ainsi la Prusse a
une armée active , deux bans A€ Landwehr , et , dans une lutte
contre une invasion, la levée en masse, Landsturm ; ainsi
contre l'ennemi, elle se meut comme un seul homme , prompte,
aguerrie, ardente. Pourquoi donc les Français aussi ne
seraient-ils pas tous soldats de plein droit, par droit de nais-
sance et de courage? Qui mieux que l'enfant de la France
aime les armes et les jeux de la guerre? Voulons-nous être
invincibles contre l'Europe , bannissons de nos lois l'injurieuse
loterie de la conscription, qui semble faire du service militaire
une disgrâce; ayons, comme la Prusse, l'égalité devant les
armes ; qu'à vingt ans , tout Français connaisse l'épée , le cheva 1
et le canon ; soyons soldats pendant ces belles années delà jeu-
nesse, où la vie , dans ses impétueux élans, appelle l'homme à
tout embrasser et à tout conquérir. 11 n'est pas de hordes si
épaisses qui ne reculent devant la France en armes , comme
les Troyens devant la poitrine nue d'Achille.
Une des faiblesses de la Prusse est la pauvreté de ses finances;
aussi l'économie de l'administration est aussi sévère que la
discipline de l'armée. Les charges de l'état sont immenses. La
monarchie, dontla composition est récente, s'est trouvée depuis
dix-neuf ans dans la condition d'un ménage nouveau qui s'or-
ganise : elle est obligée de faire face en même temps aux dépen-
ses les plus. diverses ; ainsi l'université de Bonn a dû être établie
avec une rapidité dispendieuse. 11 a fallu donner à Berlin la
REVUE DE PARIS. 315
magnifience convenable à la capitale d'un grand empire ; et
le rideau de baïonnettes toujours tendu devant l'Europe cache
quelquefois réi)uiseraent sous les apparences de la force.
Sans marine, sans colonies (1) , la Prusse a imaginé d'enve-
lopper l'Allemagne dans une vaste association de douanes qui,
sous le prétexte de l'unité , mette en sa main la circulation des
produits du commerce , de l'industrie et de l'agriculture. Elle a
presque tout envahi ; elle poursuit avec persévérance auprès
des états dissidens les accessions qui lui manquent; elle demande
même à l'Angleterre son consentement pour le Hanovre, au
Danemarck pour le Holstein.
Quand le cabinet de Berlin eut commencé de concevoir sa ligue
commerciale , il joua l'Autriche avec un art infini : M. de Meller-
nich ne vit dans les propositions de la Prusse à quelques petits
états qu'une mesure de police. Depuis deux ans seulement, il a
compris que la monarchie de Frédéric poussait doucement la mo-
narchie de Marie-Thérèse en dehors de la solidarité germanique.
Au congrès de Vienne, l'empereur François ne put accepter
le titre d'empereur d'Allemagne queluidemandaient de reprendre
quelques anciennes maisons de l'empire : il n'aurait Jamais
obtenu le consentement de la puissance nouvelle qui affecte le
protectorat de l'unité allemande . 11 y a un siècle , Voltaire écrivait
à Frédéric (5aoùt 1738) : ull faut que votre altesse royale par-
donne une idée qui m'a passé par la tète plus d'une fois. Quand
j'ai vu la maison d'Autriche prête à s'éteindre, j'ai dit en moi-
même : pourquoi les princes de la communion opposée à Rome
n'auraient-ils pas leur tour? ne pourrait-il pas se trouver parmi
eux un prince assez puissant pour se faire élire ? La Suède et le
Danemarck ne pourraient-ils pas l'aider? Et, si ce prince avait
de la vertu et de l'argent, n'y aurait-il pas à parier pour lui?
Ne pourrait-on pas rendre l'empire alternatif comme certains
évêchés qui appartiennent tantôtà un luthérien, tantôt à un
romain ? Je prie votre altesse royale de me pardonner ce tome
de Mille et une Nuits. »
(1) Le prince Puckler-Muskau demande pourquoi la Prusse n'au-
rait pas de colonies , dans les mers de Chine, par exemple : H lui
<lésire aussi un Botany-Bay. Tulti frutti,i. I,pag. 198, 199.
■Stuttgardt, 1834.
316 REVUE DE PARIS.
Cum canerem reges et praelia , Cynthius aurem
Vellit et admonuit.
Aujourd'hui la monarchie de Frédéric ne considère pUis
comme un révèle projet de dominer l'Allemagne, abandonnant
au temps le soin de consommer son ouvrage et sa puissance ;
les noms des choses sont les secrets de Dieu révélés par le temps.
Le titre d'empereur est vieux; il est d'ailleurs attaché ù la profes-
sion de foi catholique, et la force de la Prusse est de représen-
ter le génie du protestantisme.
Jamais un grand empire ne s'est trouvé dans une situation plus
délicate : la Prusse a du fer et pas assez d'argent; intelligente,
elle craint la liberté; savante, elle redoute l'applicalion de la
science et des idées aux destinées humaines ; elle défend l'indépen-
dance religieuse, et poursuit de rigueurs implacables Tindépen»
dance politique; elle est pressée entre l'Autriche, la Russie et la
France; du fond du Brandebourg, elle pousse aujourd'huises fron-
tières presquejusqu'aux portes de Metz: cette position la fait incli-
ner à l'amitiéde la Russie, elle ne s'aperçoit pas que Saint-Péters-
bourg est plus menaçant pour Berlin que Paris. Cependant elle n'a
pris surrien encore un parti irrévocable; mais cette démocratie
mditaire ne saurait vivre long-temps sans une direction décidée
et sans un grand homme.
Les bords du Rhin semblent devoir être entre la Prusse et la
France un débat éternel. Le Rhin fait l'orgueil de l'Allemagne,
et sur l'une et sur l'autre rive , l'histoire et la civilisation ger-
manique ont semé d'elles-mêmes de vivans témoignages.
Nous sommes médiocrement touchés de la théorie des limi-
tes naturelles tracées par les fleuves et les montagnes: les con-
figurations du sol et du climat peuvent être un indice de la
vérité politique, mais ne la font pas. Sans nier que la nature
semble inviter l'empire de France à se prolonger jusqu'à la
rive gauche du Rhin , nous aimons mieux chercher dans l'inté-
rêt et l'esprit des peuples la raison de ce qui doit être.
Il faut avouer que les villes rhénanes portent sur le front
l'empreinte du génie germanique. Ainsi Cologne, celte colonie
romaine, attestant son origine par un magnifique débris de
temple anti^pie dont elle a fait un hôtel-de-ville, jetait au moyen-
REVUE DE PARIS. 317
âge le double éclat de la religion et du commerce; elle conte-
nait cent cinquante mille liabitans et deux cents églises; com-
merciale et catholique , elle était la plus illustre cité de l'Alle-
magne et méritait ce dicton: Qui n'a pas vu Coiogue, ne con-
naît pas la Germanie ; gt»' non vidit Coloniam, non vidit
Germaniam. Aix-la Chapelle retient encore dans ses souvenirs
tout l'orgueil de l'empire ; elle offre à l'adoration du monde le
tombeau du grand Karl, Carolo magno,el dans sa fierté
semble tenir pour indifférent d'appartenir aujourd'hui à la pa-
trie de Napoléon ou A celle de Frédéric.
Mais si les traditions du passé sont germaniques , l'esprit
nouveau des provinces rhénanes ne reste pas immobile sous
leur charme. Voici la situation: le Rhin n'est pas enfermé dans
un empire ; mais il sépare deux nations. Les bords du Rhin ne
peuvent s'appartenir à eux-mêmes ; les provinces de la rive
gauche , nous ne voulons point parler ici de la rive droite ,
doivent être de grandes municipalités fleurissant sous le pro-
tectorat d'un grand état. Quel sera ce protectorat ? celui de la
France, ou celui de la Prusse ? celui de Paris, ou celui de
Berlin ? Voilà la question.
Sur les bords du Rhin les réminiscences de l'histoire, les
habitudes de la religion , les méthodes de la science sont alle-
mandes ; mais la législation , les idées poUtiques et positives ,
sont françaises. La Prusse a dû respecter l'influence du Code
Napoléon, comme nous devrions à notre tour respecter et
cultiver les traditions de la science allemande qui fleurità Bonn.
Cologne , qui ne compte aujourd'hui que soixante-quatre mille
habitans, incline à la liberté et à l'indépendance , et les rencon-
trerait mieux du côté de la France que du côté de la Prusse,
trêves aime peu la domination protestante de Berlin, et croirait
respirer plus librement sous une influence catholique. La Prusse
a voulu établir sur les bords du Rhin le règne moral de la science
et du protestantisme germanique: le 18 octobre 1818 . anniver-
saire de la bataille de Leipsig, elle a fondé l'université de Bonn;
mais elle a été contrainte de la partager entre la foi catholique
et la foi de Luther. De même , au milieu de ses soins pour ral-
lumer le fanatisme allemand , elle a été forcée de laisser debout
la foi française.
Les peuplesdeln rive gauche n'aimentni nehaïssenlla France
27
318 REVUE DE PARIS.
et la Prusse pour elles-mêmes; mais elles désireront Tamitié
de la puissance la plus bienfaisante. Il serait insensé de faire de
la conquête des provinces rhénanes le but unique d'une guerre,
et de vouloir administrer Cologne et Aix-la-Chapelle comme
une ville de Champagne ou de Normandie. Hormis Landaw,
Sarrlouis , et Sarrbruch , anciennes possessions françaises , la
France ne doit rien demander qu'aux intérêts positifs des po-
pulations riveraines. Qu'elle se relève elle-même de l'abaisse-
ment de sa politique ; qu'en s'abandonnant au cours heureux
de ses qualités naturelles, elle se montre bonne, vaillante,
humaine, désintéressée, alors elle verra venir les peuples à elle ;
ce n'est pas une condition malheureuse que la protection de la
France. Les peuples de la rivegauche pourront trouver un jour
plus de douceur et de félicité à reconnaître la suzeraineté de
Paris que celle de Berlin.
Entre la Prusse et la France, il y aura nécessairement une
émulati on ardente. A qui la palme de la civilisation et de l'intel-
ligence ? à qui un jour le prix du combat ? On peut dire de la rive
du Rhin comme de la succession d'Alexandre : Ju plus digne.
La grandeur de la Prusse , s'accomplissant dans ses voies na-
turelles , ne saurait répugner à la France. Si les stipulations du
congrès de Vienne n'eussent point amené la Prusse sur les bords
du Rhin, nous n'aurions pas géographiquement de raison pour
la combattre. Puisque la monarchie prussienne aspire à s'élever
de plus en plus comme la têle du corps germanique , elle doit
chercher à s'enraciner au milieu de l'Europe, et non pas à se
prolonger dans des extrémités qu'elle ne pourrait pas toujours
défendre. Elle doit représenter la race allemande entre la race
slave et la race romano-celte.
La vraie politique consiste dans l'obéissance à la nature des
choses. Les petits états sont les satellites nécessaires des grands
empires. La Saxe incUne à la domination prussienne inévitable-
ment , et Dresde un jour doit obéir à Berlin, La même cause en-
traînera le Hanovre.
La même cause doit, dans l'avenir, investir la France de la
Belgique, et Bruxelles doit dépendre de Paris, comme Dresde de
Berlin. La Belgique est une province fertile , connaissant les
prospérités de la vie civile et matérielle , mais ne pouvant ob-
tenir seule refficacité de la vie politique. Elle a besoin de tenir
REVUE DE PARIS. 319
à un autre corps ; la Hollande ne lui convient pas : lier ensem-
ble Bruxelles et Amsterdam, c'est en vérité attacher un quadru-
pède à un poisson. Mais la France offre naturellement son protec-
torat à un pays qui parle sa langue et se nourritde sa littérature.
Le lion de Waterloo n'est point un obstacle éternel à ce que
la France attire la Belgique ; on peut le renverser. Waterloo a
été l'épilogue pathétique d'une lutte de vingt années où tour à
tour la France a défendu et sacrifié la liberté, où elle a secouru
et opprimé l'indépendance des peuples, où les principes de droit
et de justice finirent par se confondre et se déplacer violemment.
Si de nouvelles guerres s'entamaient, la cause en serait claire
à tous , et jamais les hommes ne se seraient battus avec pUis de
réflexion. Quant à la fortune , puisqu'elle a souvent protégé les
folies de notre gloire, pourquoi refuserait-elle ses faveurs à
l'excellence de notre droit ?
L'Allemagne est assise au milieu de l'Europe ; elle a pour elle
l'antiquité des souvenirs, la force dans le présent, et un avenir
obscur dont les ténèbres se dissiperont à la lumière d'une gloire
inconnue. La Prusse lui prête la puissance acérée de l'épée,
l'Autriche les traditions de l'empire des Césars , la Saxe la foi
vivante de la réforme , la Bavière la poésie d'un catholicisme
presque italien. Nouvelle avec la monarchie de Frédéric, anti-
que par les successeurs de la maison de Hapsbourg, protestante
avec Luther , catholique avec Munich et le Tyrol , l'Allemagne
a tous les aspects. Déjeunes monarchies constitutionnelles s'ef-
forcent de se développer dans son sein ; les duchés et les princi-
pautés travaillent à retenir leur importance individuelle ; quatre
villes, reste de l'ancienne Hanse, et qu'on appelle encore libres,
représentent, comme dans la Grèce antique, l'opulence indé-
pendante du travail et du commerce : cependant l'Autriche cher-
che à retenir la nation sur le penchant du siècle; la Prusse, se
trompant de mission et de devoir, veut , de son côté , enfermer
la liberté dans le cercle de la métaphysique et de la religion.
C'est avec ces forces et ces dispositions entre le passé et l'ave-
nir , entre la Russie et la France , entre le Rhin et l'Oder, que
l'Allemagne féodale et métaphysique, morcelée et vivante,
idéaliste, rêveuse, jeune, pleine d'espoir et de vigueur , cher-
che la loi de ses destinées et de sa grandeur. Lerminier.
{Extrait de la Revue des Deux-Mondes.)
LUCIE.
ÉLÉGIE,
Mes chers amis , quand je mourrai ,
Plantez un saule au cimetière.
J'aime son feuillage éploré ;
La pâleur m'en est douce et chère ,
Et son ombre sera légère
A la terre où je dormirai.
Un soir, nous étions seuls ; j'étais assis près d'elle.
Elle penchait la tête, et sur son clavecin
Laissait, tout en rêvant, flotter sa blanche main.
Ce n'était qu'un murmure ; on eût dit les coups d'ai le
D'un zéphyr éloigné glissant sur des roseaux,
Et craignant en passant d'éveiller les oiseaux.
Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques
Sortaient autour de nous du calice des fleurs.
Les marronniers du parc et les chênes antiques
Se berçaient doucement sous leurs rameaux en pleurs.
Nous écoulions la nuit ; la croisée entr'ouverte
Laissait venir à nous les parfums du printemps ;
Les vents étaient muets ; la plaine, était déserte ;
Nous étions seuls, pensifs , et nous avions quinze ans.
Je regardais Lucie.— Elle était pâle et blonde.
Jamais deux yeux plus doux n'ont du ciel le plus pur
Sondé la profondeur , et réfléchi l'azur.
Sa beauté m'enivrait ; je n'aimais qu'elle au monde.
REVUE DE PARIS. 321
Mais je croyais Taimer comme on aime une sœur ,
Tant ce qui venait d'elle était plein de pudeur !
Nous nous tftnies long-temps ; ma main toucliait la sienne.
Je regardais rêver son front triste et charmant ,
Ft je sentais dans l'ame, à cliaque battement ,
Combien peuvent sur nous , pour guérir toute peine ,
Ces deux signes jumeaux de paix et de bonheur ,
Jeunesse de visage , et jeunesse de cœur.
La lune , en se levant dans un ciel sans nuage ,
D'un long réseau d'argent tout à coup l'inonda.
Elle vit dans mes yeux resplendir son image ;
Son sourire semblait d'un ange ; elle chanta.
Elle chanta cet air qu'une fièvre brûlante
Arrache , comme un triste et profond souvenir ,
D'un cœur plein de jeunesse et qui se sent mourir ;
Cet air qu'eu s'endormant Desdemona tremblante ,
Posant sur son chevet son front chargé d'ennuis ,
Comme un dernier sanglot soupire au sein des nuits.
D'abord ses accens purs , empreints d'une tristesse
Qu'on ne peut définir , ne semblèrent montrer
Qu'une faible langueur, et cette douce ivresse
Où la bouche sourit , et les yeux vont pleurer.
Ainsi qu'un voyageur, couché dans sa nacelle.
Qui se laisse au hasard emporter au courant ,
Qui ne sait si la rive est perfide ou fidèle ,
Si le fleuve à la fin devient lac ou torrent ;
Ainsi la jeune fille , écoutant sa pensée,
Sans crainte , sans effort, et par sa voix bercée ,
Sur les flots enchantés du fleuve harmonieux
S'éloignait de la rive en regardant les cieux.
Déjà le jour s'enfuit ; le vent souffle ! silence !
La terreur brise, étend, précipite les sons ;
Sous les brouillards du soir le meurtrier s'avance ,
Invisible combat de l'homme et des démons !
27
3â2 REVUE DE PARIS.
A l'action, lago l Cassio meurt sur la place.
Est-ce un pêcheur qui chante? est-ce le vent qui passe?
Écoute, moribonde! il n'est pire douleur
Qu'un souvenir heureux dans les jours de malheur.
Mais lorsque au dernier chant la redoutable flamme
Pour la troisième fois vient repasser sur l'arae
Déjà prête à se fondre, et que, dans sa frayeur,
L'enfant presse en criant sa harpe sur son cœur...
La jeune fille alors sentit que son génie
Lui demandait des sons que la terre n'a pas ;
Soulevant jusqu'à Dieu des sanglots d'harmonie.
Mourante, elle oubliait l'instrument dans ses bras.
0 Dieu ! mourir ainsi, chaste et pleine de vie ?...
Mais tout avait cessé, le charme et les terrc-urs.
Et la femme en tombant ne trouva que des pleurs.
Pleure, le ciel te voit f pleure, fille adorée f
Laisse une douée larme au bord de tes yeux biens
Briller et s'écouler comme une étoile aux cieux F
Bien des infortunés dont la cendre est pleurée
Ne demandaient, pour vivre et pour bénir leurs maux ,
Qu'une larme, — une seule ! — et de deux yeux moins beaax ?
Fille de la douleur , harmonie f harmonie f
Langue que pour l'amour inventa le génie F
Oui nous vint d'Italie, et qui lui vint des cieux !
Douce langue du cœur, la seule où la pensée y
Cette vierge craintive, et d'une ombre offensée.
Passe en gardant son voile , et sans craindre les yeux ?
Qui sait ce qu'un enfant peut entendre et peut dire ,
Dans tes soupirs divins nés de l'air qu'il respire.
Tristes comme son cœur, et doux comme sa voix '•*
On surprend un regard, une larme qui coule;
Le reste est un mystère ignoré de la foule ,
Comme celui des flots, de la nuit et des bois !
Nous étions seuls, pensifs ; je regardais Lircie.
L'écho do sa romance en nous semblait frémir.
REVUE DE PARIS. 325
Elle appuya sur moi sa tète appesantie...
Sentais-tu dans ton cœur Desdeniona gémir,
Pauvre enfant ? Tu pleurais ; sur ta bouche adorée
Tu laissas tristement mes lèvres se poser,
Et ce fut ta douleur qui reçut mon liaiser.
Telle je t'embrassai, froide et décolorée,
Telle deux mois après tu fus mise au tombeau.
Telle, ô ma chaste fleur, tu t'es évanouie.
Ta mort fut un sourire aussi doux que ta vie.
Et tu fus rapportée à Dieu dans ton berceau.
Doux mystères du toit que l'innocence habite,
Chansons, rêves d'amour, rires, propos d'enfant.
Et toi , charme inconnu dont rien ne se défend,
Qui fit hésiter Faust au seuil de Marguerite,
Candeur des premiers jours, qu'êtes-vous devenus ?
Paix profonde à ton arae, enfant ! à ta mémoire !
Adieu! ta blanche main sur le clavier d'ivoire
Durant les nuits d'été ne voltigera plus...
Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière ,
J'aime son feuillage éploré ,
La pâleur m'en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
A la terre où je dormirai.
Alfred de Musset.
( Extrait de la Revue des Deux-Mondes.)
Cljrantque*
- THÉÂTRES. — COMÉDIE-FRANÇAISE. — Lc succès du bcau drame
d'AivGELO suit une marche de progression. Tout ce que Paris
renferme de gens sensibles aux émotions d'art et aux effets
dramatiques veut voir réunis les beaux talens de M"« Mars, de
jlmo Dorval et de Beauvallet. La dernière recette s'est élevée à
5,000 francs. C'est un chiffre effacé depuis long-temps sur
les livres de compte du Théâtre-Français. La direction est heu-
reuse d'êtie ainsi préparée contre le malheur inévitable qui va
fondre sur elle. M. G. Drouineau, sorti de son tombeaut;omme
une nonne du troisième acte de Robert , va bientôt mettre en
répétition son funèbre Don Juan d'Autriche.
Espérons que M. Drouineau vivra long-temps encore ; mais
espérons que son'drame mourra , et qu'une fois mort , il ne vou-
dra pas revivre. On reçoit dans la société un homme ressuscité,
mais on siflle au théâtre un mauvais drame revenant.
— PALAIS-ROYAL. — VAUDEVILLE. — LES CROIX D'OR. — QUC
les phénomènes du vaudevillisme sont variés ! Voilà une pluie
de croix </'or qui vient inonder nos théâtres , comme il tombe
ici des pierres détachées de la lune , là une pluie de grenouilles ,
ou une pluie de feu , ou une pluie de sauterelles. Par <iuelle
simultanéité sympathique douze ou quinze hommes lisent-ils
le même soir , à la même heure , le même livre , avec la même
préméditation ? Comment se fait-il qu'un livre assez ignoré ,
l'if DE cROissEY, par M. Maurice Saint-Aguet, soit tombé en
même temps aux mains de MM. Brasier et Mélesville, de
MM . Bayard et Gabriel, queles acteurs des deux théâtres aient mis
leur mémoire au pas , et qu'à huit heures sonnantes , aux deux
théâtres , le phénomène se soit déclaré ? Sachez que le déluge
REVUE DE PARIS. 3âS
des croix d'or n'est pas fini : vous pouvez rester dans votre
arche ; les l'ariétés , Y Opéra lui-même vont être submergés ;
c'est une pluie qui va durer quarante jours comme celle de saint
Médard : tous les vaudevillistes vont cracher des croix d'or
comme les dragons du grand bassin de Versailles vomissent de
l'eau de Marly. Pour en finir avec cette métaphore et en pren-
dre une autre , une quantité de vaudevillistes de Paris viennent,
dit-on , de s'atteler sur le roman de M. de Saint-Aguet.
Tous les systèmes d'attelage ont été employés : l'attelage à
deux , c'est-à-dire , quand les deux auteurs ont un égal degré
d'intelligence ;/a demi-daumont , quand un des deux est plus
fort , plus ardent que son camarade , et devient le porteur ;
l'arbalète représente deux vaudevillistes dont l'un , qui est dans
les brancards, a faille plan, le canevas du dialogue , tandis
que l'autre a rimé les couplets , fait les démarches auprès des
théâtres et la cour aux actrices ; l'attelage à quatre devient assez
rare , l'attelage à trois plus fréquent ( dans ce dernier le sous-
verge ne fait rien ) : il reste peu d'exemples d'un vaudevilliste
attelé tout seul, en demi-fortune. Il n'y a que M. Scribe qui ait
les reins assez forts pour s'y prêter, et la plupart du temps il
prend un vaudevilliste de renfort. Peu nous importe, au reste,
si l'équipage marche et roule bien. Le fait est que les deux cas
de croix dor observés jusqu'ici ont été heureux, et qu'un suc-
cès parallèle les a accueillis : si bien qu'une seule analyse peut
servir à tous deux. En 1813, un conscrit met la main sur le n° 1,
il va partir ; car dans ce temps-là on partait avec tous les nu-
méros, à plus forte raison avec le numéro 1. Sa sœur désolée
dit qu'elle donnerait sa main à celui qui remplacerait son frère,
et, pour gage de cette promesse, elle offrirait au remplaçant sa
croix d'or.
Un jeune homme qui entend ce vœu sans être vu trouve le
marché excellent , se fait remettre la croix d'or par le sergent
auquel Catherine l'a remise , et part le sac sur le dos. Au bout
de deux ans , un officier vient habiter le village de Catherine ,
et se fait aimer d'elle. Mais à quoi bon ? sa foi est engagée ; elle
ne livrera son cœur et sa main que sur le vu de sa croix d'or.
N'est-ce que cela? l'officier est le propriétaire de cette croix
d'or ; mais il ne la possède plus. Blessé à mort , il l'a confiée au
vieux sergent qui vient confirmer cette version , et rendre à sou
S26 REVUE DE PARIS
capitaine cette croix d'or, lettre de change symbolique , dont
le prix est Catherine. Dès la seconde scène, la conclusion de
cette historiette est prévue. L'intérêt consiste dès-lors dans les
détails ; ils sont également spirituels , également attachansdans
les deux croix d'or , comme ils le seront au même degré dans
celles qui vont nous arriver. Un amateur qui voudra se mettre
au courant fera bien de mettre le matin, dans un chapeau, le
nom des théâtres enrichis àe croix d'or, et de tirer au sort
celui qui sera honoré de sa présence ; il aura partout une Ca-
therine , un conscrit , un remplaçant et un vieux sergent qui
s'appellera Austerlitz, Marengo, TVagram ou Lodi.
LES RUINES.
J'étais auprès de toi , la main pressait ma main. . .
Nous marchions lentement vers ces hautes murailles
Qu'éveillait autrefois le clairon des batailles ,
Et dont le pâtre seul sait encor le chemin.
Je prêtais à ta voix une oreille attentive ,
Car elle avait des sons doux et mystérieux.
Comme le flot d'été qui caresse la rive ,
Comme le jour qui luit dans l'azur de tes yeux.
Vu voulus visiter l'église solitaire
Où, dans tes jours de deuil, seule avec ta douleur ,
Tu venais , fléchissant le genou sur la pierre ,
Verser aux pieds du Christ les chagrins île ton cœur.
Là s'élevait pour toi le marbre funéraire
Qui couvre de son ombre un gazon consacré ;
El je vis ton regard se baisser vers la terre
Sur ces restes si chers à ton cœur déchiré.
•( Mon père \ .... disais-tu , c'est ici qu'il sommeille ,
n Mais son ame est au sein de son divin sauveur :
i> Je le vois dans les cieUx qui pour moi prie et veille ;
» La paix demi il jouit redescend dans mon cœur. >»
REVUE DE PARIS. 327
Cependant le soleil poursuivait sa carrière ;
L'oiseau volait aux bois et l'abeille à ses fleurs ;
Mais à ce doux tableau tu voilais ta paupière ,
Et je sentais mes yeux se mouiller de tes pleurs.
Bientôt ton pied sur la colline
Gravit l'humble sentier qui fuit ,
Tourne , serpente et se dessine
Comme un ruisseau que l'œil poursuit.
Nous marchons, puis marchons oncore
A l'ombre des vieux châtaigniers ,
Qu'un rayon de pourpre colore
Reflété sur les verts noyers.
Près de nous la source sonore
Descend la pente des coteaux ,
Et dans les airs elle évapore
La blanche écume de ses eaux.
Mais ton pied glisse sur la pierre ,
Et ton bras, ô mon doux fardeau ,
S'enlace au mien comme le lierre
Se prend aux branches de l'ormeau.
Hâtons-nous, car l'ombre s'allonge,
Et déjà sur le mont lointain
Le soleil s'abaisse , et se plonge
Dans un océan de carmin.
Un pas encor, le terme est proche :
Redresse-toi , charmant roseau ;
Déjà tu touches à la roche
Où s'assied l'antique château.
Les voilà , ces débris d'un âge poétique ,
Siècles retentissaus de combats et d'amour :
Voilà le seuil massif et le large portique
Que gardait dans la nuit le soldat au pas lourd.
REVUE DE PARIS.
Voici le mur croulant qui charme l'œil des peintres.
Et la tour octogone avec ses noirs créneaux ,
Ses balustres rompus, ses ogives , ses cintres ,
Et le jet vigoureux de ses hardis arceaux.
Voici le marbre usé de la chapelle sainte
Qui vit les pleurs d'amour en secret épanchés :
0 vous qui les versiez, voici l'étroite enceinte
Où pour un long sommeil vous vous êtes couchés.
Fiers barons endormis, mon esprit vous évoque :
Debout, varlets, servans, pages et chevaliers ;
Vous qui portiez le casque, ou la plume, ou la toque ;
Debout, faucons criards , et vous , ardens coursiers !
Debout, ô vous surtout, aux yeux bleus, au cœur tendre,
Vous, l'honneur de ces murs , et qui dormez aussi ,
Châtelaine timide, et qu'amour ne peut prendre
Qu'après un long servage et demandant merci.
Emplissez ces paliers, peuplez ces cours désertes,
Redescendez encor dans la salle au festin...
Quoi ! déjà refermer vos tombes enlr'ouverles !...
Minuit n'a pas pourtant sonné dans le lointain..
Restes forts et superbes ,
Ainsi , planant sur vous ,
,1e rêvais dans vos herbes
Assis à ses genoux.
Le flot de ma pensée
Allait et revenait ,
Comme l'onde bercée
Sur le bord qui lui plaît.
La brise de la plaine
Jouait dans ses cheveux ,
Et de sa douce haleine
iXous caressait tous deux.
REVUE DE PARIS. 329
Pensive et recueillie,
Elle me regardait.
Et la mélancolie
Dans son cœur descendait.
Mais déjà venait l'heure
Où, noyé dans ses feux ,
L'astre du jour effleure
L'occident radieux.
Alors nous nous levâmes ,
Et tous deux lentement
A regret nous quittâmes
L'antique monument.
Puis, tournant la colline
Qui dérobe à nos yeux
Le lac où se dessine
L'image de ces lieux ,
Nous cherchons une place
Sur cet étroit plateau
D'où le regard embrasse
Tout un monde nouveau.
Quel merveilleux tableau se déroule à ma vue !
Çu'il étonne mon ame , et qu'il parle à mon cœur !
Une terreur secrète y descend imprévue ,
Et l'incline au Seigneur.
Oui, c'est bien là ton œuvre , architecte sublime !
Ta main s'ouvrit ici sans mesurer ses dons :
Ta puissance se lit sur le front de l'abîme ,
Ta gloire sur ces monts !
Ta bonté sur ces champs , ta grâce sur ces rives ,
Car tu n'as pas voulu la crainte sans l'amour ;
Et pour qu'en nous, Seigneur, tu régnes et tu vives ,
Après ta nuit, ton jour.
TOME V. 28
330 REVUE DE PARIS.
Mais dans ton œuvre immense en vain tout te proclame..
Vois, Elvire, ces monts, ces champs, ces bois, ces ci eux ,
Ils seraient morts pour moi sans la céleste flamme
Qui s'allume à tes yeux !
C'est elle qui là-bas empourpre ces nuages,
Qui jette ses reflets sur ces prés et ces eaux ,
Qui dore ces guérets, argenté ces rivages.
Et se mire à leurs flots.
C'est elle , quand l'aurore a déchiré ses voiles ,
Qui brille au firmament sur son front radieux;
C'est elle qui , la nuit, étincelle aux étoiles ,
Et scintille à mes yeux.
Partout, sur ces rochers, ces vallons, ces collines ,
Du flambeau qui me luit tu fais jaillir les feux ;
Partout, astre charmant, partout où tu t'inclines
Sur ce cœur amoureux !
Ferdiivand de Wegmann ,
(de Genève).
VARIÉTÉS. — VAUDEVILLE. —, LE PÈRE GORIOT. — DcS dCUX
PÈRES Goriot, un seul a survécu, celui des Variétés. Le Vaude-
ville a égorgé le sien d'assez bonne grâce ; aussi n'en parlerons-
nous que pour faciliter un rapprochement. Sur tous les deux, il
est une chose utile à dire, c'est qu'il était impossible de faire une
bonne pièce de théâtre avec le roman si vrai de M. de Balzac.
L'amour du père Goriot pour ses filles est tellement idéal qu'il a
besoin d'être expliqué à l'aide des développemens les plus éten-
dus , et que l'auteur a dû recourir à des efforts de psychologie
incroyables. Si vous supprimez un seul des anneaux de cette
chaîne de dévouement , tous les autres dévouemens deviennent
des folies dignes de pitié. Or, la scène en vit pas de monologues,
de méditations, de syllogismes, mais de mouvement, d'action ;
alors il faut bouleverser le Père Goriot de M. de Balzac, faire
ici de Vautrin un honnête homme, là du père Goriot un père
REVUE DE PARIS. Ô31
qui a encore 500,000 francs , ce qui n'est plus d'un vrai père
(.îoriot; lui ôter une fille comme au Vaudeville, lui en donner
une troisième comme aux Variétés , total : quatre pour deux
théâtres, l'un portant l'autre, ce qui revient au même.
Il est de si mauvais goût d'insister sur les fautes des gens qui
les confessent , que nous laissons dormir en paix le Goriot de
MM. Ancelot et Paulin , dans lequel on remarquait une volonté
assez formelle d'oublier la composition du livre. Il n'y a plus à
s'occuper que du Goriot de la raison sociale Théaulon , Jairae
et Comberou»se , qui s'est mieux trouvé d'une imitation plus
servile. Outre la haroime et la comtesse , ce Goriot a donc une
fille naturelle qu'il a abandonnée, pour laipielle il tient en ré-
serve un caj)ital de 500,000 francs , et que Vautrin a recueillie,
Vautrin , qui sait le prix d'un pareil secret, ne veut le lâcher
qu'à bon escient. Il propose donc à Raslignac d'épouser une dot
de 500,000 francs, moyennant une remise de 100,000; mais
Rastignac refuse ses offres , parce qu'il est amoureux d'une pe-
tite fille qui est précisément l'enfant naturel du père Goriot et
l'héritière que Vautrin voulait escompter. Mais le mystère de
cette naissance se révèle; la réalisation des espérances de Ras-
tignac s'opère gratuitement : il n'en coûte pas un sou au jeune
amoureux , il n'en revient pas un liard à Vautrin. Celui-ci , ne
pouvant empêcher la reconnaissance du père et de l'enfant,
vient lui-même la précipiter, en se posant comme honnête
homme, u Je suis volé, dit-il ; j'ai fait une bonne action, n
Le seul reproche qu'on puisse faire à l'ouvrage de M. Théau-
lon, c'est de ne rien apprendre de nouveau : on connaît tous
ses personnages, déjà on les a vus agir; on se rappelle la pein-
ture si fidèle de la pension bourgeoise , on a médité sur le Père
Goriot et son terrible abandon, admiré l'affreuse poésie de
Vautrin. A cela près qu'elle n'apprend rien, n'invente rien,
cette pièce est spirituelle , bien conduite , et surtout fort ap-
plaudie. Si le roman de M. de Balzac n'existait pas , ce serait un
petit chef-d'œuvre : si les éloges circulaires de l'administration
des Variétés n'avaient pas fait dire à tous les journaux que Ver-
net, comme père Goriot, était aussi beau que Bouffé comme
PÈRE Grandet, nous aurions été heureux de faire ce rapproche-
ment, qui est juste et vrai : Vernet est admirable!
332 EVUE R DE PARIS.
— P0RTE-SAIM-3IARTI> — CROMWELI, ET CHARLES I^' , par M. '
Cordelier Delanoue. — On a fait à M. Cordelier le reproche d'avoir
aiidacieiisement massacré rijistoire. On lui aurait à aussi bon
droit fait le reproche de l'avoir servilement copiée. M. Cordelier
n'a commis qu'une faute, celle de faire ce drame , parce qu'il ne
renfermait aucun germe d'intérêt, aucun élément d'action. La
grande réforme d'Angleterre n'est pas un coup de main , un
mouvement populaire, ou le dénoûment d'une conspiration dont
les incidens peuvent se ramaser dans un petit cercle , et qu'un
auteur peut tenir danssa main, pour les disposer dans un nombre
d'actes convenu. Préparée de loin, elle a marché à petits pas,
procédé par des effets graduels , éclaté à coup sûr; bien différente
de ces insurrections dont le sort se joue dans une bataille. La
vie de Charles l" n'a pas été en sûreté la veille du jour où il fut
décapité. Sa tête, long-temps disputée, n'est tombée que devant
un arrêt formulé depuis long-temps , et dicté à la chambre des
communes par l'influence calme et méditative d'Olivier Cromwell;
et comme on ne peut au théâtre alourdir un fait d'histoire par des
préparations pohtiques et des considérations sociales sur l'état
des esprits d'un peuple ; comme il faut , au théâtre , écouter la
voix du public, qui vous dit sans cesse: n Parle si tu veux ; mais
marche en parlant, )> il n'y a pas l'étoffe d'un drame dans cet
épisode de l'histoire d'Angleterre , qui s'est accompli avec des
préparations lentes et insaisissables. M. Cordelier a obéi sans s'en
douter, ou en la reconnaissant, à cette nécessité, et dès lors il
s'est jeté dans l'invention; et comme l'invention, en général, est
chose diffiicile, il n'a trouvé à sa disposition que les moyens vul-
gaires de la mise en scène , pour racornir la figure de Cromwell
et la faire entrer à grands efforts dans le petit espace de ses actes.
On ne fait jamais injure au public en le croyant ignorant;
c'est uneprécaution utile : à tout prix il faut lui donner l'origine
et la fin d'un personnage, et quand on ne peut l'initier aux
commencemens ténébreux de la vie de Cromwell , on fait comme
M. Cordelier de la Noue , on ment à l'histoire , pour le faire
entrer de piano sous des formes saisissantes dans le cadre drama-
tique. Le Cromwell de M. Delanoue se présente chez Strafford ,
ministre de Charles î", pour vendre à l'homme d'état sa personne,
sa conscience , sa plume ou son épée selon qu'on voudra faire de
Uii un libelliste gagé, un évêque ou un capitaine. Strafford mé-
REVUE DE PARIS. 553
connaît la portée de cet esprit et n'attache aucun prix à la con-
quête d'Olivier , qui dès-lors va porter dans la chambre des
communes toutes les ardeurs de son ressentiment. Avant d'être
êconduit complètement par le ministre, il reste cinq minutes
dans son cabinet , pendant que celui-ci est appelé ailleurs par
un message important. Comme cescinqminutessontemployées!
Charles h""", entrant dans le cabinet de Stralford, voit Olivier
assis et occupé devant un bureau , et ne doutant pas que ce ne
soit un secrétaire intime de son favori, il le charge de porter
une proclamation de la plus haute gravité : Olivier sort avec
cette pièce et s'en va la porter à la chambre des communes.
Voilà Charles ]•=■■ posé conmie un roi de la plus haute imbécil-
lité : quel moyen ! A paitir de ce moment , la vie de Cromwell
marche à grands pas , arrêtée çà et là par quelques incidens du
plus mauvais goût, par une fille séduite , par une tante bavarde
et grossière qui veut le faire arrêter ; situation déplorable et
burlesque dont il se tire par une farce de Scapin , et comme un
Lovelace de mansarde. StrafFord est condamné à mort; le peuple
demande sa tête , et comme Charles I®"" veut user de son droit
de grâce , Cromwell force Charles !<"■ à donner la tête de son
favori. Après le favori vient le roi. Car les i)euples sont ainsi
faits : ils prennent goût au sang ; et cette ivresse leur dure
long-temps. Il est parfaitement avéré que la mort de Charles !«•■
est l'œuvre méditée de Cronnvell; mais pour rendre son héros
intéressant, peut-être pour en faire un symbole populaire,
M. Delanoue veut absolument qu'il soit généreux, et qu'il
tâche de sauver les jours du roi , après avoir fait périr son mi-
nistre responsable : lorsque le roi d'Angleterre est conduit au
supplice, Cromwell est en scène , et quand la hache a résonné
sur le billot , le protecteur se frappe le front en signe de deuil.
A l'instant même , quatre hommes apportent le cadavre royal
dans un cercueil de velours noir.
Cette imitation animée du tableau de M. Delaroche est d'une
puérilité impardonnable, et classe l'ouvrage de M. Delanoue
dans la catégorie des drames lithographiques représentés chez
Franconi. Après avoir défiguré l'histoire, M. Delanoue a défi-
guré le langage de chacun. Au lieu de nous lendre les illumi-
nations puritaines et les folies bibliques de l'époque, il a prêté
à ses personnages des vues, des idées et un style de ce temps-ci.
534 REVUE DE PARIS.
Tout l'ouvrage est écrit dans ce jargon démocratique et soi-
disant progressif qui nous inonde, sous forme de pamphlets,
de journaux, de livres et de drames. Les acteurs ont joué comme
des acteurs de la Porte-Saint-Marlin , avec cette uniformité d'in-
tonation, ce déhanchement , ce dél)it saccadé qui les rend tous
également bons ou également mauvais : on ne saurait dire
lequel des deux. Jemma, Lockroy , Mélingue, personne ne peut
les distinguer, tant ils affectent de se ressemiiler , de s'emprunter
des gestes et des inflexions de voix, dont aucun plus qu'un
autre n'est le créateur. L'habitude de dialoguer ensemble a
nivelé leur intelligence et harmonisé leur diapason , à ce point
que la couleur de leurs hal)its peut seule les faire reconnaître,
la pièce de M. Cordelier-Delanoue se compose de cinq actes avec
un prologue, autrement dit, six actes. Le prologue, c'est le dé-
cime de guerre exigé en sus de l'impôt, et qu'on ne paie pas moins.
LAURE.
Laure, ma belle enfant, vous demandez pourquoi
Ce nom, quand je l'entends, me trouble malgré moi;
Et votre mère alors , feignant quelque mystère ,
En souriant tout bas, vous gronde et vous fait taire;
Car votre mère est belle , et des propos trop doux
Ont fait son cœur léger , même à côté de vous.
Votre mère est rieuse, et sa gaîté frivole
Sur mon trouble bâtit quelque histoire bien folle. ^
Je le vois à son rire , à son air triomphant ,
Et pourtant ce n'est rien qu'un souvenir d'enfant.
Ma Laure avait douze ans , j'étais jeune comme elle.
Je ne me souviens pas si Laure était bien belle ;
Laure était une enfant blonde , avec des yeux bleus
Qui me semblaient alors pensifs et sérieux.
Au bourg oil je naquis , bourg où ma mère est morte ,
Dès long-temps , nos parens demeuraient porte à porte ,
Ils étaient bons voisins, et nos mères souvent
L'une à l'autre en sortant confiaient leur enfant.
REVUE DE PARIS.
Nous étions tout petits et nous jouions ensemble.
Vint l'âge du collège , où l'on pleure et l'on tremble ;
Les vacances suivaient , jours de paresse et d'or;
Je rentrais chez ma m^re et nous jouions encor.
Une fois , la dernière, à la fin de septembre,
Elle , légère , svelte et fine comme l'ambre ,
Et moi joyeux, bruyant, je Tétais autrefois,
Nous avions épuisé tous nos jeux dans les bois ,
Sur la mer du jardin fait de grandes nacelles ;
Nous avions déniché de blanches tourterelles ,
Cueilli la clématite arborée aux vieux murs ,
Et de notre verger dérobé les fruits mûrs.
Nous nous étions tous deux assis, seuls, sur la pierre
'Bordant de nos maisons la porte hospitalière,
Et , joueurs obstinés , fatigués de nos jeux ,
Nous jouions avec l'air en y soufïlant tous deux.
Le soir vint ; avec lui vint aussi le silence ,
Mêlé des bruits lointains que la brise balance.
Nous nous taisions tous deux , et , la main dans la main ,
Pensions qu'il me fallait partir le lendemain.
L'espérance appartient même aux plus jeunes peines :
«c Tu reviendras, dit Laure, aux vacances prochaines,
Et tu verras alors, le matin nous jouerons ;
Mais le soir, si tu veux , ainsi nous causerons. »
Et nous n'avions rien dit , et je répondis : (c Laure ,
Oui... oui, le soir ainsi nous causerons encore. »
Je partis. Je revins après un an passé.
Quand ma mère et ma sœur m'eurent bien embrassé ,
Moi , je demandai Laure ; et , parlant de la sorte :
ti Comment, tu ne sais pas? la pauvre fille est morte ! »
Dit ma sœur. Et ma mère , avec un âir serein ,
Reprit : (t Sa mort nous a fait beaucoup de chagrin !
Allons , va t'habiller pour le bal qui commence. »
Puis , quand je fus le soir dans la salle où l'on danse ,
La mère de ma Laure accourut et me dit :
«t Ah ! te voilà. Bonjour ! Voyez comme il grandit. »
Moi , depuis le matin , j'avais sous ma paupière
Une larme de deuil , affreuse ! la première !
Et je cherchais un cœur où la verser. Mais rien.
336 REVUE DE PARIS.
EL cette larme alors retomba sur le mien.
Je fus chercher sa tombe afin de l'y répandre;
L'herbe couvrait sa tombe et vint me la défendre.
Je yardai ma douleur, ne sachant où pleurer.
Cette larme en mon cœur a donc dii demeurer ;
El lorsque je me trouble à votre nom de Laure
Prononcé devant moi, c'est qu'elle y treml)le encore.
C'est que ce fut alors, pour la première fois ,
Que j'entrevis le monde et compris bien sa voix ,
Voix qui dit que le temps , ce maître inexorable.
Ne laisse rien durer de ce qu'on croit durable ,
Et fait vite pousser, pour voiler sa rigueur.
L'herbe sur une tombe et l'oubli sur le cœur.
Frédéric Sollié.
THÉÂTRES. — PORTE-SAl?iT-MARTIN. — KARL OU le Châti-
Dient , diame en quatre actes, par MM. Lockroy et Anicet
Bourgeois. — L'Espagne est le pays des crimes , rAllemagne le
pays des remords. Un homme dont le crâne est plombé par un
beau soleil de Cadix se laisse aller auxdouceurs du meurtre. Le
lendemain , un nouveau soleil entrelient le feu de sa tète au
même degré de chaleur et torréfie tous ces germes de repentir
méditatif qui ne peuvent croître qu'en Saxe , en Bavière ou en
Hollande, patries des redingotes à brandel)ourgs, des enge-
lures et du remords. Karl, qui s'entend aux affaires de meur-
tres , se soumet à cette logique du théâtre qui n'admet pas un
Espagnol regrettant son crime et un Allemand sourd aux cris
de sa concience. Il tue fort proprement son ami Alfonsc, près
du château d'Almeïda , dans une partie de chasse , d'un couj) de
fusil; épouse sa femme , doua Juana ; adopte son fils Fernando ,
et vient cuver celle belle action en Norwége. Là il s'arrange
une vie suportable, une vie d'expiation; il fait enrager sa femme et
Fernando i)ar les brusqueries les plus folles. Son château est
noir , sordide , meublé de chaises fripées , éclairé à la chan-
delle , et il faut dire en passant que le matériel de la Porte-
Sainl-3Iarlin ajoute admirablement à celle couleur. Dans cette
retraite , composée d'un : alon fané de Lucrèce Borgia , d'une
chambre de Marie TiiiOR , d'un panneau de Richard d'Arling-
REVUE DE PASIS. ôô7
TON et d'une armoire des MALcoisTETis ,on pourrait devenir fou,
si l'on n'était criminel. Karl est simplement criminel, ennuyeux
et ennuyé. Sa femme a stéréotypé sur son visage une grimace
moitié espagnole, moitié Norwégienne , de l'effet le plus désa-
gréable. Toute la famille , couverte de fourrures , grelotte et
pleure sans cesse ; puis il y a des raccommodemens , des effu-
sions , des accolades à n'en plus finir. Dans le troisième acte ,
M"» Georges , dont la grimace est bien excusable quand on
songe à l'étrange manière d'être de son mari Karl , se précipite
au moins trois fois dans ses bras. C'est beaucoup pour M"e Geor-
ges, qui ne se précipite pas aussi facilement qu'ellele voudrait;
beaucoup surtout pour Lokroy, dont la frêle stature ne résiste
pas à de pareils assauts. M"" Georges, fortement emballée
dans une immense robe de satin blanc , bordée de cygne , roule
sur son pauvre Karl comme un vaste édredon. Dans les efforts
de cette scène éléphantique , l'édredon vient à crever, et les
débris légers de la fourrure voltigent sur les cheveux , sur la
barde et dans la gorge de Karl , qui se trouve anéanti , étouffé,
couvert de plumes , et ressemble à un cardeur de matelas.
Pour égayer cet intérieur pleurard et glacé, survient le
comte d'Almeïda ; il a quitté l'Espagne pour courir après le
meurtrier de son fils : Karl éprouve des remords si niais , si
expansifs , si grimaciers , qu'ils laisse bientôt percer à jour son
secret: le vieillard écoute ces demi-révélations en faisant aussi
une grimace inexprimable , et propose un duel à Karl; celui-ci
brise son épée et présente sa poitrine au comte qu'il trouve trop
cassé pour accepter le combat; le vieil Espagnol n'a plus
d'autre espoir qu'en Fernando , qu'il veut mettre aux prises
avec le meurtrier de son père. Doua Juana,dont la grimace
vient d'acquérir une intensité alarmante , fait asseoir son fils à
ses côtés, lui conte une histoire fort longue pour lui révéler que
Karl est son véritable père, et défend au jeune homme de
courir la chance d'un parricide. <; 11 est trop tard , ma mère,
je viens de le tuer. » C'est M"» Noblet, chargée du rôle de
Fernando , qui dit ce dernier mot avec une expression de can-
deur et d'effroi qui fait honneur à sa haute intelligence.
Les auteurs de ce drame ont voulu l'envelopper de terreur et
de fatalité. Ils n'ont réussi qu'à le couvrir d'une sorte de torpeur
fatigante comme les engourdissemens de l'opium ; il est décidé
358 REVUE DE PARIS.
à l'avance que Karl doit mourir par le duel ou le suicide ,
ou la justice humaine. Cette certitude accjuise , il est dur
de subir tous les monologues du meurtrier , de le suivre
dans les développemens psychologiques de sa position. Rien
n'est moins attendrissant que ces sanglots étouffés , ces
soulèvemens de poitrine, ces redressemens de cheveux et
ces longues enjambées : 11 n'y a lu aucun élément de pitié,
d'intérêt; et d'ailleurs, il y a long-temps que nous sommes
aguerris contre les remords de théâtre , la plus fausse , la
plus stérile, la plus énervante des inventions dramatiques,
quand elle se borne à des déclamations , à des cris , à des
explosions de conscience. L'œuvre de MM. Lockroy et Anicet
n'est d'aucun temps, d'aucune époque: pour toute couleur
locale , il y a des peaux de renard adaptées à des habits de
velours ; une misère froide , une tristesse souffreteuse régnent
dans cette famille fourrée; on croit qu'il y a des rats
dans les soUves du plafond et que les personnages n'ont pas
de chemise , les portes et les fenêtres s'ajustent aussi mal que
leur dialogue, et il ne fait pas plus clair dans leurs salons
que dans leurs âmes ; la pleurnicherie de Lockroy et les cris de
M^'o Georges leur ont pourtant valu une de ces ovations que
M. Harel a consacrées comme sur'etitr'actes : on les a rede-
mandés , et avec eux 31"" N oblet , qui le méritait bien.
Vaudeville — LES boudeurs. —Les feuilletonistes sont sur
les dents :Ies théâtres courent la poste, et la critique ne peut les
suivre. Coup sur coup les premières représentations se succèdent.
Après la chasse aux maris voici les boudeurs, petite pièce
de circonstance, tableau de mœurs pohtiques, que M. de
Longpré destinait , dit-on , au Théâtre-Français , et qu'il a
fallu chausser de couplets pour lui faire traverser le ruisseau
de la rue Saint-Honoré. Ce tire de boudeurs fait assez pressen-
tir un tableau des rancunes aristocratiques du faubourg Saint-
Germain contre le gouvernement actuel: un marquis de Fer-
ville et un baron de Monricard s'ennuient à la campagne avec
leurs femmes et leurs filles , qui ne s'amusent guère: unhomme
de transaction , un roué politique, leur tourne si bienla tête,
qu'ils envoient au diable leurs bouderies, leurs résolutions,
et se commandent des habits à la française pour le bal de la
cour citoyenne : du même coup , il fait conclure le mariage de
REVUE DE PARIS. Ô39
son neveu avec M"" Louise, fille de la marquise boudeuse :
ce petit proverbe , dont l'action est claire et transparente com-
me une toile d'araignée , est traité avec infiniment de goftt et
de délicatesse. On applaudissait à une foule de mots spirituels ,
jetés sur des scènes d'un bon comique, et surtout à la création
d'un personnage, assez commun dans notre nouvelle société.
C'est un capitaine delà garde nationale, qui prend très au sé-
rieux ses épaulottes , et dont la femme dit : notre compagnie ,
notre bataillon. — Nous tlomierons notre démission, nous
allons à la cour, etc. Nous recommandons les eoudecrs au
public qui aime l'esprit distingué , et s'amuse des sarcasmes
qui n'arrivent jamais à la grossièreté. Les griselles qui aiment
l'uniforme sont prévenues que M. Brindot paraît au dernier
acte en officier du 4« régiment de hussards: dolirnan et pelisse
rouges, pantalon bleu de ciel, tresses et corde ù fourrage d'ar-
gent, éperons noirs.
— GYMNASE. — U>E CHAUMIÈRE ET SON COEUR ! Ce poiut d'CX-
clamation est sur l'affiche , je vous en préviens ; il doit être du
fait de M. Poirson, le directeur-affiche, l'homme des lettres
capitales , des lettres grasses et des italiques. Si par un re-
tour de fortune le Gymnase venait à perdre sa clientèle de
clercs dévoués et qu'il fallût à tout prix la rappeler , l'affiche
de son théâtre serait un jour ainsi composée: Théâtre du
Gymnase Dramatique , dirigé par M. Poirson-Delestre ,
chevalier de la Légion-d!' Honneur, ayant calèche, coupé, et
portant lunettes. Quel que soit le sens de ce point d'admira-
tion, laissons-en l'honneur ù qui l'a inventé. M. Poirson peut
même , s'il lui convient , le transposer et le placer après le nom
de M. Scribe; nous n'y verrons qu'un acte de reconnaissance
envers l'auteur qui a fait sa fortune , et lui a donné un attelage
et des lunettes d'or.
C'est un parti pris ; nous allons voir tomber un à un tous
les préjugés romanesques ; M. Scribe s'est fait le chef d'une
bande noire qui va mettre le maiteau dans l'édifice de la sen-
timentalité et coucher sur le sol les débris de la passion de con-
vention. Être aimé ou mourir est le premier coup portéàl'aw-
ioMjsme , qui a passé du théâtre dans le monde. Une chaumière
ET SON coeur est une critique des mœurs désintéressées et pro-
létaires de ces amours qui foulent aux pieds le rang et les
340 REVUE DE PARIS.
guinées , qui brisent des blasons et répondent à tout : Qu'est-
ce que cela me fait, à moi ?
Un Anglais riche, comme le sont tous les Anglais, au théâtre
en général , et au Gymnase en particulier , enlève , en voya-
geant sur les grandes routes, une petite fille de douze ans, jolie,
appétissante comme la mousse d'un verre de porter, qui jouait,
sautillait , pétillait devant un cottage ; pur caprice d'Anglais
qui aime les jolis enfans , comme un joli boule-dogue , comme
un joli poney. Cette petite fille a grandi ; ses dix-huit ans ont
sonné. Lord Wolsey, un jour qu'il était en culotte courte et
que les mailles de son bas transparent laissaient entrevoir la
chair de ses mollets , fait asseoir Jenny , s'assied près d'elle ,
lui prend la main gauche , la regrrde entre les deux yeux et
lui dit : « Je veux vous épouser. » Jenny retire sa main et de-
mande à réfléchir. Lord Wolsey, qui veut utiliser sa toilette et
produu'e quelque part des effets de culotte courte , va passer
la soirée dans une réunion. Jenny, seule , rappelle un à un tous
ses souvenirs d'enfance , se demande s'il n'y a pas dans le monde
un être qu'elle aime mieux que son protecteur , et se souvient
à propos qu'elle a barboté dans les mares d'une ferme avec un
jeune polisson nommé John Gripp. Son imagination grandit cet
individu, le façonne, l'embellit, l'orne de raille quahtés agrestes
et honorables ; il faut qu'elle le voie , l'embrasse , l'aime et l'é-
pouse . Lord Wolsey , son luxe , ses chevaux , sa maison ,
qu'est-ce que cela lui fait, à elle ? Donc , en pleine nuit , elle
s'échappe du château et court à la taverne , où bien certaine-
ment John Gripp l'attend tous les jours ; mais John Gripp est
un atroce marchand de bœufs; mais John Gripp sent le suif,
jure, sacre, boit , corrompt des intendans pour attraper des
fermages , perd tout son argent au jeu ; John Gripp enfin est un
paysan madré , brutal, avide, qui va épouser la maîtresse de
la taverne où Jenny s'est présentée pour être servante.
Autre escapade. Jenny laisse là son Gripp , se sauve par une
fenêtre et retourne au château , et à lord Wolsey , qui a tout
appris. Celui-ci, délicat outre mesure , veut absohiment faire
de Jenny madame Gripp. Avez-vous remarqué qu'au théâtre
on nous donne des Anglais idéalement généreux, résolument
suicides quand on n'en fait pas des êtres parfaitement ridicules,
des éléphans gloutons qui demandent toujours des beef steaks ,
REVUE DE PARIS. 341
en disant: Je vouloir des pommes de terre beaiecoup fort.
Jenny se défend comme elle peut de celte générosité qui lui fait
lioireiir, et fait comprendre enlin à lordWolsey que c'est lui qu'elle
veut épouser, lui et son château, et sa riche vaisselle , etson linge
odorant, et ses chevaux, et sa culotte courte, et ses bas à jour.
M"e Sauvage , petite salamandre sortie vivante des débris
fumans de la Ga//é-Pixérécourt, et qui n'a pas voulu s'engager
avec la Ga?Vé-Bernard-Léon, a débuté dans cette pièce com-
posée pour elle par MM. Scribe et Laforét: son intelligence si
line et si délicate l'a bien vite initiée aux petits secrets de l'art
dramatitiue qui règne au Gymnase. Elle a été distinguée et
spirituelle surtout dans celte scène de désenchantement où la
grossièreté de John Gripp la dégoûte pour jamais des inclina-
lions de chaumière: la décence et la sensibilité mesurée de son
jeu ont jeté du charme sur les scènes du 1<='' et du 2<= actes.
Boutié s'est donné dans le rôle de John Grii)p des allures de
rustaud fort comiques.
Le succès de cette pièce a été consacré à la première repré-
sentation par des applaudissemens partis de bonne source. Un
siffiet systématique a seul troublé le couplet linal ; mais une
trenlaine de lutteurs du parterre ont livré combat à cet oppo-
sant déterminé. Un instant sa vie a été en danger, malgré sa
bonne contenance. Je préférerais la position de l'ours Carpo-
/flm, harcelé par les cent dogues de la barrière du combat, à
celle de ce courageux citoyen.
On a fait à cette pièce le reproche de ressembler, quant à
la donnée, aux premières amours, deM. Scribe. Ce n'est peut-
être là qu'une chicane , tant les détails diffèrent, tant les effets
employés cette fois sont nouveaux et piquans. Nous ne savons
pas quelle est la part des deux auteurs ; mais à coup sûr
M. Scribe a dû s'applaudir de l'adjonction d'un collaborateur
qui a dépensé dans le feuilleton d'un journal important beau-
coup d'esprit et d'invention.
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Les Piédicaleurs du Carême, par M. Philarète Chasles . îî
Théâtre-Français. — Jngelo Malipieri, de M. Victor
Hugo , par M. A. Granier de Cassagnac 24
Challcrton et le moine Rowley , par M. G. Goqiierel . . 41
Le Château d'Écouen , par 3L Léon Gozlan 58
Variations de rÉglise française , par M. Marc Ogier . . 112
Italie. — Un Dimanche à la Villa Catalani, par M. Méry . 120
Les Vaudevillistes, par 31. Paul Vermond 154
L'Égoïsme et la Peur , par M. Antoni Deschamps . . . ISO
De la Langue et des Styles , par M. A. Granier de Cas-
sagnac 135
Visite à Abbotsford , par M. Washington Irving. . . . 160
André, — Léoni , de George Sang, par M. Ad. Guéroult . 18G
Les Femmes poètes au dix-neuvième siècle , M"'" Tastu ,
par M. Antoine de Latour 200
Huit jours au château de Montfîllon , par M. Frédéric
Soulié 214
Musique. — Variétés, par M. Castil-Blaze 266
Au-delà du Rhin , par Lerminier , ( Extrait de la Revue
des Deux-Mondes.) 27î)
Lucie , élégie , par Alfred de Musset. (Extrait de la
Revue des Deux-Mondes.) 320
Chronique , . 524